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Version 1.1, Aout 1999
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----------------------- FIN DE LA LICENCE ABU --------------------------------
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<IDENT educati>
<IDENT_AUTEURS flaubertg>
<IDENT_COPISTES maretv>
<ARCHIVE http://abu.cnam.fr/>
<VERSION 1>
<DROITS 0>
<TITRE L'Education Sentimentale>
<GENRE prose>
<AUTEUR Flaubert, Gustave>
<COPISTE Vincent Maret>
<NOTESPROD>
Cette édition de _L'Education Sentimentale_ a pour origine la version html
mise en circulation par le site textuel « Alexandrie ». Après sa
disparition, dans le courant de 1998, on a pu regretter que la communauté
francophone ne dispose plus d'une version électronique de ce roman
L'ABU reprend, après l'avoir relu et corrigé, la version Alexandrie.
</NOTESPROD>
----------------------- FIN DE L'EN-TETE --------------------------------
------------------------- DEBUT DU FICHIER educati1 --------------------------------
Flaubert
L'Education Sentimentale
PREMIERE PARTIE
------------------------------------------------------
Chapitre 1
------------------------------------------------------
Le 15 septembre
1840, vers six heures du matin, la Ville-de-Montereau , près de partir,
fumait à gros tourbillons devant le quai Saint-Bernard.
Des gens
arrivaient hors d'haleine ; des barriques, des câbles, des corbeilles de linge
gênaient la circulation ; les matelots ne répondaient à personne ; on se
heurtait ; les colis montaient entre les deux tambours, et le tapage s'absorbait
dans le bruissement de la vapeur, qui, s'échappant par des plaques de tôle,
enveloppait tout d'une nuée blanchâtre, tandis que la cloche, à l'avant, tintait
sans discontinuer.
Enfin le navire partit ; et les deux berges, peuplées
de magasins, de chantiers et d'usines, filèrent comme deux larges rubans que
l'on déroule.
Un jeune homme de dix-huit ans, à longs cheveux et qui
tenait un album sous son bras, restait auprès du gouvernail, immobile. A travers
le brouillard, il contemplait des clochers, des édifices dont il ne savait pas
les noms ; puis il embrassa, dans un dernier coup d'oeil, l'île Saint-Louis, la
Cité, Notre-Dame ; et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un grand soupir.
M. Frédéric Moreau, nouvellement reçu bachelier, s'en retournait à
Nogent-sur-Seine, où il devait languir pendant deux mois, avant d'aller faire
son droit . Sa mère, avec la somme indispensable, l'avait envoyé au Havre
voir un oncle, dont elle espérait, pour lui, l'héritage ; il en était revenu la
veille seulement ; et il se dédommageait de ne pouvoir séjourner dans la
capitale, en regagnant sa province par la route la plus longue.
Le
tumulte s'apaisait ; tous avaient pris leur place ; quelques-uns, debout, se
chauffaient autour de la machine, et la cheminée crachait avec un râle lent et
rythmique son panache de fumée noire ; des gouttelettes de rosée coulaient sur
les cuivres ; le pont tremblait sous une petite vibration intérieure, et les
deux roues, tournant rapidement, battaient l'eau.
La rivière était
bordée par des grèves de sable. On rencontrait des trains de bois qui se
mettaient à onduler sous le remous des vagues, ou bien, dans un bateau sans
voiles, un homme assis pêchait ; puis les brumes errantes se fondirent, le
soleil parut, la colline qui suivait à droite le cours de la Seine peu à peu
s'abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.
Des arbres la couronnaient parmi des maisons basses couvertes de toits à
l'italienne. Elles avaient des jardins en pente que divisaient des murs neufs,
des grilles de fer, des gazons, des serres chaudes, et des vases de géraniums,
espacés régulièrement sur des terrasses où l'on pouvait s'accouder. Plus d'un,
en apercevant ces coquettes résidences, si tranquilles, enviait d'en être le
propriétaire, pour vivre là jusqu'à la fin de ses jours, avec un bon billard,
une chaloupe, une femme ou quelque autre rêve. Le plaisir tout nouveau d'une
excursion maritime facilitait les épanchements. Déjà les farceurs commençaient
leurs plaisanteries. Beaucoup chantaient. On était gai. Il se versait des petits
verres.
Frédéric pensait à la chambre qu'il occuperait là-bas, au plan
d'un drame, à des sujets de tableaux, à des passions futures. Il trouvait que le
bonheur mérité par l'excellence de son âme tardait à venir. Il se déclama des
vers mélancoliques ; il marchait sur le pont à pas rapides ; il s'avança
jusqu'au bout, du côté de la cloche ; -- et, dans un cercle de passagers et de
matelots, il vit un monsieur qui contait des galanteries à une paysanne, tout en
lui maniant la croix d'or qu'elle portait sur la poitrine. C'était un gaillard
d'une quarantaine d'années, à cheveux crépus. Sa taille robuste emplissait une
jaquette de velours noir, deux émeraudes brillaient à sa chemise de batiste, et
son large pantalon blanc tombait sur d'étranges bottes rouges, en cuir de
Russie, rehaussées de dessins bleus.
La présence de Frédéric ne le
dérangea pas. Il se tourna vers lui plusieurs fois, en l'interpellant par des
clins d'oeil ; ensuite il offrit des cigares à tous ceux qui l'entouraient.
Mais, ennuyé de cette compagnie, sans doute, il alla se mettre plus loin.
Frédéric le suivit.
La conversation roula d'abord sur les différentes
espèces de tabacs, puis, tout naturellement, sur les femmes. Le monsieur en
bottes rouges donna des conseils au jeune homme ; il exposait des théories,
narrait des anecdotes, se citait lui-même en exemple, débitant tout cela d'un
ton paterne, avec une ingénuité de corruption divertissante.
Il était
républicain ; il avait voyagé, il connaissait l'intérieur des théâtres, des
restaurants, des journaux, et tous les artistes célèbres, qu'il appelait
familièrement par leurs prénoms ; Frédéric lui confia bientôt ses projets ; il
les encouragea.
Mais il s'interrompit pour observer le tuyau de la
cheminée, puis il marmotta vite un long calcul, afin de savoir " combien chaque
coup de piston, à tant de fois par minute, devait, etc. " . -- Et, la somme
trouvée, il admira beaucoup le paysage. Il se disait heureux d'être échappé aux
affaires.
Frédéric éprouvait un certain respect pour lui, et ne résista
pas à l'envie de savoir son nom. L'inconnu répondit tout d'une haleine :
-- " Jacques Arnoux propriétaire de l'Art industriel , boulevard
Montmartre. "
Un domestique ayant un galon d'or à la casquette vint lui
dire :
-- " Si Monsieur voulait descendre ? Mademoiselle pleure. "
Il disparut.
L' Art industriel était un établissement
hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric
avait vu ce titre- là, plusieurs fois, à l'étalage du libraire de son pays
natal, sur d'immenses prospectus, où le nom de Jacques Arnoux se développait
magistralement.
Le soleil dardait d'aplomb, en faisant reluire les
gabillots de fer autour des mâts, les plaques du bastingage et la surface de
l'eau ; elle se coupait à la proue en deux sillons, qui se déroulaient jusqu'au
bord des prairies. A chaque détour de la rivière, on retrouvait le même rideau
de peupliers pâles. La campagne était toute vide. Il y avait dans le ciel de
petits nuages blancs arrêtés, et l'ennui, vaguement répandu, semblait alanguir
la marche du bateau et rendre l'aspect des voyageurs plus insignifiant encore.
A part quelques bourgeois, aux Premières, c'étaient des ouvriers, des
gens de boutique avec leurs femmes et leurs enfants. Comme on avait coutume
alors de se vêtir sordidement en voyage, presque tous portaient de vieilles
calottes grecques ou des chapeaux déteints, de maigres habits noirs râpés par le
frottement du bureau, ou des redingotes ouvrant la capsule de leurs boutons pour
avoir trop servi au magasin ; çà et là, quelque gilet à châle laissait voir une
chemise de calicot, maculée de café ; des épingles de chrysocale piquaient des
cravates en lambeaux ; des sous-pieds cousus retenaient des chaussons de lisière
; deux ou trois gredins qui tenaient des bambous à ganse de cuir lançaient des
regards obliques, et des pères de famille ouvraient de gros yeux, en faisant des
questions. Ils causaient debout, ou bien accroupis sur leurs bagages ; d'autres
dormaient dans des coins ; plusieurs mangeaient. Le pont était sali par des
écales de noix, des bouts de cigares, des pelures de poires, des détritus de
charcuterie apportée dans du papier ; trois ébénistes, en blouse, stationnaient
devant la cantine ; un joueur de harpe en haillons se reposait, accoudé sur son
instrument ; on entendait par intervalles le bruit du charbon de terre dans le
fourneau, un éclat de voix, un rire ; et le capitaine, sur la passerelle,
marchait d'un tambour à l'autre, sans s'arrêter. Frédéric, pour rejoindre sa
place, poussa la grille des Premières, dérangea deux chasseurs avec leurs
chiens.
Ce fut comme une apparition :
Elle était assise, au
milieu du banc, toute seule ; ou du moins il ne distingua personne, dans
l'éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. En même temps qu'il passait, elle
leva la tête ; il fléchit involontairement les épaules ; et, quand il se fut mis
plus loin, du même côté, il la regarda.
Elle avait un large chapeau de
paille, avec des rubans roses qui palpitaient au vent derrière elle. Ses
bandeaux noirs, contournant la pointe de ses grands sourcils, descendaient très
bas et semblaient presser amoureusement l'ovale de sa figure. Sa robe de
mousseline claire, tachetée de petits pois, se répandait à plis nombreux. Elle
était en train de broder quelque chose ; et son nez droit, son menton, toute sa
personne se découpait sur le fond de l'air bleu.
Comme elle gardait la
même attitude, il fit plusieurs tours de droite et de gauche pour dissimuler sa
manoeuvre ; puis il se planta tout près de son ombrelle, posée contre le banc,
et il affectait d'observer une chaloupe sur la rivière.
Jamais il
n'avait vu cette splendeur de sa peau brune, la séduction de sa taille, ni cette
finesse des doigts que la lumière traversait. Il considérait son panier à
ouvrage avec ébahissement, comme une chose extraordinaire. Quels étaient son
nom, sa demeure, sa vie, son passé ? Il souhaitait connaître les meubles de sa
chambre, toutes les robes qu'elle avait portées, les gens qu'elle fréquentait ;
et le désir de la possession physique même disparaissait sous une envie plus
profonde, dans une curiosité douloureuse qui n'avait pas de limites.
Une
négresse, coiffée d'un foulard, se présenta, en tenant par la main une petite
fille, déjà grande. L'enfant, dont les yeux roulaient des larmes, venait de
s'éveiller. Elle la prit sur ses genoux. " Mademoiselle n'était pas sage,
quoiqu'elle eût sept ans bientôt ; sa mère ne l'aimerait plus ; on lui
pardonnait trop ses caprices. " Et Frédéric se réjouissait d'entendre ces
choses, comme s'il eût fait une découverte, une acquisition.
Il la
supposait d'origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles
cette négresse avec elle ?
Cependant, un long châle à bandes violettes
était placé derrière son dos, sur le bordage de cuivre. Elle avait dû, bien des
fois, au milieu de la mer, durant les soirs humides, en envelopper sa taille,
s'en couvrir les pieds, dormir dedans ! Mais, entraîné par les franges, il
glissait peu à peu, il allait tomber dans l'eau ; Frédéric fit un bond et le
rattrapa. Elle lui dit :
-- " Je vous remercie, monsieur. "
Leurs yeux se rencontrèrent.
-- " Ma femme, es-tu prête ? " cria
le sieur Arnoux, apparaissant dans le capot de l'escalier.
Mlle Marthe
courut vers lui, et, cramponnée à son cou, elle tirait ses moustaches. Les sons
d'une harpe retentirent, elle voulut voir la musique ; et bientôt le joueur
d'instrument, amené par la négresse, entra dans les Premières. Arnoux le
reconnut pour un ancien modèle ; il le tutoya, ce qui surprit les assistants.
Enfin le harpiste rejeta ses longs cheveux derrière ses épaules, étendit les
bras et se mit à jouer.
C'était une romance orientale, où il était
question de poignards, de fleurs et d'étoiles. L'homme en haillons chantait cela
d'une voix mordante ; les battements de la machine coupaient la mélodie à fausse
mesure ; il pinçait plus fort : les cordes vibraient, et leurs sons métalliques
semblaient exhaler des sanglots, et comme la plainte d'un amour orgueilleux et
vaincu. Des deux côtés de la rivière, des bois s'inclinaient jusqu'au bord de
l'eau ; un courant d'air frais passait ; Mme Arnoux regardait au loin d'une
manière vague. Quand la musique s'arrêta, elle remua les paupières plusieurs
fois, comme si elle sortait d'un songe.
Le harpiste s'approcha d'eux,
humblement. Pendant qu'Arnoux cherchait de la monnaie, Frédéric allongea vers la
casquette sa main fermée, et, l'ouvrant avec pudeur, il y déposa un louis d'or.
Ce n'était pas la vanité qui le poussait à faire cette aumône devant elle, mais
une pensée de bénédiction où il l'associait, un mouvement de coeur presque
religieux.
Arnoux, en lui montrant le chemin, l'engagea cordialement à
descendre. Frédéric affirma qu'il venait de déjeuner ; il se mourait de faim, au
contraire ; et il ne possédait plus un centime au fond de sa bourse.
Ensuite il songea qu'il avait bien le droit, comme un autre, de se tenir
dans la chambre.
Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un
garçon de café circulait ; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite ; il
s'assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se
trouvait là.
Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons.
Leur voyage en Suisse durerait un mois. Mme Arnoux blâma son mari de sa
faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans
doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le
rideau de la fenêtre.
Le plafond, bas et tout blanc, rabattait une
lumière crue. Frédéric, en face, distinguait l'ombre de ses cils. Elle trempait
ses lèvres dans son verre, cassait un peu de croûte entre ses doigts ; le
médaillon de lapis- lazuli, attaché par une chaînette d'or à son poignet, de
temps à autre sonnait contre son assiette. Ceux qui étaient là, pourtant,
n'avaient pas l'air de la remarquer.
Quelquefois, par les hublots, on
voyait glisser le flanc d'une barque qui accostait le navire pour prendre ou
déposer des voyageurs. Les gens attablés se penchaient aux ouvertures et
nommaient les pays riverains.
Arnoux se plaignait de la cuisine : il se
récria considérablement devant l'addition, et il la fit réduire. Puis il emmena
le jeune homme à l'avant du bateau pour boire des grogs. Mais Frédéric s'en
retourna bientôt sous la tente, où Mme Arnoux était revenue. Elle lisait un
mince volume à couverture grise. Les deux coins de sa bouche se relevaient par
moments, et un éclair de plaisir illuminait son front. Il jalousa celui qui
avait inventé ces choses dont elle paraissait occupée. Plus il la contemplait,
plus il sentait entre elle et lui se creuser des abîmes. Il songeait qu'il
faudrait la quitter tout à l'heure, irrévocablement, sans en avoir arraché une
parole, sans lui laisser même un souvenir !
Une plaine s'étendait à
droite ; à gauche un herbage allait doucement rejoindre une colline, où l'on
apercevait des vignobles, des noyers, un moulin dans la verdure, et des petits
chemins au-delà, formant des zigzags sur la roche blanche qui touchait au bord
du ciel. Quel bonheur de monter côte à côte, le bras autour de sa taille,
pendant que sa robe balayerait les feuilles jaunies, en écoutant sa voix, sous
le rayonnement de ses yeux ! Le bateau pouvait s'arrêter, ils n'avaient qu'à
descendre ; et cette chose bien simple n'était pas plus facile, cependant, que
de remuer le soleil !
Un peu plus loin, on découvrit un château, à toit
pointu, avec des tourelles carrées. Un parterre de fleurs s'étalait devant sa
façade ; et des avenues s'enfonçaient, comme des voûtes noires, sous les hauts
tilleuls. Il se la figura passant au bord des charmilles. A ce moment, une jeune
dame et un jeune homme se montrèrent sur le perron, entre les caisses
d'orangers. Puis tout disparut.
La petite fille jouait autour de lui.
Frédéric voulut la baiser. Elle se cacha derrière sa bonne ; sa mère la gronda
de n'être pas aimable pour le monsieur qui avait sauvé son châle. Etait-ce une
ouverture indirecte ?
-- " Va-t-elle enfin me parler ? " se
demandait-il.
Le temps pressait. Comment obtenir une invitation chez
Arnoux ? Et il n'imagina rien de mieux que de lui faire remarquer la couleur de
l'automne, en ajoutant :
-- " Voilà bientôt l'hiver, la saison des bals
et des dîners ! "
Mais Arnoux était tout occupé de ses bagages. La côte
de Surville apparut, les deux ponts se rapprochaient, on longea une corderie,
ensuite une rangée de maisons basses ; il y avait, en dessous, des marmites de
goudron, des éclats de bois ; et des gamins couraient sur le sable, en faisant
la roue. Frédéric reconnut un homme avec un gilet à manches, il lui cria :
-- " Dépêche-toi. "
On arrivait. Il chercha péniblement Arnoux
dans la foule des passagers, et l'autre répondit en lui serrant la main :
-- " Au plaisir, cher monsieur ! "
Quand il fut sur le quai,
Frédéric se retourna. Elle était près du gouvernail, debout. Il lui envoya un
regard où il avait tâché de mettre toute son âme ; comme s'il n'eût rien fait,
elle demeura immobile. Puis, sans égard aux salutations de son domestique :
-- " Pourquoi n'as-tu pas amené la voiture jusqu'ici ? "
Le
bonhomme s'excusait.
-- " Quel maladroit ! Donne-moi de l'argent ! " Et
il alla manger dans une auberge.
Un quart d'heure après, il eut envie
d'entrer comme par hasard dans la cour des diligences. Il la verrait encore,
peut-être ?
-- " A quoi bon ? " se dit-il.
Et l'américaine
l'emporta. Les deux chevaux n'appartenaient pas à sa mère. Elle avait emprunté
celui de M. Chambrion, le receveur, pour l'atteler auprès du sien. Isidore,
parti la veille, s'était reposé à Bray jusqu'au soir et avait couché à
Montereau, si bien que les bêtes rafraîchies, trottaient lestement.
Des
champs moissonnés se prolongeaient à n'en plus finir. Deux lignes d'arbres
bordaient la route, les tas de cailloux se succédaient ; et peu à peu,
Villeneuve-Saint-Georges, Ablon, Châtillon, Corbeil et les autres pays, tout son
voyage lui revint à la mémoire, d'une façon si nette qu'il distinguait
maintenant des détails nouveaux, des particularités plus intimes ; sous le
dernier volant de sa robe, son pied passait dans une mince bottine en soie, de
couleur marron ; la tente de coutil formait un large dais sur sa tête, et les
petits glands rouges de la bordure tremblaient à la brise, perpétuellement.
Elle ressemblait aux femmes des livres romantiques. Il n'aurait voulu
rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L'univers venait tout à coup de
s'élargir. Elle était le point lumineux où l'ensemble des choses convergeait ;
et, bercé par le mouvement de la voiture, les paupières à demi closes, le regard
dans les nuages, il s'abandonnait à une joie rêveuse et infinie.
A Bray,
il n'attendit pas qu'on eût donné l'avoine, il alla devant, sur la route, tout
seul. Arnoux l'avait appelée " Marie ! " Il cria très haut " Marie ! " Sa voix
se perdit dans l'air.
Une large couleur de pourpre enflammait le ciel à
l'occident. De grosses meules de blé, qui se levaient au milieu des chaumes,
projetaient des ombres géantes. Un chien se mit à aboyer dans une ferme, au
loin. Il frissonna, pris d'une inquiétude sans cause.
Quand Isidore
l'eut rejoint, il se plaça sur le siège pour conduire. Sa défaillance était
passée. Il était bien résolu à s'introduire, n'importe comment, chez les Arnoux,
et à se lier avec eux. Leur maison devait être amusante, Arnoux lui plaisait
d'ailleurs ; puis, qui sait ? Alors, un flot de sang lui monta au visage : ses
tempes bourdonnaient, il fit claquer son fouet, secoua les rênes, et il menait
les chevaux d'un tel train, que le vieux cocher répétait :
-- "
Doucement ! mais doucement ! vous les rendrez poussifs. "
Peu à peu
Frédéric se calma, et il écouta parler son domestique.
On attendait
Monsieur avec grande impatience. Mlle Louise avait pleuré pour partir dans la
voiture.
-- " Qu'est-ce donc, Mlle Louise ? "
-- " La petite à
M. Roque, vous savez ? "
-- " Ah ! j'oubliais ! " répliqua Frédéric,
négligemment.
Cependant, les deux chevaux n'en pouvaient plus. Ils
boitaient l'un et l'autre ; et neuf heures sonnaient à Saint-Laurent lorsqu'il
arriva sur la place d'Armes, devant la maison de sa mère. Cette maison,
spacieuse, avec un jardin donnant sur la campagne, ajoutait à la considération
de Mme Moreau, qui était la personne du pays la plus respectée.
Elle
sortait d'une vieille famille de gentilshommes, éteinte maintenant. Son mari, un
plébéien que ses parents lui avaient fait épouser, était mort d'un coup d'épée,
pendant sa grossesse, en lui laissant une fortune compromise. Elle recevait
trois fois la semaine et donnait de temps à autre un beau dîner. Mais le nombre
des bougies était calculé d'avance, et elle attendait impatiemment ses fermages.
Cette gêne, dissimulée comme un vice, la rendait sérieuse. Cependant, sa vertu
s'exerçait sans étalage de pruderie, sans aigreur. Ses moindres charités
semblaient de grandes aumônes. On la consultait sur le choix des domestiques,
l'éducation des jeunes filles, l'art des confitures, et Monseigneur descendait
chez elle, dans ses tournées épiscopales.
Mme Moreau nourrissait une
haute ambition pour son fils. Elle n'aimait pas à entendre blâmer le
Gouvernement, par une sorte de prudence anticipée. Il aurait besoin de
protections d'abord ; puis, grâce à ses moyens, il deviendrait conseiller
d'Etat, ambassadeur, ministre. Ses triomphes au collège de Sens légitimaient cet
orgueil ; il avait remporté le prix d'honneur.
Quand il entra dans le
salon, tous se levèrent à grand bruit, on l'embrassa ; et avec les fauteuils et
les chaises on fit un large demi-cercle autour de la cheminée. M. Gamblin lui
demanda immédiatement son opinion sur Mme Lafarge. Ce procès, la fureur de
l'époque, ne manqua pas d'amener une discussion violente ; Mme Moreau l'arrêta,
au regret toutefois de M. Gamblin ; il la jugeait utile pour le jeune homme, en
sa qualité de futur jurisconsulte, et il sortit du salon, piqué.
Rien ne
devait surprendre dans un ami du père Roque ! A propos du père Roque, on parla
de M. Dambreuse, qui venait d'acquérir le domaine de la Fortelle. Mais le
Percepteur avait entraîné Frédéric à l'écart, pour savoir ce qu'il pensait du
dernier ouvrage de M. Guizot. Tous désiraient connaître ses affaires ; et Mme
Benoît s'y prit adroitement en s'informant de son oncle. Comment allait ce bon
parent ? Il ne donnait plus de ses nouvelles. N'avait-il pas un arrière-cousin
en Amérique ?
La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était
servi. On se retira, par discrétion. Puis, dès qu'ils furent seuls, dans la
salle, sa mère lui dit, à voix basse :
-- " Eh bien ? "
Le
vieillard l'avait reçu très cordialement, mais sans montrer ses intentions.
Mme Moreau soupira.
-- " Où est-elle, à présent ? " songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute, elle
appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie.
Ils montaient
dans leurs chambres quand un garçon du Cygne de la Croix apporta un
billet.
-- " Qu'est-ce donc ? "
-- " C'est Deslauriers qui a
besoin de moi " , dit-il.
-- " Ah ! ton camarade ! " fit Mme Moreau avec
un ricanement de mépris. " L'heure est bien choisie, vraiment ! "
Frédéric hésitait. Mais l'amitié fut plus forte. Il prit son chapeau.
-- " Au moins, ne sois pas longtemps ! " lui dit sa mère.
Chapitre II. ------------------------------------------------------
Le père de Charles Deslauriers, ancien capitaine de ligne,
démissionnaire en 1818, était revenu se marier à Nogent, et, avec l'argent de la
dot, avait acheté une charge d'huissier, suffisant à peine pour le faire vivre.
Aigri par de longues injustices, souffrant de ses vieilles blessures, et
toujours regrettant l'Empereur, il dégorgeait sur son entourage les colères qui
l'étouffaient. Peu d'enfants furent plus battus que son fils. Le gamin ne cédait
pas, malgré les coups. Sa mère, quand elle tâchait de s'interposer, était
rudoyée comme lui. Enfin le Capitaine le plaça dans son étude, et tout le long
du jour, il le tenait courbé sur son pupitre, à copier des actes, ce qui lui
rendit l'épaule droite visiblement plus forte que l'autre.
En 1833,
d'après l'invitation de M. le président, le Capitaine vendit son étude. Sa femme
mourut d'un cancer. Il alla vivre à Dijon ; ensuite il s'établit marchand
d'hommes à Troyes ; et, ayant obtenu pour Charles une demi-bourse, le mit au
collège de Sens, où Frédéric le reconnut. Mais l'un avait douze ans, l'autre
quinze ; d'ailleurs, mille différences de caractère et d'origine les séparaient.
Frédéric possédait dans sa commode toutes sortes de provisions, des
choses recherchées, un nécessaire de toilette, par exemple. Il aimait à dormir
tard le matin, à regarder les hirondelles, à lire des pièces de théâtre, et,
regrettant les douceurs de la maison, il trouvait rude la vie de collège.
Elle semblait bonne au fils de l'huissier. Il travaillait si bien, qu'au
bout de la seconde année, il passa dans la classe de Troisième. Cependant, à
cause de sa pauvreté, ou de son humeur querelleuse, une sourde malveillance
l'entourait. Mais un domestique, une fois, l'ayant appelé enfant de gueux, en
pleine cour des Moyens, il lui sauta à la gorge et l'aurait tué, sans trois
maîtres d'études qui intervinrent. Frédéric, emporté d'admiration, le serra dans
ses bras. A partir de ce jour, l'intimité fut complète. L'affection d'un grand,
sans doute, flatta la vanité du petit, et l'autre accepta comme un bonheur ce
dévouement qui s'offrait.
Son père, pendant les vacances, le laissait au
collège. Une traduction de Platon ouverte par hasard l'enthousiasma. Alors il
s'éprit d'études métaphysiques ; et ses progrès furent rapides, car il les
abordait avec des forces jeunes et dans l'orgueil d'une intelligence qui
s'affranchit ; Jouffroy, Cousin, Laromiguière, Malebranche, les Ecossais, tout
ce que la bibliothèque contenait y passa. Il avait eu besoin d'en voler la clef
pour se procurer des livres.
Les distractions de Frédéric étaient moins
sérieuses. Il dessina dans la rue des Trois-Rois la généalogie du Christ,
sculptée sur un poteau, puis le portail de la cathédrale. Après les drames moyen
âge, il entama les mémoires : Froissart, Comines, Pierre de l'Estoile, Brantôme.
Les images que ces lectures amenaient à son esprit l'obsédaient si fort,
qu'il éprouvait le besoin de les reproduire. Il ambitionnait d'être un jour le
Walter Scott de la France. Deslauriers méditait un vaste système de philosophie,
qui aurait les applications les plus lointaines.
Ils causaient de tout
cela, pendant les récréations, dans la cour, en face de l'inscription morale
peinte sous l'horloge ; ils en chuchotaient dans la chapelle, à la barbe de
saint Louis ; ils en rêvaient dans le dortoir, d'où l'on domine un cimetière.
Les jours de promenade, ils se rangeaient derrière les autres, et ils parlaient
interminablement.
Ils parlaient de ce qu'ils feraient plus tard, quand
ils seraient sortis du collège. D'abord, ils entreprendraient un grand voyage
avec l'argent que Frédéric prélèverait sur sa fortune, à sa majorité. Puis ils
reviendraient à Paris, ils travailleraient ensemble, ne se quitteraient pas ; --
et, comme délassement à leurs travaux, ils auraient des amours de princesses,
dans des boudoirs de satin, ou de fulgurantes orgies avec des courtisanes
illustres. Des doutes succédaient à leurs emportements d'espoir. Après des
crises de gaieté verbeuse, ils tombaient dans des silences profonds.
Les
soirs d'été, quand ils avaient marché longtemps par les chemins pierreux au bord
des vignes, ou sur la grande route en pleine campagne, et que les blés
ondulaient au soleil, tandis que des senteurs d'angélique passaient dans l'air,
une sorte d'étouffement les prenait, et ils s'étendaient sur le dos, étourdis,
enivrés. Les autres, en manches de chemise, jouaient aux barres ou faisaient
partir des cerfs-volants. Le pion les appelait. On s'en revenait, en suivant les
jardins que traversaient de petits ruisseaux, puis les boulevards ombragés par
les vieux murs ; les rues désertes sonnaient sous leurs pas ; la grille
s'ouvrait, on remontait l'escalier ; et ils étaient tristes comme après de
grandes débauches.
M. le censeur prétendait qu'ils s'exaltaient
mutuellement. Cependant, si Frédéric travailla dans les hautes classes, ce fut
par les exhortations de son ami ; et, aux vacances de 1837, il l'emmena chez sa
mère.
Le jeune homme déplut à Mme Moreau. Il mangea extraordinairement,
il refusa d'assister le dimanche aux offices, il tenait des discours
républicains ; enfin, elle crut savoir qu'il avait conduit son fils dans des
lieux déshonnêtes. On surveilla leurs relations. Ils ne s'en aimèrent que
davantage : et les adieux furent pénibles, quand Deslauriers, l'année suivante,
partit du collège, pour étudier le droit à Paris.
Frédéric comptait bien
l'y rejoindre. Ils ne s'étaient pas vus depuis deux ans ; et, leurs embrassades
étant finies, ils allèrent sur les ponts afin de causer plus à l'aise.
Le Capitaine, qui tenait maintenant un billard à Villenauxe, s'était
fâché rouge lorsque son fils avait réclamé ses comptes de tutelle, et même lui
avait coupé les vivres, tout net. Mais comme il voulait concourir plus tard pour
une chaire de professeur à l'Ecole et qu'il n'avait pas d'argent, Deslauriers
acceptait à Troyes une place de maître clerc chez un avoué. A force de
privations, il économiserait quatre mille francs ; et, s'il ne devait rien
toucher de la succession maternelle, il aurait toujours de quoi travailler
librement, pendant trois années, en attendant une position. Il fallait donc
abandonner leur vieux projet de vivre ensemble dans la Capitale, pour le présent
du moins.
Frédéric baissa la tête. C'était le premier de ses rêves qui
s'écroulait.
-- " Console-toi " , dit le fils du capitaine, " la vie est
longue, nous sommes jeunes. Je te rejoindrai ! N'y pense plus ! "
Il le
secouait par les mains, et, pour le distraire, lui fit des questions sur son
voyage.
Frédéric n'eut pas grand'chose à narrer. Mais, au souvenir de
Mme Arnoux, son chagrin s'évanouit. Il ne parla pas d'elle, retenu par une
pudeur. Il s'étendit en revanche sur Arnoux, rapportant ses discours, ses
manières, ses relations ; et Deslauriers l'engagea fortement à cultiver cette
connaissance.
Frédéric, dans ces derniers temps, n'avait rien écrit ;
ses opinions littéraires étaient changées : il estimait pardessus tout la
passion ; Werther, René, Frank, Lara, Lélia et d'autres plus médiocres
l'enthousiasmaient presque également. Quelquefois, la musique lui semblait seule
capable d'exprimer ses troubles intérieurs ; alors, il rêvait des symphonies ;
ou bien la surface des choses l'appréhendait, et il voulait peindre. Il avait
composé des vers, pourtant ; Deslauriers les trouva fort beaux, mais sans
demander une autre pièce.
Quant à lui, il ne donnait plus dans la
métaphysique. L'économie sociale et la Révolution française le préoccupaient.
C'était, à présent, un grand diable de vingt-deux ans, maigre, avec une large
bouche, l'air résolu. Il portait, ce soir-là, un mauvais paletot de lasting ; et
ses souliers étaient blancs de poussière, car il avait fait la route de
Villenauxe à pied, exprès pour voir Frédéric.
Isidore les aborda. Madame
priait Monsieur de revenir, et, craignant qu'il n'eût froid, elle lui envoyait
son manteau.
-- " Reste donc ! " dit Deslauriers.
Et ils
continuèrent à se promener d'un bout à l'autre des deux ponts qui s'appuient sur
l'île étroite, formée par le canal et la rivière.
Quand ils allaient du
côté de Nogent, ils avaient, en face, un pâté de maisons s'inclinant quelque peu
; à droite ; l'église apparaissait derrière les moulins de bois dont les vannes
étaient fermées ; et, à gauche, les haies d'arbustes, le long de la rive,
terminaient des jardins, que l'on distinguait à peine. Mais, du côté de Paris,
la grande route descendait en ligne droite, et des prairies se perdaient au
loin, dans les vapeurs de la nuit. Elle était silencieuse et d'une clarté
blanchâtre. Des odeurs de feuillage humide montaient jusqu'à eux ; la chute de
la prise d'eau, cent pas plus loin, murmurait, avec ce gros bruit doux que font
les ondes dans les ténèbres.
Deslauriers s'arrêta, et il dit :
-- " Ces bonnes gens qui dorment tranquilles, c'est drôle ! Patience !
un nouveau 89 se prépare ! On est las de constitutions, de chartes, de
subtilités, de mensonges ! Ah ! si j'avais un journal ou une tribune, comme je
vous secouerais tout cela ! Mais, pour entreprendre n'importe quoi, il faut de
l'argent ! Quelle malédiction que d'être le fils d'un cabaretier et de perdre sa
jeunesse à la quête de son pain ! "
Il baissa la tête, se mordit les
lèvres, et il grelottait sous son vêtement mince.
Frédéric lui jeta la
moitié de son manteau sur les épaules. Ils s'en enveloppèrent tous deux ; et, se
tenant par la taille, ils marchaient dessous, côte à côte.
-- " Comment
veux-tu que je vive là-bas, sans toi ? " disait Frédéric. (L'amertume de son ami
avait ramené sa tristesse. " ) J'aurais fait quelque chose avec une femme qui
m'eût aimé... Pourquoi ris-tu ? L'amour est la pâture et comme l'atmosphère du
génie. Les émotions extraordinaires produisent les oeuvres sublimes. Quant à
chercher celle qu'il me faudrait, j'y renonce ! D'ailleurs, si jamais je la
trouve, elle me repoussera. Je suis de la race des déshérités, et je m'éteindrai
avec un trésor qui était de strass ou de diamant, je n'en sais rien. "
L'ombre de quelqu'un s'allongea sur les pavés, en même temps qu'ils
entendirent ces mots :
-- " Serviteur, messieurs ! "
Celui qui
les prononçait était un petit homme, habillé d'une ample redingote brune, et
coiffé d'une casquette laissant paraître sous la visière un nez pointu.
-- " M. Roque ? " dit Frédéric.
-- " Lui-même ! " reprit la
voix.
Le Nogentais justifia sa présence en contant qu'il revenait
d'inspecter ses pièges à loup, dans son jardin, au bord de l'eau.
-- "
Et vous voilà de retour dans nos pays ? Très bien ! j'ai appris cela par ma
fillette. La santé est toujours bonne, j'espère ? Vous ne partez pas encore ? "
Et il s'en alla, rebuté, sans doute, par l'accueil de Frédéric.
Mme Moreau, en effet, ne le fréquentait pas ; le père Roque vivait en
concubinage avec sa bonne, et on le considérait fort peu, bien qu'il fût le
croupier d'élections, le régisseur de M. Dambreuse.
-- " Le banquier qui
demeure rue d'Anjou ? " reprit Deslauriers. " Sais-tu ce que tu devrais faire,
mon brave ? "
Isidore les interrompit encore une fois. Il avait ordre de
ramener Frédéric, définitivement. Madame s'inquiétait, de son absence.
-- " Bien, bien ! on y va " , dit Deslauriers ; " il ne découchera pas.
"
Et, le domestique étant parti :
-- " Tu devrais prier ce vieux
de t'introduire chez les Dambreuse ; rien n'est utile comme de fréquenter une
maison riche ! Puisque tu as un habit noir et des gants blancs, profites-en ! Il
faut que tu ailles dans ce monde-là ! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à
millions, pense donc ! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens
son amant ! "
Frédéric se récriait.
-- " Mais je te dis là des
choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie
humaine ! Tu réussiras, j'en suis sûr ! "
Frédéric avait tant de
confiance en Deslauriers, qu'il se sentit ébranlé, et oubliant Mme Arnoux, ou la
comprenant dans la prédiction faite sur l'autre, il ne put s'empêcher de
sourire.
Le clerc ajouta :
-- " Dernier conseil : passe tes
examens ! Un titre est toujours bon ; et lâche-moi franchement tes poètes
catholiques et sataniques, aussi avancés en philosophie qu'on l'était au XIIe
siècle. Ton désespoir est bête. De très grands particuliers ont eu des
commencements plus difficiles, à commencer par Mirabeau. D'ailleurs, notre
séparation ne sera pas si longue. Je ferai rendre gorge à mon filou de père. Il
est temps que je m'en retourne, adieu ! " As-tu cent sous pour que je paye mon
dîner ? "
Frédéric lui donna dix francs, le reste de la somme prise le
matin à Isidore.
Cependant à vingt toises des ponts, sur la rive gauche,
une lumière brillait dans la lucarne d'une maison basse.
Deslauriers
l'aperçut. Alors, il dit emphatiquement, tout en retirant son chapeau :
-- " Vénus, reine des cieux, serviteur ! Mais la Pénurie est la mère de
la Sagesse. Nous a-t-on assez calomniés pour ça, miséricorde ! "
Cette
allusion à une aventure commune les mit en joie. Ils riaient très haut, dans les
rues.
Puis, ayant soldé sa dépense à l'auberge, Deslauriers reconduisit
Frédéric jusqu'au carrefour de l'Hôtel-Dieu ; -- et, après une longue étreinte,
les deux amis se séparèrent.
Chapitre III.
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Deux mois plus
tard, Frédéric, débarqué un matin rue Coq-Héron, songea immédiatement à faire sa
grande visite.
Le hasard l'avait servi. Le père Roque était venu lui
apporter un rouleau de papiers, en le priant de les remettre lui-même chez M.
Dambreuse ; et il accompagnait l'envoi d'un billet décacheté, où il présentait
son jeune compatriote.
Mme Moreau parut surprise de cette démarche.
Frédéric dissimula le plaisir qu'elle lui causait.
M. Dambreuse
s'appelait de son vrai nom le comte d'Ambreuse ; mais, dès 1825, abandonnant peu
à peu sa noblesse et son parti, il s'était tourné vers l'industrie ; et,
l'oreille dans tous les bureaux, la main dans toutes les entreprises, à l'affût
des bonnes occasions, subtil comme un Grec et laborieux comme un Auvergnat, il
avait amassé une fortune que l'on disait considérable ; de plus, il était
officier de la Légion d'honneur, membre du conseil général de l'Aube, député,
pair de France un de ces jours ; complaisant du reste, il fatiguait le ministre
par ses demandes continuelles de secours, de croix, de bureaux de tabac ; et,
dans ses bouderies contre le pouvoir, il inclinait au centre gauche. Sa femme,
la jolie Mme Dambreuse, que citaient les journaux de modes, présidait les
assemblées de charité. En cajolant les duchesses, elle apaisait les rancunes du
noble faubourg et laissait croire que M. Dambreuse pouvait encore se repentir et
rendre des services.
Le jeune homme était troublé en allant chez eux.
-- " J'aurais mieux fait de prendre mon habit. On m'invitera sans doute
au bal pour la semaine prochaine ? Que va-t-on me dire ? "
L'aplomb lui
revint en songeant que M. Dambreuse n'était qu'un bourgeois, et il sauta
gaillardement de son cabriolet sur le trottoir de la rue d'Anjou.
Quand
il eut poussé une des deux portes cochères, il traversa la cour, gravit le
perron et entra dans un vestibule pavé en marbre de couleur.
Un double
escalier droit, avec un tapis rouge à baguettes de cuivre, s'appuyait contre les
hautes murailles en stuc luisant. Il y avait, au bas des marches, un bananier
dont les feuilles larges retombaient sur le velours de la rampe. Deux
candélabres de bronze tenaient des globes de porcelaine suspendus à des
chaînettes ; les soupiraux des calorifères béants exhalaient un air lourd ; et
l'on n'entendait que le tic-tac d'une grande horloge, dressée à l'autre bout du
vestibule, sous une panoplie.
Un timbre sonna ; un valet parut, et
introduisit Frédéric dans une petite pièce, où l'on distinguait deux
coffres-forts, avec des casiers remplis de cartons. M. Dambreuse écrivait au
milieu, sur un bureau à cylindre.
Il parcourut la lettre du père Roque,
ouvrit avec son canif la toile qui enfermait les papiers, et les examina.
De loin, à cause de sa taille mince, il pouvait sembler jeune encore.
Mais ses rares cheveux blancs, ses membres débiles et surtout la pâleur
extraordinaire de son visage accusaient un tempérament délabré. Une énergie
impitoyable reposait dans ses yeux glauques, plus froids que des yeux de verre.
Il avait les pommettes saillantes, et des mains à articulations noueuses.
Enfin, s'étant levé, il adressa au jeune homme quelques questions sur
des personnes de leur connaissance, sur Nogent, sur ses études ; puis il le
congédia en s'inclinant. Frédéric sortit par un autre corridor, et se trouva
dans le bas de la cour, auprès des remises.
Un coupé bleu, attelé d'un
cheval noir, stationnait devant le perron. La portière s'ouvrit, une dame y
monta, et la voiture, avec un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable.
Frédéric, en même temps qu'elle, arriva de l'autre côté, sous la porte
cochère. L'espace n'étant pas assez large, il fut contraint d'attendre. La jeune
femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas au concierge. Il
n'apercevait que son dos, couvert d'une mante violette. Cependant, il plongeait
dans l'intérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et
des effilés de soie. Les vêtements de la dame l'emplissaient ; il s'échappait de
cette petite boîte capitonnée un parfum d'iris, et comme une vague senteur
d'élégances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne
brusquement, et tout disparut.
Frédéric s'en revint à pied, en suivant
les boulevards.
Il regrettait de n'avoir pu distinguer Mme Dambreuse.
Un peu plus haut que la rue Montmartre, un embarras de voitures lui fit
tourner la tête ; et, de l'autre côté, en face, il lut sur une plaque de marbre
:
JACQUES ARNOUX
Comment n'avait-il pas songé à elle, plus tôt ?
La faute venait de Deslauriers, et il s'avança vers la boutique, il n'entra pas,
cependant, il attendit qu'elle parût.
Les hautes glaces transparentes
offraient aux regards, dans une disposition habile, des statuettes, des dessins,
des gravures, des catalogues, des numéros de l'Art industriel ; et les
prix de l'abonnement étaient répétés sur la porte, que décoraient, à son milieu,
les initiales de l'éditeur. On apercevait, contre les murs, de grands tableaux
dont le vernis brillait, puis, dans le fond, deux bahuts, chargés de
porcelaines, de bronzes, de curiosités alléchantes ; un petit escalier les
séparait, fermé dans le haut par une portière de moquette ; et un lustre en
vieux saxe, un tapis vert sur le plancher, avec une table en marqueterie,
donnaient à cet intérieur plutôt l'apparence d'un salon que d'une boutique.
Frédéric faisait semblant d'examiner les dessins. Après des hésitations
infinies, il entra.
Un employé souleva la portière, et répondit que
Monsieur ne serait pas " au magasin " avant cinq heures. Mais si la commission
pouvait se transmettre...
-- " Non ! je reviendrai " , répliqua
doucement Frédéric.
Les jours suivants furent employés à se chercher un
logement ; et il se décida pour une chambre au second étage, dans un hôtel
garni, rue Saint-Hyacinthe.
En portant sous son bras un buvard tout
neuf, il se rendit à l'ouverture des cours. Trois cents jeunes gens, nu-tête,
emplissaient un amphithéâtre où un vieillard en robe rouge dissertait d'une voix
monotone ; des plumes grinçaient sur le papier. Il retrouvait dans cette salle
l'odeur poussiéreuse des classes, une chaire de forme pareille, le même ennui !
Pendant quinze jours, il y retourna. Mais on n'était pas encore à l'article 3,
qu'il avait lâché le Code civil, et il abandonna les Institutes à la Summa
divisio personarum .
Les joies qu'il s'était promises n'arrivaient
pas ; et, quand il eut épuisé un cabinet de lecture, parcouru les collections du
Louvre, et plusieurs fois de suite été au spectacle, il tomba dans un
désoeuvrement sans fond.
Mille choses nouvelles ajoutaient à sa
tristesse. Il lui fallait compter son linge et subir le concierge, rustre à
tournure d'infirmier, qui venait le matin retaper son lit, en sentant l'alcool
et en grommelant. Son appartement, orné d'une pendule d'albâtre, lui déplaisait.
Les cloisons étaient minces ; il entendait les étudiants faire du punch, rire,
chanter.
Las de cette solitude, il rechercha un de ses anciens camarades
nommé Baptiste Martinon ; et il le découvrit dans une pension bourgeoise de la
rue Saint-Jacques, bûchant sa procédure, devant un feu de charbon de terre.
En face de lui, une femme en robe d'indienne reprisait des chaussettes.
Martinon était ce qu'on appelle un fort bel homme : grand, joufflu, la
physionomie régulière et des yeux bleuâtres à fleur de tête ; son père, un gros
cultivateur, le destinait à la magistrature, -- et, voulant déjà paraître
sérieux, il portait sa barbe taillée en collier.
Comme les ennuis de
Frédéric n'avaient point de cause raisonnable et qu'il ne pouvait arguer d'aucun
malheur, Martinon ne comprit rien à ses lamentations sur l'existence. Lui, il
allait tous les matins à l'Ecole, se promenait ensuite dans le Luxembourg,
prenait le soir sa demi-tasse au café, et, avec quinze cents francs par an et
l'amour de cette ouvrière, il se trouvait parfaitement heureux.
-- "
Quel bonheur ! " exclama intérieurement Frédéric.
Il avait fait à
l'Ecole une autre connaissance, celle de M. de Cisy, enfant de grande famille et
qui semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses manières.
M. de
Cisy s'occupait de dessin, aimait le gothique.
Plusieurs fois ils
allèrent ensemble admirer la Sainte-Chapelle et Notre- Dame. Mais la distinction
du jeune patricien recouvrait une intelligence des plus pauvres. Tout le
surprenait ; il riait beaucoup à la moindre plaisanterie, et montrait une
ingénuité si complète, que Frédéric le prit d'abord pour un farceur, et
finalement le considéra comme un nigaud.
Les épanchements n'étaient donc
possibles avec personne ; et il attendait toujours l'invitation des Dambreuse.
Au jour de l'an, il leur envoya des cartes de visite, mais il n'en reçut
aucune.
Il était retourné à l'Art industriel.
Il y
retourna une troisième fois, et il vit enfin Arnoux qui se disputait au milieu
de cinq à six personnes et répondit à peine à son salut ; Frédéric en fut
blessé. Il n'en chercha pas moins comment parvenir jusqu'à elle.
Il eut
d'abord l'idée de se présenter souvent, pour marchander des tableaux. Puis il
songea à glisser dans la boîte du journal quelques articles " très forts " , ce
qui amènerait des relations. Peut-être valait-il mieux courir droit au but,
déclarer son amour ? Alors, il composa une lettre de douze pages, pleine de
mouvements lyriques et d'apostrophes ; mais il la déchira, et ne fit rien, ne
tenta rien, -- immobilisé par la peur de l'insuccès.
Au-dessus de la
boutique d'Arnoux, il y avait au premier étage trois fenêtres, éclairées chaque
soir. Des ombres circulaient par derrière, une surtout, c'était la sienne ; --
et il se dérangeait de très loin pour regarder ces fenêtres et contempler cette
ombre.
Une négresse, qu'il croisa un jour dans les Tuileries, tenant une
petite fille par la main, lui rappela la négresse de Mme Arnoux. Elle devait y
venir comme les autres ; toutes les fois qu'il traversait les Tuileries, son
coeur battait, espérant la rencontrer. Les jours de soleil, il continuait sa
promenade jusqu'au bout des Champs-Elysées.
Des femmes, nonchalamment
assises dans des calèches, et dont les voiles flottaient au vent, défilaient
près de lui, au pas ferme de leurs chevaux, avec un balancement insensible qui
faisait craquer les cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et,
se ralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute la voie. Les
crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes ; les
étriers d'acier, les gourmettes d'argent, les boucles de cuivre, jetaient çà et
là des points lumineux entre les culottes courtes, les gants blancs, et les
fourrures qui retombaient sur le blason des portières. Il se sentait comme perdu
dans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtes féminines ; et de vagues
ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu
des autres, dans un de ces petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse. --
Mais le soleil se couchait, et le vent froid soulevait des tourbillons de
poussière. Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates, les roues se
mettaient à tourner plus vite, le macadam grinçait ; et tous les équipages
descendaient au grand trot la longue avenue, en se frôlant, se dépassant,
s'écartant les uns des autres, puis, sur la place de la Concorde, se
dispersaient. Derrière les Tuileries, le ciel prenait la teinte des ardoises.
Les arbres du jardin formaient deux masses énormes, violacées par le sommet. Les
becs de gaz s'allumaient ; et la Seine, verdâtre dans toute son étendue, se
déchirait en moires d'argent contre les piles des ponts.
Il allait
dîner, moyennant quarante-trois sols le cachet, dans un restaurant, rue de la
Harpe.
Il regardait avec dédain le vieux comptoir d'acajou, les
serviettes tachées, l'argenterie crasseuse et les chapeaux suspendus contre la
muraille. Ceux qui l'entouraient étaient des étudiants comme lui. Ils causaient
de leurs professeurs, de leurs maîtresses. Il s'inquiétait bien des professeurs
! Est- ce qu'il avait une maîtresse ! Pour éviter leurs joies, il arrivait le
plus tard possible. Des restes de nourriture couvraient toutes les tables. Les
deux garçons fatigués dormaient dans des coins, et une odeur de cuisine, de
quinquet et de tabac emplissait la salle déserte.
Puis il remontait
lentement les rues. Les réverbères se balançaient, en faisant trembler sur la
boue de longs reflets jaunâtres. Des ombres glissaient au bord des trottoirs,
avec des parapluies. Le pavé était gras, la brume tombait, et il lui semblait
que les ténèbres humides, l'enveloppant, descendaient indéfiniment dans son
coeur.
Un remords le prit. Il retourna aux cours. Mais comme il ne
connaissait rien aux matières élucidées, des choses très simples
l'embarrassèrent.
Il se mit à écrire un roman intitulé : Sylvio, le
fils du pêcheur . La chose se passait à Venise. Le héros, c'était lui-même ;
l'héroïne, Mme Arnoux. Elle s'appelait Antonia ; -- et, pour l'avoir, il
assassinait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait
sous son balcon, où palpitaient à la brise les rideaux en damas rouge du
boulevard Montmartre. Les réminiscences trop nombreuses dont il s'aperçut le
découragèrent ; il n'alla pas plus loin, et son désoeuvrement redoubla.
Alors, il supplia Deslauriers de venir partager sa chambre. Ils
s'arrangeraient pour vivre avec ses deux mille francs de pension ; tout valait
mieux que cette existence intolérable. Deslauriers ne pouvait encore quitter
Troyes. Il l'engageait à se distraire, et à fréquenter Sénécal.
Sénécal
était un répétiteur de mathématiques, homme de forte tête et de convictions
républicaines, un futur Saint-Just, disait le clerc. Frédéric avait monté trois
fois ses cinq étages, sans en recevoir aucune visite. Il n'y retourna plus.
Il voulut s'amuser. Il se rendit aux bals de l'Opéra. Ces gaietés
tumultueuses le glaçaient dès la porte. D'ailleurs, il était retenu par la
crainte d'un affront pécuniaire, s'imaginant qu'un souper avec un domino
entraînait à des frais considérables, était une grosse aventure.
Il lui
semblait, cependant, qu'on devait l'aimer ! Quelquefois, il se réveillait le
coeur plein d'espérance, s'habillait soigneusement comme pour un rendez-vous, et
il faisait dans Paris des courses interminables. A chaque femme qui marchait
devant lui, ou qui s'avançait à sa rencontre, il se disait : " La voilà ! "
C'était, chaque fois, une déception nouvelle. L'idée de Mme Arnoux fortifiait
ces convoitises. Il la trouverait peut-être sur son chemin ; et il imaginait,
pour l'aborder, des complications du hasard, des périls extraordinaires dont il
la sauverait.
Ainsi les jours s'écoulaient, dans la répétition des mêmes
ennuis et des habitudes contractées. Il feuilletait des brochures sous les
arcades de l'Odéon, allait lire la Revue des Deux Mondes au café ,
entrait dans une salle du Collège de France, écoutait pendant une heure une
leçon de chinois ou d'économie politique. Toutes les semaines, il écrivait
longuement à Deslauriers, dînait de temps en temps avec Martinon, voyait
quelquefois M. de Cisy.
Il loua un piano, et composa des valses
allemandes.
Un soir, au théâtre du Palais-Royal, il aperçut, dans une
loge d'avant- scène, Arnoux près d'une femme. Etait-ce elle ? L'écran de
taffetas vert, tiré au bord de la loge, masquait son visage. Enfin la toile se
leva ; l'écran s'abattit. C'était une longue personne, de trente ans environ,
fanée, et dont les grosses lèvres découvraient, en riant, des dents splendides.
Elle causait familièrement avec Arnoux et lui donnait des coups d'éventail sur
les doigts. Puis une jeune fille blonde, les paupières un peu rouges comme si
elle venait de pleurer, s'assit entre eux. Arnoux resta dès lors à demi penché
sur son épaule, en lui tenant des discours qu'elle écoutait sans répondre.
Frédéric s'ingéniait à découvrir la condition de ces femmes, modestement
habillées de robes sombres, à cols plats rabattus.
A la fin du
spectacle, il se précipita dans les couloirs. La foule les remplissait. Arnoux,
devant lui, descendait l'escalier, marche à marche, donnant le bras aux deux
femmes.
Tout à coup, un bec de gaz l'éclaira. Il avait un crêpe à son
chapeau. Elle était morte, peut-être ? Cette idée tourmenta Frédéric si
fortement, qu'il courut le lendemain à l'Art industriel, et, payant vite
une des gravures étalées devant la montre, il demanda au garçon de boutique
comment se portait M. Arnoux.
Le garçon répondit :
-- " Mais
très bien ! "
Frédéric ajouta en pâlissant :
-- " Et Madame ? "
-- " Madame, aussi ! "
Frédéric oublia d'emporter sa gravure.
L'hiver se termina. Il fut moins triste au printemps, se mit à préparer
son examen, et, l'ayant subi d'une façon médiocre, partit ensuite pour Nogent.
Il n'alla point à Troyes voir son ami, afin d'éviter les observations de
sa mère. Puis, à la rentrée, il abandonna son logement et prit, sur le quai
Napoléon, deux pièces, qu'il meubla. L'espoir d'une invitation chez les
Dambreuse l'avait quitté ; sa grande passion pour Mme Arnoux commençait à
s'éteindre.
Chapitre IV.
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Un matin du mois
de décembre, en se rendant au cours de procédure, il crut remarquer dans la rue
Saint-Jacques plus d'animation qu'à l'ordinaire. Les étudiants sortaient
précipitamment des cafés, ou, par les fenêtres ouvertes, ils s'appelaient d'une
maison à l'autre ; les boutiquiers, au milieu du trottoir, regardaient d'un air
inquiet ; les volets se fermaient ; et, quand il arriva dans la rue Soufflot, il
aperçut un grand rassemblement autour du Panthéon.
Des jeunes gens, par
bandes inégales de cinq à douze, se promenaient en se donnant le bras et
abordaient les groupes plus considérables qui stationnaient çà et là ; au fond
de la place, contre les grilles, des hommes en blouse péroraient, tandis que, le
tricorne sur l'oreille et les mains derrière le dos, des sergents de ville
erraient le long des murs, en faisant sonner les dalles sous leurs fortes
bottes. Tous avaient un air mystérieux, ébahi ; on attendait quelque chose
évidemment ; chacun retenait au bord des lèvres une interrogation.
Frédéric se trouvait auprès d'un jeune homme blond, à la figure
avenante, et portant moustache et barbiche comme un raffiné du temps de Louis
XIII. Il lui demanda la cause du désordre.
-- " Je n'en sais rien, "
reprit l'autre, " ni eux non plus ! C'est leur mode à présent ! Quelle bonne
farce ! "
Et il éclata de rire.
Les pétitions pour la Réforme,
que l'on faisait signer dans la garde nationale, jointes au recensement Humann,
d'autres événements encore, amenaient depuis six mois, dans Paris,
d'inexplicables attroupements ; et même, ils se renouvelaient si souvent, que
les journaux n'en parlaient plus.
-- " Cela manque de galbe et de
couleur " , continua le voisin de Frédéric. " Le cuyde, messire, que nous avons
dégénéré ! A la bonne époque de Loys onzième, voire de Benjamin Constant, il y
avait plus de mutinerie parmi les escholiers. Je les trouve pacifiques comme
moutons, bêtes comme cornichons, et idoines à estre épiciers, Pasque-Dieu ! Et
voilà ce qu'on appelle la Jeunesse des écoles ! "
Il écarta les bras,
largement, comme Frédéric Lemaître dans Robert Macaire .
-- "
Jeunesse des écoles, je te bénis ! "
Ensuite, apostrophant un
chiffonnier, qui remuait des écailles d'huîtres contre la borne d'un marchand de
vin :
-- " En fais-tu partie, toi, de la Jeunesse des écoles ? "
Le vieillard releva une face hideuse, où l'on distinguait, au milieu
d'une barbe grise, un nez rouge, et deux yeux avinés stupides.
-- " Non
! tu me parais plutôt un de ces hommes à figure patibulaire que l'on voit,
dans divers groupes, semant l'or à pleines mains... Oh ! sème, mon
patriarche, sème ! Corromps-moi avec les trésors d'Albion ! Are you English ?
Je ne repousse pas les présents d'Artaxerxès ! Causons un peu de l'union
douanière. "
Frédéric sentit quelqu'un lui toucher à l'épaule ; il se
retourna. C'était Martinon, prodigieusement pâle.
-- " Eh bien ! "
fit-il en poussant un gros soupir, encore une émeute ! "
Il avait peur
d'être compromis, se lamentait. Des hommes en blouse, surtout, l'inquiétaient,
comme appartenant à des sociétés secrètes.
-- " Est-ce qu'il y a des
sociétés secrètes, " dit le jeune homme à moustaches. " C'est une vieille blague
du Gouvernement, pour épouvanter les bourgeois ! "
Martinon l'engagea à
parler plus bas, dans la crainte de la police.
-- " Vous croyez encore à
la police, vous ? Au fait, que savez-vous, monsieur, si je ne suis pas moi-même
un mouchard ? "
Et il le regarda d'une telle manière, que Martinon, fort
ému, ne comprit point d'abord la plaisanterie. La foule les poussait, et ils
avaient été forcés, tous les trois, de se mettre sur le petit escalier
conduisant, par un couloir, dans le nouvel amphithéâtre.
Bientôt la
multitude se fendit d'elle-même ; plusieurs têtes se découvrirent ; on saluait
l'illustre professeur Samuel Rondelot, qui, enveloppé de sa grosse redingote,
levant en l'air ses lunettes d'argent, et soufflant de son asthme, s'avançait à
pas tranquilles, pour faire son cours. Cet homme était une des gloires
judiciaires du XIXe siècle, le rival des Zacharie, des Ruhdorff. Sa dignité
nouvelle de pair de France n'avait modifié en rien ses allures. On le savait
pauvre, et un grand respect l'entourait.
Cependant, du fond de la place,
quelques-uns crièrent :
-- " A bas Guizot ! "
-- " A bas
Pritchard ! "
-- " A bas les vendus ! "
-- " A bas
Louis-Philippe ! "
La foule oscilla, et, se pressant contre la porte de
la cour qui était fermée, elle empêchait le professeur d'aller plus loin. Il
s'arrêta devant l'escalier. On l'aperçut bientôt sur la dernière des trois
marches. Il parla ; un bourdonnement couvrit sa voix. Bien qu'on l'aimât tout à
l'heure, on le haïssait maintenant, car il représentait l'Autorité. Chaque fois
qu'il essayait de se faire entendre, les cris recommençaient. Il fit un grand
geste pour engager les étudiants à le suivre. Une vocifération universelle lui
répondit. Il haussa les épaules dédaigneusement et s'enfonça dans le couloir.
Martinon avait profité de sa place pour disparaître en même temps.
-- "
Quel lâche ! " dit Frédéric.
-- " Il est prudent ! " reprit l'autre.
La foule éclata en applaudissements. Cette retraite du professeur
devenait une victoire pour elle. A toutes les fenêtres, des curieux regardaient.
Quelques-uns entonnaient la Marseillaise ; d'autres proposaient d'aller
chez Béranger.
-- " Chez Laffite ! "
-- " Chez Chateaubriand ! "
-- " Chez Voltaire ! " hurla le jeune homme à moustaches blondes.
Les sergents de ville tâchaient de circuler, en disant le plus doucement
qu'ils pouvaient :
-- " Partez, messieurs, partez, retirez-vous ! "
Quelqu'un cria :
-- " A bas les assommeurs ! "
C'était
une injure usuelle depuis les troubles du mois de septembre. Tous la répétèrent.
On huait, on sifflait les gardiens de l'ordre public ; ils commençaient à pâlir
; un d'eux n'y résista plus, et, avisant un petit jeune homme qui s'approchait
de trop près, en lui riant au nez, il le repoussa si rudement, qu'il le fit
tomber cinq pas plus loin, sur le dos, devant la boutique du marchand de vin.
Tous s'écartèrent ; mais presque aussitôt il roula lui-même, terrassé par une
sorte d'Hercule dont la chevelure, telle qu'un paquet d'étoupes, débordait sous
une casquette en toile cirée.
Arrêté depuis quelques minutes au coin de
la rue Saint-Jacques, il avait lâché bien vite un large carton qu'il portait
pour bondir vers le sergent de ville et, le tenant renversé sous lui, il
labourait sa face à grands coups de poing. Les autres sergents accoururent. Le
terrible garçon était si fort, qu'il en fallut quatre, au moins, pour le
dompter. Deux le secouaient par le collet, deux autres le tiraient par les bras,
un cinquième lui donnait, avec le genou, des bourrades dans les reins, et tous
l'appelaient brigand, assassin, émeutier. La poitrine nue et les vêtements en
lambeaux, il protestait de son innocence ; il n'avait pu, de sang-froid, voir
battre un enfant.
-- " Je m'appelle Dussardier ! chez MM. Valinçart
frères, dentelles et nouveautés, rue de Cléry. Où est mon carton ? Je veux mon
carton ! " Il répétait : " Dussardier !... rue de Cléry. Mon carton ! "
Il s'apaisa pourtant, et, d'un air stoïque, se laissa conduire vers le
poste de la rue Descartes. Un flot de monde le suivit. Frédéric et le jeune
homme à moustaches marchaient immédiatement par derrière, pleins d'admiration
pour le commis et révoltés contre la violence du Pouvoir.
A mesure que
l'on avançait, la foule devenait moins grosse.
Les sergents de ville, de
temps à autre, se retournaient d'un air féroce ; et les tapageurs n'ayant plus
rien à faire, les curieux rien à voir, tous s'en allaient peu à peu. Des
passants, que l'on croisait, considéraient Dussardier et se livraient tout haut
à des commentaires outrageants. Une vieille femme, sur sa porte, s'écria même
qu'il avait volé un pain ; cette injustice augmenta l'irritation des deux amis.
Enfin on arriva devant le corps de garde. Il ne restait qu'une vingtaine de
personnes. La vue des soldats suffit pour les disperser.
Frédéric et son
camarade réclamèrent, hardiment, celui qu'on venait de mettre en prison. Le
factionnaire les menaça, s'ils insistaient, de les y fourrer eux-mêmes. Ils
demandèrent le chef du poste, et déclinèrent leur nom avec leur qualité d'élèves
en droit, affirmant que le prisonnier était leur condisciple.
On les fit
entrer dans une pièce toute nue, où quatre bancs s'allongeaient contre les murs
de plâtre, enfumés. Au fond, un guichet s'ouvrit. Alors parut le robuste visage
de Dussardier, qui, dans le désordre de sa chevelure, avec ses petits yeux
francs et son nez carré du bout, rappelait confusément la physionomie d'un bon
chien.
-- " Tu ne nous reconnais pas ? " dit Hussonnet.
C'était
le nom du jeune homme à moustaches.
-- " Mais... " , balbutia
Dussardier.
-- " Ne fais donc plus l'imbécile, reprit l'autre ; on sait
que tu es, comme nous, élève en droit. "
Malgré leurs clignements de
paupières, Dussardier ne devinait rien. Il parut se recueillir, puis tout à coup
:
-- " A-t-on trouvé mon carton ? "
Frédéric leva les yeux,
découragé. Hussonnet répliqua. :
-- " Ah ! ton carton, où tu mets tes
notes de cours ? Oui, oui ! rassure-toi ! "
Ils redoublaient leur
pantomime. Dussardier comprit enfin qu'ils venaient pour le servir ; et il se
tut, craignant de les compromettre. D'ailleurs, il éprouvait une sorte de honte
en se voyant haussé au rang social d'étudiant et le pareil de ces jeunes hommes
qui avaient des mains si blanches.
-- " Veux-tu faire dire quelque chose
à quelqu'un ? " demanda Frédéric.
-- " Non, merci, à personne. "
-- " Mais ta famille ? "
Il baissa la tête sans répondre : le
pauvre garçon était bâtard. Les deux amis restaient étonnés de son silence.
-- " As-tu de quoi fumer ? " reprit Frédéric.
Il se palpa, puis
retira du fond de sa poche les débris d'une pipe, -- une belle pipe en écume de
mer, avec un tuyau en bois noir, un couvercle d'argent et un bout d'ambre.
Depuis trois ans, il travaillait à en faire un chef-d'oeuvre. Il avait
eu soin d'en tenir le fourneau constamment serré dans une gaine de chamois, de
la fumer le plus lentement possible, sans jamais la poser sur du marbre, et,
chaque soir, de la suspendre au chevet de son lit. A présent, il en secouait les
morceaux dans sa main dont les ongles saignaient ; et, le menton sur la
poitrine, les prunelles fixes, béant, il contemplait ces ruines de sa joie avec
un regard d'une ineffable tristesse.
-- " Si nous lui donnions des
cigares, hein ? " dit tout bas Hussonnet, en faisant le geste d'en atteindre.
Frédéric avait déjà posé, au bord du guichet, un porte-cigares rempli.
-- " Prends donc ! Adieu, bon courage ! "
Dussardier se jeta sur
les deux mains qui s'avançaient. Il les serrait frénétiquement, la voix
entrecoupée par des sanglots.
-- " Comment ?. à moi ! à moi ! "
Les deux amis se dérobèrent à sa reconnaissance, sortirent, et allèrent
déjeuner ensemble au café Tabourey, devant le Luxembourg.
Tout en
séparant le beefsteak, Hussonnet apprit à son compagnon qu'il travaillait dans
des journaux de modes et fabriquait des réclames pour l'Art industriel .
-- " Chez Jacques Arnoux " , dit Frédéric.
-- " Vous le
connaissez ? " .
-- " Oui ! non !... C'est-à-dire je l'ai vu, je l'ai
rencontré. "
Il demanda négligemment à Hussonnet s'il voyait quelquefois
sa femme.
-- " De temps à autre " , reprit le bohème.
Frédéric
n'osa poursuivre ses questions ; cet homme venait de prendre une place démesurée
dans sa vie ; il paya la note du déjeuner, sans qu'il y eût de la part de
l'autre aucune protestation.
La sympathie était mutuelle ; ils
échangèrent leurs adresses, et Hussonnet l'invita cordialement à l'accompagner
jusqu'à la rue de Fleurus.
Ils étaient au milieu du jardin quand
l'employé d'Arnoux, retenant son haleine, contourna son visage dans une grimace
abominable et se mit à faire le coq. Alors tous les coqs qu'il y avait aux
environs lui répondirent par des cocoricos prolongés.
-- " C'est un
signal " , dit Hussonnet.
Ils s'arrêtèrent près du théâtre Bobino,
devant une maison où l'on pénétrait par une allée. Dans la lucarne d'un grenier,
entre des capucines et des pois de senteur, une jeune femme se montra, nu-tête,
en corset, et appuyant ses deux bras contre le bord de la gouttière.
--
" Bonjour, mon ange, bonjour, bibiche " , fit Hussonnet, en lui envoyant des
baisers.
Il ouvrit la barrière d'un coup de pied, et disparut.
Frédéric l'attendit toute la semaine. Il n'osait aller chez lui, pour
n'avoir point l'air impatient de se faire rendre à déjeuner ; mais il le chercha
par tout le quartier latin. Il le rencontra un soir, et l'emmena dans sa chambre
sur le quai Napoléon.
La causerie fut longue ; ils s'épanchèrent.
Hussonnet ambitionnait la gloire et les profits du théâtre. Il collaborait à des
vaudevilles non reçus, " avait des masses de plans " , tournait le couplet ; il
en chanta quelques- uns. Puis, remarquant dans l'étagère un volume de Hugo et un
autre de Lamartine, il se répandit en sarcasmes sur l'école romantique. Ces
poètes-là n'avaient ni bon sens ni correction, et n'étaient pas Français,
surtout ! Il se vantait de savoir sa langue et épluchait les phrases les plus
belles avec cette sévérité hargneuse, ce goût académique qui distinguent les
personnes d'humeur folâtre quand elles abordent l'art sérieux.
Frédéric
fut blessé dans ses prédilections ; il avait envie de rompre. Pourquoi ne pas
hasarder, tout de suite, le mot d'où son bonheur dépendait ? Il demanda au
garçon de lettres s'il pouvait le présenter chez Arnoux.
La chose était
facile, et ils convinrent du jour suivant.
Hussonnet manqua le
rendez-vous ; il en manqua trois autres. Un samedi, vers quatre heures, il
apparut. Mais, profitant de la voiture, il s'arrêta d'abord au Théâtre Français
pour avoir un coupon de loge ; il se fit descendre chez un tailleur, chez une
couturière ; il écrivait des billets chez les concierges. Enfin ils arrivèrent
boulevard Montmartre. Frédéric traversa la boutique, monta l'escalier. Arnoux le
reconnut dans la glace placée devant son bureau ; et, tout en continuant à
écrire, lui tendit la main par-dessus l'épaule.
Cinq ou six personnes,
debout, emplissaient l'appartement étroit, qu'éclairait une seule fenêtre
donnant sur la cour ; un canapé en damas de laine brune occupait au fond
l'intérieur d'une alcôve, entre deux portières d'étoffe semblable. Sur la
cheminée couverte de paperasses, il y avait une Vénus en bronze ; deux
candélabres, garnis de bougies roses, la flanquaient parallèlement. A droite,
près d'un cartonnier, un homme dans un fauteuil lisait le journal, en gardant
son chapeau sur sa tête ; les murailles disparaissaient sous des estampes et des
tableaux, gravures précieuses ou esquissées de maîtres contemporains, ornées de
dédicaces, qui témoignaient pour Jacques Arnoux de l'affection la plus sincère.
-- " Cela va toujours bien ? " fit-il en se tournant vers Frédéric.
Et, sans attendre sa réponse, il demanda bas à Hussonnet :
-- "
Comment l'appelez-vous, votre ami ? "
Puis tout haut :
-- "
Prenez donc un cigare, sur le cartonnier, dans la boîte. "
L' Art
industriel , posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous
commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement. On y
voyait, ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste des rois, Jules Burrieu, qui
commençait à populariser par ses dessins les guerres d'Algérie ; le
caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, d'autres encore, et aucun ne
répondait aux préjugés de l'étudiant. Leurs manières étaient simples, leurs
propos libres. Le mystique Lovarias débita un conte obscène ; et l'inventeur du
paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son
gilet, et prit l'omnibus pour s'en retourner.
Il fut d'abord question
d'une nommée Apollonie, un ancien modèle, que Burrieu prétendait avoir reconnue
sur le boulevard, dans une daumont. Hussonnet expliqua cette métamorphose par la
série de ses entreteneurs.
-- " Comme ce gaillard-là connaît les filles
de Paris ! " , dit Arnoux.
-- " Après vous, s'il en reste, sire " ,
répliqua le bohème, avec un salut militaire, pour imiter le grenadier offrant sa
gourde à Napoléon.
Puis on discuta quelques toiles, où la tête
d'Apollonie avait servi. Les confrères absents furent critiqués. On s'étonnait
du prix de leurs oeuvres ; et tous se plaignaient de ne point gagner
suffisamment, lorsque entra un homme de taille moyenne, l'habit fermé par un
seul bouton, les yeux vifs, l'air un peu fou.
-- " Quel tas de bourgeois
vous êtes ! " dit-il. " Qu'est-ce que cela fait, miséricorde ! Les vieux qui
confectionnaient des chefs-d'oeuvre ne s'inquiétaient pas du million. Corrège,
Murillo... "
-- " Ajoutez Pellerin " , dit Sombaz.
Mais sans
relever l'épigramme, il continua de discourir avec tant de véhémence, qu'Arnoux
fut contraint de lui répéter deux fois :
-- " Ma femme a besoin de vous,
jeudi. N'oubliez pas ! "
Cette parole ramena la pensée de Frédéric sur
Mme Arnoux. Sans doute, on pénétrait chez elle par le cabinet près du divan ?
Arnoux, pour prendre un mouchoir, venait de l'ouvrir ; Frédéric avait aperçu,
dans le fond, un lavabo. Mais une sorte de grommellement sortit du coin de la
cheminée ; c'était le personnage qui lisait son journal, dans le fauteuil. Il
avait cinq pieds neuf pouces, les paupières un peu tombantes, la chevelure
grise, l'air majestueux, -- et s'appelait Regimbart.
-- " Qu'est-ce
donc, citoyen ? " dit Arnoux.
-- " Encore une nouvelle canaillerie du
Gouvernement ! "
Il s'agissait de la destitution d'un maître d'école.
Pellerin reprit son parallèle entre Michel-Ange et Shakespeare. Dittmer s'en
allait. Arnoux le rattrapa pour lui mettre dans la main deux billets de banque.
Alors, Hussonnet, croyant le moment favorable :
-- " Vous ne pourriez
pas m'avancer, mon cher patron ?... "
Mais Arnoux s'était rassis et
gourmandait un vieillard d'aspect sordide, en lunettes bleues.
-- " Ah !
vous êtes joli, père Isaac ! Voilà trois oeuvres décriées, perdues ! Tout le
monde se fiche de moi ! On les connaît maintenant ! Que voulez-vous que j'en
fasse ? Il faudra que je les envoie en Californie !... au diable ! Taisez-vous !
"
La spécialité de ce bonhomme consistait à mettre au bas de ses
tableaux des signatures de maîtres anciens. Arnoux refusait de le payer ; il le
congédia brutalement. Puis, changeant de manières, il salua un monsieur décoré,
gourmé, avec favoris et cravate blanche.
Le coude sur l'espagnolette de
la fenêtre, il lui parla pendant longtemps, d'un air mielleux. Enfin il éclata :
-- " Eh ! je ne suis pas embarrassé d'avoir des courtiers, monsieur le
comte ! "
Le gentilhomme s'étant résigné, Arnoux lui solda vingt-cinq
louis, et, dès qu'il fut dehors :
-- " Sont-ils assommants, ces grands
seigneurs ! "
-- " Tous des misérables ! " murmura Regimbart.
A
mesure que l'heure avançait, les occupations d'Arnoux redoublaient ; il classait
des articles, décachetait des lettres, alignait des comptes ; au bruit du
marteau dans le magasin, sortait pour surveiller les emballages, puis reprenait
sa besogne ; et, tout en faisant courir sa plume de fer sur le papier, il
ripostait aux plaisanteries. Il devait dîner le soir chez son avocat, et partait
le lendemain pour la Belgique.
Les autres causaient des choses du jour :
le portrait de Cherubini, l'hémicycle des Beaux-Arts l'Exposition prochaine.
Pellerin déblatérait contre l'Institut. Les cancans, les discussions
s'entrecroisaient. L'appartement, bas de plafond, était si rempli, qu'on ne
pouvait remuer ; et la lumière des bougies roses passait dans la fumée des
cigares comme des rayons de soleil dans la brume.
La porte, près du
divan, s'ouvrit, et une grande femme mince entra, avec des gestes brusques qui
faisaient sonner sur sa robe en taffetas noir toutes les breloques de sa montre.
C'était la femme entrevue, l'été dernier, au Palais-Royal. Quelques-uns,
l'appelant par son nom, échangèrent avec elle des poignées de main. Hussonnet
avait enfin arraché une cinquantaine de francs ; la pendule sonna sept heures ;
tous se retirèrent.
Arnoux dit à Pellerin de rester, et conduisit Mlle
Vatnaz dans le cabinet.
Frédéric n'entendait pas leurs paroles ; ils
chuchotaient. Cependant, la voix féminine s'éleva :
-- " Depuis six mois
que l'affaire est faite, j'attends toujours ! "
Il y eut un long
silence. Mlle Vatnaz reparut. Arnoux lui avait encore promis quelque chose.
-- " Oh ! oh ! plus tard, nous verrons ! "
-- " Adieu, homme
heureux ! " dit-elle, en s'en allant.
Arnoux rentra vivement dans le
cabinet, écrasa du cosmétique sur ses moustaches, haussa ses bretelles pour
tendre ses sous-pieds ; et, tout en se lavant les mains :
-- " Il me
faudrait deux dessus de porte, à deux cent cinquante la pièce, genre Boucher,
est-ce convenu ? "
-- " Soit " , dit l'artiste, devenu rouge.
--
" Bon ! et n'oubliez pas ma femme ! "
Frédéric accompagna Pellerin
jusqu'au haut du faubourg Poissonnière, et lui demanda la permission de venir le
voir quelquefois, faveur qui fut accordée gracieusement.
Pellerin lisait
tous les ouvrages d'esthétique pour découvrir la véritable théorie du Beau,
convaincu, quand il l'aurait trouvée, de faire des chefs- d'oeuvre. Il
s'entourait de tous les auxiliaires imaginables, dessins, plâtres, modèles,
gravures ; et il cherchait, se rongeait ; il accusait le temps, ses nerfs, son
atelier, sortait dans la rue pour rencontrer l'inspiration, tressaillait de
l'avoir saisie, puis abandonnait son oeuvre et en rêvait une autre qui devait
être plus belle. Ainsi tourmenté par des convoitises de gloire et perdant ses
jours en discussions, croyant à mille niaiseries, aux systèmes, aux critiques, à
l'importance d'un règlement ou d'une réforme en matière d'art, il n'avait, à
cinquante ans, encore produit que des ébauches. Son orgueil robuste l'empêchait
de subir aucun découragement, mais il était toujours irrité, et dans cette
exaltation à la fois factice et naturelle qui constitue les comédiens.
On remarquait en entrant chez lui deux grands tableaux, où les premiers
tons, posés çà et là, faisaient sur la toile blanche des taches de brun, de
rouge et de bleu. Un réseau de lignes à la craie s'étendait par-dessus, comme
les mailles vingt fois reprises d'un filet ; il était même impossible d'y rien
comprendre. Pellerin expliqua le sujet de ces deux compositions en indiquant
avec le pouce les parties qui manquaient. L'une devait représenter la Démence
de Nabuchodonosor , l'autre l'Incendie de Rome par Néron . Frédéric
les admira.
Il admira des académies de femmes échevelées, des paysages
où les troncs d'arbres tordus par la tempête foisonnaient, et surtout des
caprices à la plume, souvenirs de Callot, de Rembrandt ou de Goya, dont il ne
connaissait pas les modèles. Pellerin n'estimait plus ces travaux de sa jeunesse
; maintenant, il était pour le grand style ; il dogmatisa sur Phidias et
Winckelmann éloquemment. Les choses autour de lui renforçaient la puissance de
sa parole : on voyait une tête de mort sur un prie-Dieu, des yatagans, une robe
de moine ; Frédéric l'endossa.
Quand il arrivait de bonne heure, il le
surprenait dans son mauvais lit de sangle, que cachait un lambeau de tapisserie
; car Pellerin se couchait tard, fréquentant les théâtres avec assiduité. Il
était servi par une vieille femme en haillons, dînait à la gargote et vivait
sans maîtresse. Ses connaissances, ramassées pêle-mêle, rendaient ses paradoxes
amusants. Sa haine contre le commun et le bourgeois débordait en sarcasmes d'un
lyrisme superbe, et il avait pour les maîtres une telle religion, qu'elle le
montait presque jusqu'à eux.
Mais pourquoi ne parlait-il jamais de Mme
Arnoux ? Quant à son mari, tantôt il l'appelait un bon garçon, d'autres fois un
charlatan. Frédéric attendait ses confidences.
Un jour en feuilletant un
de ses cartons, il trouva dans le portrait d'une bohémienne quelque chose de
Mlle Vatnaz, et, comme cette personne l'intéressait, il voulut savoir sa
position.
Elle avait été, croyait Pellerin, d'abord institutrice en
province ; maintenant, elle donnait des leçons et tâchait d'écrire dans les
petites feuilles.
D'après ses manières avec Arnoux, on pouvait, selon
Frédéric, la supposer sa maîtresse.
-- " Ah ! bah ! il en a d'autres ! "
Alors, le jeune homme, en détournant son visage qui rougissait de honte
sous l'infamie de sa pensée, ajouta d'un air crâne :
-- " Sa femme le
lui rend, sans doute ? "
-- " Pas du tout ! elle est honnête ! "
Frédéric eut un remords, et se montra plus assidu au journal.
Les grandes lettres composant le nom d'Arnoux sur la plaque de marbre,
au haut de la boutique, lui semblaient toutes particulières et grosses de
significations, comme une écriture sacrée. Le large trottoir, descendant,
facilitait sa marche, la porte tournait presque d'elle-même ; et la poignée,
lisse au toucher, avait la douceur et comme l'intelligence d'une main dans la
sienne. Insensiblement, il devint aussi ponctuel que Regimbart.
Tous les
jours, Regimbart s'asseyait au coin du feu, dans son fauteuil, s'emparait du
National , ne le quittait plus, et exprimait sa pensée par des
exclamations ou de simples haussements d'épaules. De temps à autre, il
s'essuyait le front avec son mouchoir de poche roulé en boudin, et qu'il portait
sur sa poitrine, entre deux boutons de sa redingote verte. Il avait un pantalon
à plis, des souliers-bottes, une cravate longue ; et son chapeau à bords
retroussés le faisait reconnaître, de loin, dans les foules.
A huit
heures du matin, il descendait des hauteurs de Montmartre, pour prendre le vin
blanc dans la rue Notre-Dame-des-Victoires. Son déjeuner, que suivaient
plusieurs parties de billard, le conduisait jusqu'à trois heures. Il se
dirigeait alors vers le passage des Panoramas, pour prendre l'absinthe. Après la
séance chez Arnoux, il entrait à l'estaminet Bordelais, pour prendre le vermouth
; puis, au lieu de rejoindre sa femme, souvent il préférait dîner seul, dans un
petit café de la place Gaillon, où il voulait qu'on lui servît " des plats de
ménage, des choses naturelles " ! Enfin, il se transportait dans un autre
billard, et y restait jusqu'à minuit, jusqu'à une heure du matin, jusqu'au
moment où, le gaz éteint et les volets fermés, le maître de l'établissement,
exténué, le suppliait de sortir.
Et ce n'était pas l'amour des boissons
qui attirait dans ces endroits le citoyen Regimbart, mais l'habitude ancienne
d'y causer politique ; avec l'âge, sa verve était tombée, il n'avait plus qu'une
morosité silencieuse. On aurait dit, à voir le sérieux de son visage, qu'il
roulait le monde dans sa tête. Rien n'en sortait ; et personne, même de ses
amis, ne lui connaissait d'occupations, bien qu'il se donnât pour tenir un
cabinet d'affaires.
Arnoux paraissait l'estimer infiniment. Il dit un
jour à Frédéric :
-- " Celui-là en sait long, allez ! C'est un homme
fort " !
Une autre fois, Regimbart étala sur son pupitre des papiers
concernant des mines de kaolin en Bretagne ; Arnoux s'en rapportait à son
expérience.
Frédéric se montra plus cérémonieux pour Regimbart, --
jusqu'à lui offrir l'absinthe de temps à autre ; et quoiqu'il le jugeât stupide,
souvent il demeurait dans sa compagnie pendant une grande heure, uniquement
parce que c'était l'ami de Jacques Arnoux.
Après avoir poussé dans leurs
débuts des maîtres contemporains, le marchand de tableaux, homme de progrès,
avait tâché, tout en conservant des allures artistiques, d'étendre ses profits
pécuniaires. Il recherchait l'émancipation des arts, le sublime à bon marché.
Toutes les industries du luxe parisien subirent son influence, qui fut bonne
pour les petites choses, et funeste pour les grandes. Avec sa rage de flatter
l'opinion, il détourna de leur voie les artistes habiles, corrompit les forts,
épuisa les faibles, et illustra les médiocres ; il en disposait par ses
relations et par sa revue. Les rapins ambitionnaient de voir leurs oeuvres à sa
vitrine et les tapissiers prenaient chez lui des modèles d'ameublement. Frédéric
le considérait à la fois comme millionnaire, comme dilettante, comme homme
d'action. Bien des choses, pourtant, l'étonnaient, car le sieur Arnoux était
malicieux dans son commerce.
Il recevait du fond de l'Allemagne ou de
l'Italie une toile achetée à Paris quinze cents francs, et, exhibant une facture
qui la portait à quatre mille, la revendait trois mille cinq cents, par
complaisance. Un de ses tours ordinaires avec les peintres était d'exiger comme
pot-de-vin une réduction de leur tableau, sous prétexte d'en publier la gravure
; il vendait toujours la réduction et jamais la gravure ne paraissait. A ceux
qui se plaignaient d'être exploités, il répondait par une tape sur le ventre.
Excellent d'ailleurs, il prodiguait les cigares, tutoyait les inconnus,
s'enthousiasmait pour une oeuvre ou pour un homme, et, s'obstinant alors, ne
regardant à rien, multipliait les courses, les correspondances, les réclames. Il
se croyait fort honnête, et, dans son besoin d'expansion, racontait naïvement
ses indélicatesses.
Une fois, pour vexer un confrère qui inaugurait un
autre journal de peinture par un grand festin, il pria Frédéric d'écrire sous
ses yeux, un peu avant l'heure du rendez-vous, des billets où l'on désinvitait
les convives.
-- " Cela n'attaque pas l'honneur, vous comprenez ? "
Et le jeune homme n'osa lui refuser ce service.
Le lendemain, en
entrant avec Hussonnet dans son bureau, Frédéric vit par la porte (celle qui
s'ouvrait sur l'escalier) le bas d'une robe disparaître.
-- " Mille
excuses ! " dit Hussonnet. " Si j'avais cru qu'il y eût des femmes. "
--
" Oh ! pour celle-là c'est la mienne " , reprit Arnoux. " Elle montait me faire
une petite visite, en passant. "
-- " Comment ? " dit Frédéric.
-- " Mais oui ! elle s'en retourne chez elle, à la maison. "
Le
charme des choses ambiantes se retira tout à coup. Ce qu'il y sentait
confusément épandu venait de s'évanouir, ou plutôt n'y avait jamais été. Il
éprouvait une surprise infinie et comme la douleur d'une trahison.
Arnoux, en fouillant dans son tiroir, souriait. Se moquait-il de lui ?
Le commis déposa sur la table une liasse de papiers humides.
-- " Ah !
les affiches ! " s'écria le marchand. " Je ne suis pas près de dîner ce soir ! "
Regimbart prenait son chapeau.
-- " Comment, vous me quittez ? "
-- " Sept heures ! " dit Regimbart.
Frédéric le suivit.
Au coin de la rue Montmartre, il se retourna ; il regarda les fenêtres
du premier étage ; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se
rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées ! Où donc
vivait-elle ? Comment la rencontrer maintenant ? La solitude se rouvrait autour
de son désir plus immense que jamais !
-- " Venez-vous la prendre ? "
dit Regimbart.
-- " Prendre qui ? "
-- " L'absinthe ! "
Et, cédant à ses obsessions, Frédéric se laissa conduire à l'estaminet
Bordelais. Tandis que son compagnon, posé sur, le coude, considérait la carafe,
il jetait les yeux de droite et de gauche. Mais il aperçut le profil de Pellerin
sur le trottoir ; il cogna vivement contre le carreau, et le peintre n'était pas
assis que Regimbart lui demanda pourquoi on ne le voyait plus à l'Art
industriel .
-- " Que je crève, si j'y retourne ! C'est une brute,
un bourgeois, un misérable, un drôle ! "
Ces injures flattaient la
colère de Frédéric. Il en était blessé cependant, car il lui semblait qu'elles
atteignaient un peu Mme Arnoux.
-- " Qu'est-ce donc qu'il vous a fait ?
" dit Regimbart.
Pellerin battit le sol avec son pied, et souffla
fortement, au lieu de répondre.
Il se livrait à des travaux clandestins,
tels que portraits aux deux crayons ou pastiches de grands maîtres pour les
amateurs peu éclairés ; et, comme ces travaux l'humiliaient, il préférait se
taire, généralement. Mais " la crasse d'Arnoux " l'exaspérait trop. Il se
soulagea.
D'après une commande, dont Frédéric avait été le témoin, il
lui avait apporté deux tableaux. Le marchand, alors, s'était permis des
critiques ! Il avait blâmé la composition, la couleur et le dessin, le dessin
surtout, bref, à aucun prix n'en avait voulu. Mais, forcé par l'échéance d'un
billet, Pellerin les avait cédés au juif Isaac ; et, quinze jours plus tard,
Arnoux, lui-même les vendait à un Espagnol, pour deux mille francs.
-- "
Pas un sou de moins ! Quelle gredinerie ! et il en fait bien d'autres, parbleu !
Nous le verrons, un de ces matins, en cour d'assises. "
-- " Comme vous
exagérez ! " dit Frédéric d'une voix timide.
-- " Allons ! bon !
j'exagère ! " s'écria l'artiste, en donnant sur la table un grand coup de poing.
Cette violence rendit au jeune homme tout son aplomb. Sans doute, on
pouvait se conduire plus gentiment ; cependant, si Arnoux trouvait ces deux
toiles...
-- " Mauvaises ! lâchez le mot ! Les connaissez-vous ? Est-ce
votre métier ? Or, vous savez, mon petit, moi, je n'admets pas cela, les
amateurs ! "
-- " Eh ! ce ne sont pas mes affaires ! " dit Frédéric.
-- " Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? " reprit froidement
Pellerin.
Le jeune homme balbutia :
-- " Mais... parce que je
suis son ami. "
-- " Embrassez-le de ma part ! bonsoir ! "
Et le
peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.
Frédéric s'était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans
l'échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme
intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout
seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir
immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.
Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres, pour une
exposition de tableaux.
-- " Tiens ! qui vous ramène ? "
Cette
question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il
demanda si l'on n'avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en
cuir bleu.
-- " Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? " dit
Arnoux.
Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d'une
telle supposition.
-- " Vos poésies, alors ? " répliqua le marchand.
Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la
bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de
méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, - - de
grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva ; et, en
disant : " C'est fait ! " il lui passa la main sous le menton, familièrement.
Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du
bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux,
elle-même, se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.
Il
reçut, dans la même semaine, une lettre où Deslauriers annonçait qu'il
arriverait à Paris, jeudi prochain. Alors, il se rejeta violemment sur cette
affection plus solide et plus haute. Un pareil homme valait toutes les femmes.
Il n'aurait plus besoin de Regimbart, de Pellerin, d'Hussonnet, de personne !
Afin de mieux loger son ami, il acheta une couchette de fer, un second fauteuil,
dédoubla sa literie ; et, le jeudi matin, il s'habillait pour aller au-devant de
Deslauriers quand un coup de sonnette retentit à sa porte. Arnoux entra.
-- " Un mot, seulement ! Hier, on m'a envoyé de Genève une belle truite
; nous comptons sur vous, tantôt, à sept heures juste... C'est rue de Choiseul,
24 bis. N'oubliez pas ! "
Frédéric fut obligé de s'asseoir. Ses genoux
chancelaient. Il se répétait : " Enfin ! enfin ! " Puis il écrivit à son
tailleur, à son chapelier, à son bottier ; et il fit porter ces trois billets
par trois commissionnaires différents. La clef tourna dans la serrure et le
concierge parut, avec une malle sur l'épaule.
Frédéric, en apercevant
Deslauriers, se mit à trembler comme une femme adultère sous le regard de son
époux.
-- " Qu'est-ce donc qui te prend ? " dit Deslauriers, " tu dois
cependant avoir reçu de moi une lettre ? "
Frédéric n'eut pas la force
de mentir.
Il ouvrit les bras et se jeta sur sa poitrine.
Ensuite, le clerc conta son histoire. Son père n'avait pas voulu rendre
ses comptes de tutelle, s'imaginant que ces comptes-là se prescrivaient par dix
ans. Mais, fort en procédure, Deslauriers avait enfin arraché tout l'héritage de
sa mère, sept mille francs nets, qu'il tenait là, sur lui, dans un vieux
portefeuille.
-- " C'est une réserve, en cas de malheur. Il faut que
j'avise à les placer et à me caser moi-même, dès demain matin. Pour aujourd'hui,
vacance complète, et tout à toi, mon vieux ! "
-- " Oh ! ne te gêne pas
! " dit Frédéric. " Si tu avais ce soir quelque chose d'important... "
-- " Allons donc ! Je serais un fier misérable. " ..
Cette
épithète, lancée au hasard, toucha Frédéric en plein coeur, comme une allusion
outrageante.
Le concierge avait disposé sur la table, auprès du feu, des
côtelettes, de la galantine, une langouste, un dessert, et deux bouteilles de
vin de Bordeaux. Une réception si bonne émut Deslauriers.
-- " Tu me
traites comme un roi, ma parole ! "
Ils causèrent de leur passé, de
l'avenir ; et, de temps à autre, ils se prenaient les mains par-dessus la table,
en se regardant une minute avec attendrissement. Mais un commissionnaire apporta
un chapeau neuf. Deslauriers remarqua, tout haut, combien la coiffe était
brillante.
Puis le tailleur, lui-même, vint remettre l'habit auquel il
avait donné un coup de fer.
-- " On croirait que tu vas te marier " ,
dit Deslauriers.
Une heure après, un troisième individu survint et
retira d'un grand sac noir une paire de bottes vernies, splendides. Pendant que
Frédéric les essayait, le bottier observait narquoisement la chaussure du
provincial.
-- " Monsieur n'a besoin de rien ? "
-- " Merci " ,
répliqua le Clerc, en rentrant sous sa chaise ses vieux souliers à cordons.
Cette humiliation gêna Frédéric. Il reculait à faire son aveu. Enfin, il
s'écria, comme saisi par une idée :
-- " Ah ! saprelotte, j'oubliais ! "
-- " Quoi donc ? "
-- " Ce soir, je dîne en ville ! "
--
" Chez les Dambreuse ? Pourquoi ne m'en parles-tu jamais dans tes lettres ? "
Ce n'était pas chez les Dambreuse, mais chez les Arnoux.
-- " Tu
aurais dû m'avertir ! " dit Deslauriers. " Je serais venu un jour plus tard. "
-- " Impossible ! " répliqua brusquement Frédéric. " On ne m'a invité
que ce matin, tout à l'heure. "
Et, pour racheter sa faute et en
distraire son ami, il dénoua les cordes emmêlées de sa malle, il arrangea dans
la commode toutes ses affaires, il voulait lui donner son propre lit, coucher
dans le cabinet au bois. Puis, dès quatre heures, il commença les préparatifs de
sa toilette.
-- " Tu as bien le temps ! " dit l'autre.
Enfin, il
s'habilla, il partit.
-- " Voilà les riches ! " pensa Deslauriers.
Et il alla dîner rue Saint-Jacques, chez un petit restaurateur qu'il
connaissait.
Frédéric s'arrêta plusieurs fois dans l'escalier, tant son
coeur battait fort. Un de ses gants trop juste éclata ; et, tandis qu'il
enfonçait la déchirure sous la manchette de sa chemise, Arnoux, qui montait par
derrière, le saisit au bras et le fit entrer.
L'antichambre, décorée à
la chinoise, avait une lanterne peinte, au plafond, et des bambous dans les
coins. En traversant le salon, Frédéric trébucha contre une peau de tigre. On
n'avait point allumé les flambeaux, mais deux lampes brûlaient dans le boudoir
tout au fond.
Mlle Marthe vint dire que sa maman s'habillait. Arnoux
l'enleva jusqu'à la hauteur de sa bouche pour la baiser ; puis, voulant choisir
lui-même dans la cave certaines bouteilles de vin, il laissa Frédéric avec
l'enfant.
Elle avait grandi beaucoup depuis le voyage de Montereau. Ses
cheveux bruns descendaient en longs anneaux frisés sur ses bras nus. Sa robe,
plus bouffante que le jupon d'une danseuse, laissait voir ses mollets roses, et
toute sa gentille personne sentait frais comme un bouquet. Elle reçut les
compliments du monsieur avec des airs de coquette, fixa sur lui ses yeux
profonds, puis, se coulant parmi les meubles, disparut comme un chat.
Il
n'éprouvait plus aucun trouble. Les globes des lampes, recouverts d'une dentelle
en papier, envoyaient un jour laiteux et qui attendrissait la couleur des
murailles, tendues de satin mauve. A travers les lames du garde-feu, pareil à un
gros éventail, on apercevait les charbons dans la cheminée ; il y avait, contre
la pendule, un coffret à fermoirs d'argent. Çà et là, des choses intimes
traînaient : une poupée au milieu de la causeuse, un fichu contre le dossier
d'une chaise, et, sur la table à ouvrage, un tricot de laine d'où pendaient en
dehors deux aiguilles d'ivoire, la pointe en bas. C'était un endroit paisible,
honnête et familier tout ensemble.
Arnoux rentra ; et, par l'autre
portière, Mme Arnoux parut. Comme elle se trouvait enveloppée d'ombre, il ne
distingua d'abord que sa tête. Elle avait une robe de velours noir et, dans les
cheveux, une longue bourse algérienne en filet de soie rouge qui, s'entortillant
à son peigne, lui tombait sur l'épaule gauche.
Arnoux présenta Frédéric.
-- " Oh ! je reconnais Monsieur parfaitement " , répondit-elle.
Puis les convives arrivèrent tous, presque en même temps : Dittmer,
Lovarias, Burrieu, le compositeur Rosenwald, le poète Théophile Lorris, deux
critiques d'art collègues d'Hussonnet, un fabricant de papier, et enfin
l'illustre Pierre-Paul Meinsius, le dernier représentant de la grande peinture,
qui portait gaillardement avec sa gloire, ses quatre-vingts années et son gros
ventre.
Lorsqu'on passa dans la salle à manger, Mme Arnoux prit son
bras. Une chaise était restée vide pour Pellerin. Arnoux l'aimait tout en
l'exploitant. D'ailleurs, il redoutait sa terrible langue -- si bien que, pour
l'attendrir, il avait publié dans l'Art industriel son portrait
accompagné d'éloges hyperboliques ; et Pellerin, plus sensible à la gloire qu'à
l'argent, apparut vers huit heures, tout essoufflé. Frédéric s'imagina qu'ils
étaient réconciliés depuis longtemps.
La compagnie, les mets, tout lui
plaisait. La salle, telle qu'un parloir moyen âge, était tendue de cuir battu ;
une étagère hollandaise se dressait devant un râtelier de chibouques ; et,
autour de la table, les verres de Bohême diversement colorés, faisaient au
milieu des fleurs et des fruits comme une illumination dans un jardin.
Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio,
du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines ; il but des
vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement
de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de
malles-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui
communiquaient des sauces.
Mais la causerie surtout amusait Frédéric.
Son goût pour les voyages fut caressé par Dittmer, qui parla de l'Orient ; il
assouvit sa curiosité des choses du théâtre en écoutant Rosenwald causer de
l'Opéra ; et l'existence atroce de la bohème lui parut drôle, à travers la
gaieté d'Hussonnet, lequel narra, d'une manière pittoresque, comment il avait
passé tout un hiver, n'ayant pour nourriture que du fromage de Hollande. Puis,
une discussion entre Lovarias et Burrieu, sur l'école florentine, lui révéla des
chefs-d'oeuvre, lui ouvrit des horizons, et il eut du mal à contenir son
enthousiasme quand Pellerin s'écria :
-- " Laissez-moi tranquille avec
votre hideuse réalité ! Qu'est-ce que cela veut dire, la réalité ? Les uns
voient noir, d'autres bleu, la multitude voit bête. Rien de moins naturel que
Michel-Ange, rien de plus fort ! Le souci de la vérité extérieure dénote la
bassesse contemporaine ; et l'art deviendra, si l'on continue, je ne sais quelle
rocambole au-dessous de la religion comme poésie, et de la politique comme
intérêt. Vous n'arriverez pas à son but, -- oui, son but ! -- qui est de nous
causer une exaltation impersonnelle, avec de petites oeuvres, malgré toutes vos
finasseries d'exécution. Voilà les tableaux de Bassolier, par exemple : c'est
joli, coquet, propret, et pas lourd ! Ça peut se mettre dans la poche, se
prendre en voyage ! Les notaires achètent ça vingt mille francs ; il y a pour
trois sous d'idées ; mais, sans l'idée, rien de grand ! sans grandeur, pas de
beau ! L'Olympe est une montagne ! Le plus crâne monument, ce sera toujours les
Pyramides. Mieux vaut l'exubérance que le goût, le désert qu'un trottoir, et un
sauvage qu'un coiffeur ! "
Frédéric, en écoutant ces choses, regardait
Mme Arnoux. Elles tombaient dans son esprit comme des métaux dans une fournaise,
s'ajoutaient à sa passion et faisaient de l'amour.
Il était assis trois
places au-dessous d'elle, sur le même côté. De temps à autre, elle se penchait
un peu, en tournant la tête pour adresser quelques mots à sa petite fille ; et,
comme elle souriait alors, une fossette se creusait dans sa joue, ce qui donnait
à son visage un air de bonté plus délicate.
Au moment des liqueurs, elle
disparut. La conversation devint très libre ; M. Arnoux y brilla, et Frédéric
fut étonné du cynisme de ces hommes. Cependant, leur préoccupation de la femme
établissait entre eux et lui comme une égalité, qui le haussait dans sa propre
estime.
Rentré au salon, il prit, par contenance, un des albums traînant
sur la table. Les grands artistes de l'époque l'avaient illustré de dessins, y
avaient mis de la prose, des vers, ou simplement leurs signatures ; parmi les
noms fameux, il s'en trouvait beaucoup d'inconnus, et les pensées curieuses
n'apparaissaient que sous un débordement de sottises. Toutes contenaient un
hommage plus ou moins direct à Mme Arnoux. Frédéric aurait eu peur d'écrire une
ligne à côté.
Elle alla chercher dans son boudoir le coffret à fermoirs
d'argent qu'il avait remarqué sur la cheminée. C'était un cadeau de son mari, un
ouvrage de la Renaissance. Les amis d'Arnoux le complimentèrent, sa femme le
remerciait ; il fut pris d'attendrissement, et lui donna devant le monde un
baiser.
Ensuite, tous causèrent çà et là, par groupes ; le bonhomme
Meinsius était avec Mme Arnoux, sur une bergère, près du feu ; elle se penchait
vers son oreille, leurs têtes se touchaient ; -- et Frédéric aurait accepté
d'être sourd, infirme et laid pour un nom illustre et des cheveux blancs, enfin
pour avoir quelque chose qui l'intronisât dans une intimité pareille. Il se
rongeait le coeur, furieux contre sa jeunesse.
Mais elle vint dans
l'angle du salon où il se tenait, lui demanda s'il connaissait quelques-uns des
convives, s'il aimait la peinture, depuis combien de temps il étudiait à Paris.
Chaque mot qui sortait de sa bouche semblait à Frédéric être une chose nouvelle,
une dépendance exclusive de sa personne. Il regardait attentivement les effilés
de sa coiffure, caressant par le bout son épaule nue ; et il n'en détachait pas
ses yeux, il enfonçait son âme dans la blancheur de cette chair féminine ;
cependant, il n'osait lever ses paupières, pour la voir plus haut, face à face.
Rosenwald les interrompit, en priant Mme Arnoux de chanter quelque
chose. Il préluda, elle attendait ; ses lèvres s'entr'ouvrirent, et un son pur,
long, filé, monta dans l'air.
Frédéric ne comprit rien aux paroles
italiennes.
Cela commençait sur un rythme grave, tel qu'un chant
d'église, puis, s'animant crescendo, multipliait les éclats sonores, s'apaisait
tout à coup ; et la mélodie revenait amoureusement, avec une oscillation large
et paresseuse.
Elle se tenait debout, près du clavier, les bras
tombants, le regard perdu. Quelquefois, pour lire la musique, elle clignait ses
paupières en avançant le front, un instant. Sa voix de contralto prenait dans
les cordes basses une intonation lugubre qui glaçait, et alors sa belle tête,
aux grands sourcils, s'inclinait sur son épaule ; sa poitrine se gonflait, ses
bras s'écartaient, son cou d'où s'échappaient des roulades se renversait
mollement comme sous des baisers aériens ; elle lança trois notes aiguës,
redescendit, en jeta une plus haute encore, et, après un silence, termina par un
point d'orgue.
Rosenwald n'abandonna pas le piano. Il continua de jouer,
pour lui- même. De temps à autre, un des convives disparaissait. A onze heures,
comme les derniers s'en allaient, Arnoux sortit avec Pellerin, sous prétexte de
le reconduire. Il était de ces gens qui se disent malades quand ils n'ont pas
fait leur tour après dîner.
Mme Arnoux s'était avancée dans
l'antichambre ; Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main ;
elle la tendit également à Frédéric ; et il éprouva comme une pénétration à tous
les atomes de sa peau.
Il quitta ses amis ; il avait besoin d'être seul.
Son coeur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Etait-ce un geste irréfléchi,
ou un encouragement ? " Allons donc ! je suis fou ! " Qu'importait d'ailleurs,
puisqu'il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son
atmosphère.
Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde
passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades
grises, leurs fenêtres closes ; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres
humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un
même ne se doutait qu'elle vécût ! Il n'avait plus conscience du milieu, de
l'espace, de rien ; et, battant le sol du talon, en frappant avec sa canne les
volets des boutiques, il allait toujours devant lui, au hasard, éperdu,
entraîné. Un air humide l'enveloppa ; il se reconnut au bord des quais.
Les réverbères brillaient en deux lignes droites, indéfiniment, et de
longues flammes rouges vacillaient dans la profondeur de l'eau. Elle était de
couleur ardoise, tandis que le ciel, plus clair, semblait soutenu par les
grandes masses d'ombre qui se levaient de chaque côté du fleuve.
Des
édifices, que l'on n'apercevait pas, faisaient des redoublements d'obscurité. Un
brouillard lumineux flottait au-delà, sur les toits ; tous les bruits se
fondaient en un seul bourdonnement ; un vent léger soufflait.
Il s'était
arrêté au milieu du Pont-Neuf, et, tête nue, poitrine ouverte, il aspirait
l'air. Cependant, il sentait monter du fond de lui-même quelque chose
d'intarissable, un afflux de tendresse qui l'énervait, comme le mouvement des
ondes sous ses yeux. A l'horloge d'une église, une heure sonna, lentement,
pareille à une voix qui l'eût appelé.
Alors, il fut saisi par un de ces
frissons de l'âme où il vous semble qu'on est transporté dans un monde
supérieur. Une faculté extraordinaire, dont il ne savait pas l'objet, lui était
venue. Il se demanda, sérieusement, s'il serait un grand peintre ou un grand
poète ; -- et il se décida pour la peinture, car les exigences de ce métier le
rapprocheraient de Mme Arnoux. Il avait donc trouvé sa vocation ! Le but de son
existence était clair maintenant, et l'avenir infaillible.
Quand il eut
refermé sa porte, il entendit quelqu'un qui ronflait dans le cabinet noir, près
de la chambre. C'était l'autre. Il n'y pensait plus.
Son visage
s'offrait à lui dans la glace. Il se trouva beau, et resta une minute à se
regarder.
Chapitre V.
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Le lendemain,
avant midi, il s'était acheté une boîte de couleurs, des pinceaux, un chevalet.
Pellerin consentit à lui donner des leçons, et Frédéric l'emmena dans son
logement pour voir si rien ne manquait parmi ses ustensiles de peinture.
Deslauriers était rentré. Un jeune homme occupait le second fauteuil. Le
clerc dit en le montrant :
-- " C'est lui ! le voilà ! Sénécal ! "
Ce garçon déplut à Frédéric. Son front était rehaussé par la coupe de
ses cheveux taillés en brosse. Quelque chose de dur et de froid perçait dans ses
yeux gris ; et sa longue redingote noire, tout son costume sentait le pédagogue
et l'ecclésiastique.
D'abord, on causa des choses du jour, entre autres
du Stabat de Rossini ; Sénécal, interrogé, déclara qu'il n'allait jamais
au théâtre. Pellerin ouvrit la boîte de couleurs.
-- " Est-ce pour toi,
tout cela ? " dit le clerc.
-- " Mais sans doute ! "
-- " Tiens
! quelle idée ! "
Et il se pencha sur la table, où le répétiteur de
mathématiques feuilletait un volume de Louis Blanc. Il l'avait apporté lui-même,
et lisait à voix basse des passages, tandis que Pellerin et Frédéric examinaient
ensemble la palette, le couteau, les vessies, puis ils vinrent à s'entretenir du
dîner chez Arnoux.
-- " Le marchand de tableaux ? " demanda Sénécal. "
Joli monsieur, vraiment ! "
-- " Pourquoi donc ? " dit Pellerin.
Sénécal répliqua :
-- " Un homme qui bat monnaie avec des
turpitudes politiques ! "
Et il se mit à parler d'une lithographie
célèbre, représentant toute la famille royale livrée à des occupations
édifiantes : Louis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien, les
princesses brodaient, le duc de Nemours ceignait un sabre ; M. de Joinville
montrait une carte géographique à ses jeunes frères ; on apercevait, dans le
fond, un lit à deux compartiments. Cette image, intitulée Une bonne famille
, avait fait les délices des bourgeois, mais l'affliction des patriotes.
Pellerin, d'un ton vexé comme s'il en était l'auteur, répondit que toutes les
opinions se valaient ; Sénécal protesta. L'Art devait exclusivement viser à la
moralisation des masses ! Il ne fallait reproduire que des sujets poussant aux
actions vertueuses ; les autres étaient nuisibles.
-- " Mais ça dépend
de l'exécution ! " cria Pellerin. " Je peux faire des chefs-d'oeuvre ! "
-- " Tant pis pour vous, alors ! on n'a pas le droit.... "
-- "
Comment ? "
-- " Non ! monsieur, vous n'avez pas le droit de
m'intéresser à des choses que je réprouve !. Qu'avons-nous besoin de laborieuses
bagatelles, dont il est impossible de tirer aucun profit, de ces Vénus, par
exemple, avec tous vos paysages ? Je ne vois pas là d'enseignement pour le
peuple ! Montrez-nous ses misères, plutôt ! enthousiasmez-nous pour ses
sacrifices ! Eh ! bon Dieu, les sujets ne manquent pas : la ferme, l'atelier....
"
Pellerin en balbutiait d'indignation, et, croyant avoir trouvé un
argument :
-- " Molière, l'acceptez-vous ? "
-- " Soit ! " dit
Sénécal. " Je l'admire comme précurseur de la Révolution française. "
--
" Ah ! la Révolution ! Quel art ! Jamais il n'y a eu d'époque plus pitoyable ! "
-- " Pas de plus grande, monsieur ! "
Pellerin se croisa les
bras, et, le regardant en face :
-- " Vous m'avez l'air d'un fameux
garde national ! "
Son antagoniste, habitué aux discussions, répondit :
-- " Je n' en suis pas ! et je la déteste autant que vous. Mais,
avec des principes pareils, on corrompt les foules ! Ça fait le compte du
Gouvernement, du reste ! il ne serait pas si fort sans la complicité d'un tas de
farceurs comme celui-là. "
Le peintre prit la défense du marchand, car
les opinions de Sénécal l'exaspéraient. Il osa même soutenir que Jacques Arnoux
était un véritable coeur d'or, dévoué à ses amis, chérissant sa femme.
-- " Oh ! oh ! si on lui offrait une bonne somme, il ne la refuserait
pas pour servir de modèle. "
Frédéric devint blême.
-- " Il vous
a donc fait bien du tort, monsieur ? "
-- " A moi ? non ! Je l'ai vu,
une fois, au café, avec un ami. Voilà tout. "
Sénécal disait vrai. Mais
il se trouvait agacé, quotidiennement, par les réclames de l' Art industriel
. Arnoux était, pour lui, le représentant d'un monde qu'il jugeait funeste à
la démocratie. Républicain austère, il suspectait de corruption toutes les
élégances, n'ayant d'ailleurs aucun besoin, et étant d'une probité inflexible.
La conversation eut peine à reprendre. Le peintre se rappela bientôt son
rendez-vous, le répétiteur ses élèves ; et, quand ils furent sortis, après un
long silence, Deslauriers fit différentes questions sur Arnoux.
-- " Tu
m'y présenteras plus tard, n'est-ce pas, mon vieux ? "
-- " Certainement
" , dit Frédéric.
Puis ils avisèrent à leur installation. Deslauriers
avait obtenu, sans peine, une place de second clerc chez un avoué, pris à
l'Ecole de droit son inscription, acheté les livres indispensables, -- et la vie
qu'ils avaient tant rêvée commença.
Elle fut charmante, grâce à la
beauté de leur jeunesse. Deslauriers, n'ayant parlé d'aucune convention
pécuniaire, Frédéric n'en parla pas. Il subvenait à toutes les dépenses,
rangeait l'armoire, s'occupait du ménage ; mais, s'il fallait donner une
mercuriale au concierge, le Clerc s'en chargeait, continuant, comme au collège,
son rôle de protecteur et d'aîné.
Séparés tout le long du jour, ils se
retrouvaient le soir. Chacun prenait sa place au coin du feu et se mettait à la
besogne. Ils ne tardaient pas à l'interrompre. C'étaient des épanchements sans
fin, des gaietés sans cause, et des disputes quelquefois, à propos de la lampe
qui filait, ou d'un livre égaré, colères d'une minute, que des rires apaisaient.
La porte du cabinet au bois restant ouverte, ils bavardaient de loin,
dans leur lit.
Le matin, ils se promenaient en manches de chemise sur
leur terrasse ; le soleil se levait, des brumes légères passaient sur le fleuve,
on entendait un glapissement dans le marché aux fleurs à côté ; -- et les fumées
de leurs pipes tourbillonnaient dans l'air pur, qui rafraîchissait leurs yeux
encore bouffis ; ils sentaient, en l'aspirant, un vaste espoir épandu.
Quand il ne pleuvait pas, le dimanche, ils sortaient ensemble ; et, bras
dessus bras dessous, ils s'en allaient par les rues. Presque toujours la même
réflexion leur survenait à la fois, ou bien, ils causaient, sans rien voir
autour d'eux. Deslauriers ambitionnait la richesse, comme moyen de puissance sur
les hommes. Il aurait voulu remuer beaucoup de monde, faire beaucoup de bruit,
avoir trois secrétaires sous ses ordres, et un grand dîner politique une fois
par semaine. Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur
des divans de cachemire, au murmure d'un jet d'eau, servi par des pages nègres ;
-- et ces choses rêvées devenaient à la fin tellement précises, qu'elles le
désolaient comme s'il les avait perdues.
-- " A quoi bon causer de tout
cela " , disait-il, " puisque jamais nous ne l'aurons ! "
-- " Qui sait
? " reprenait Deslauriers.
Malgré ses opinions démocratiques, il
l'engageait à s'introduire chez les Dambreuse. L'autre objectait ses tentatives.
-- " Bah ! retournes-y ! On t'invitera ! "
Ils reçurent, vers le
milieu du mois de mars, parmi des notes assez lourdes, celles du restaurateur
qui leur apportait à dîner. Frédéric, n'ayant point la somme suffisante,
emprunta cent écus à Deslauriers ; quinze jours plus tard, il réitéra la même
demande, et le Clerc le gronda pour les dépenses auxquelles il se livrait chez
Arnoux.
Effectivement, il n'y mettait point de modération. Une vue de
Venise, une vue de Naples et une autre de Constantinople occupant le milieu des
trois murailles, des sujets équestres d'Alfred de Dreux çà et là, un groupe de
Pradier sur la cheminée, des numéros de l'Art industriel sur le piano, et
des cartonnages par terre dans les angles, encombraient le logis d'une telle
façon, qu'on avait peine à poser un livre, à remuer les coudes. Frédéric
prétendait qu'il lui fallait tout cela pour sa peinture.
Il travaillait
chez Pellerin. Mais souvent Pellerin était en courses, -- ayant coutume
d'assister à tous les enterrements et événements dont les journaux devaient
rendre compte ; -- et Frédéric passait des heures entièrement seul dans
l'atelier. Le calme de cette grande pièce, où l'on n'entendait que le
trottinement des souris, la lumière qui tombait du plafond, et jusqu'au
ronflement du poêle, tout le plongeait d'abord dans une sorte de bien-être
intellectuel. Puis ses yeux, abandonnant son ouvrage, se portaient sur les
écaillures de la muraille, parmi les bibelots de l'étagère, le long des torses
où la poussière amassée faisait comme des lambeaux de velours ; et, tel un
voyageur perdu au milieu d'un bois et que tous les chemins ramènent à la même
place, continuellement, il retrouvait au fond de chaque idée le souvenir de Mme
Arnoux.
Il se fixait des jours pour aller chez elle ; arrivé au second
étage, devant sa porte, il hésitait à sonner. Des pas se rapprochaient ; on
ouvrait, et, à ces mots : " Madame est sortie " , c'était une délivrance, et
comme un fardeau de moins sur son coeur.
Il la rencontra, pourtant. La
première fois, il y avait trois dames avec elle ; une autre après-midi, le
maître d'écriture de Mlle Marthe survint. D'ailleurs, les hommes que recevait
Mme Arnoux ne lui faisaient point de visites. Il n'y retourna plus, par
discrétion.
Mais il ne manquait pas, pour qu'on l'invitât aux dîners du
jeudi, de se présenter à l'Art industriel , chaque mercredi,
régulièrement ; et il y restait après tous les autres, plus longtemps que
Regimbart, jusqu'à la dernière minute, en feignant de regarder une gravure, de
parcourir un journal. Enfin Arnoux lui disait :
-- " Etes-vous libre,
demain soir ? " Il acceptait avant que la phrase fût achevée. Arnoux semblait le
prendre en affection. Il lui montra l'art de reconnaître les vins, à brûler le
punch, à faire des salmis de bécasses ; Frédéric suivait docilement ses
conseils, -- aimant tout ce qui dépendait de Mme Arnoux, ses meubles, ses
domestiques, sa maison, sa rue.
Il ne parlait guère pendant ces dîners ;
il la contemplait. Elle avait à droite, contre la tempe, un petit grain de
beauté ; ses bandeaux étaient plus noirs que le reste de sa chevelure et
toujours comme un peu humides sur les bords ; elle les flattait de temps à
autre, avec deux doigts seulement. Il connaissait la forme de chacun de ses
ongles, il se délectait à écouter le sifflement de sa robe de soie quand elle
passait auprès des portes, il humait en cachette la senteur de son mouchoir ;
son peigne, ses gants, ses bagues étaient pour lui des choses particulières,
importantes comme des oeuvres d'art, presque animées comme des personnes ;
toutes lui prenaient le coeur et augmentaient sa passion.
Il n'avait pas
eu la force de la cacher à Deslauriers. Quand il revenait de chez Mme Arnoux, il
le réveillait comme par mégarde, afin de pouvoir causer d'elle.
Deslauriers, qui couchait dans le cabinet au bois, près de la fontaine,
poussait un long bâillement. Frédéric s'asseyait au pied de son lit. D'abord il
parlait du dîner, puis il racontait mille détails insignifiants, où il voyait
des marques de mépris ou d'affection. Une fois, par exemple, elle avait refusé
son bras, pour prendre celui de Dittmer, et Frédéric se désolait.
-- "
Ah ! quelle bêtise ! "
Ou bien elle l'avait appelé son " ami " .
-- " Vas-y gaiement, alors ! "
-- " Mais je n'ose pas " disait
Frédéric.
-- " Eh bien, n'y pense plus Bonsoir. " .
Deslauriers
se retournait vers la ruelle et s'endormait. Il ne comprenait rien à cet amour,
qu'il regardait comme une dernière faiblesse d'adolescence ; et, son intimité ne
lui suffisant plus, sans doute, il imagina de réunir leurs amis communs une fois
la semaine.
Ils arrivaient le samedi, vers neuf heures. Les trois
rideaux d'algérienne étaient soigneusement tirés ; la lampe et quatre bougies
brûlaient ; au milieu de la table, le pot à tabac, tout plein de pipes,
s'étalait entre les bouteilles de bière, la théière, un flacon de rhum et des
petits fours. On discutait sur l'immortalité de l'âme, on faisait des parallèles
entre les professeurs.
Hussonnet, un soir, introduisit un grand jeune
homme habillé d'une redingote trop courte des poignets, et la contenance
embarrassée. C'était le garçon qu'ils avaient réclamé au poste, l'année
dernière.
N'ayant pu rendre à son maître le carton de dentelles perdu
dans la bagarre, celui-ci l'avait accusé de vol, menacé des tribunaux ;
maintenant, il était commis dans une maison de roulage. Hussonnet, le matin,
l'avait rencontré au coin d'une rue ; et il l'amenait, car Dussardier, par
reconnaissance, voulait voir " l'autre " .
Il tendit à Frédéric le
porte-cigares encore plein, et qu'il avait gardé religieusement avec l'espoir de
le rendre. Les jeunes gens l'invitèrent à revenir. Il n'y manqua pas.
Tous sympathisaient. D'abord, leur haine du Gouvernement avait la
hauteur d'un dogme indiscutable. Martinon seul tâchait de défendre
Louis-Philippe. On l'accablait sous les lieux communs traînant dans les journaux
: l'embastillement de Paris, les lois de septembre, Pritchard, lord Guizot, --
si bien que Martinon se taisait, craignant d'offenser quelqu'un. En sept ans de
collège, il n'avait pas mérité de pensum, et, à l'Ecole de droit, il savait
plaire aux professeurs. Il portait ordinairement une grosse redingote couleur
mastic, avec des claques en caoutchouc ; mais il apparut un soir dans une
toilette de marié : gilet de velours à châle, cravate blanche, chaîne d'or.
L'étonnement redoubla quand on sut qu'il sortait de chez M. Dambreuse.
En effet, le banquier Dambreuse venait d'acheter au père Martinon une partie de
bois considérable ; le bonhomme lui ayant présenté son fils, il les avait
invités à dîner tous les deux.
-- " Y avait-il beaucoup de truffes " ,
demanda Deslauriers, " et as-tu pris la taille à son épouse, entre deux portes,
sicut decet ? "
Alors, la conversation s'engagea sur les femmes.
Pellerin n'admettait pas qu'il y eût de belles femmes (il préférait les tigres)
; d'ailleurs, la femelle de l'homme était une créature inférieure dans la
hiérarchie esthétique.
-- " Ce qui vous séduit est particulièrement ce
qui la dégrade comme idée ; je veux dire les seins, les cheveux. " ..
--
" Cependant " , objecta Frédéric, " de longs cheveux noirs, avec de grands yeux
noirs... "
-- " Oh ! connu ! " s'écria Hussonnet. " Assez d'Andalouses
sur la pelouse ! des choses antiques ? serviteur ! Car enfin, voyons, pas de
blagues ! une lorette est plus amusante que la Vénus de Milo ! Soyons Gaulois,
nom d'un petit bonhomme ! et Régence si nous pouvons !
-- " Coulez, bons
vins ; femmes, daignez sourire !
-- " Il faut passer de la brune à la
blonde ! -- Est-ce votre avis, père Dussardier ? "
Dussardier ne
répondit pas. Tous le pressèrent pour connaître ses goûts.
-- " Eh bien
" , fit-il en rougissant, " moi, je voudrais aimer la même, toujours ! "
Cela fut dit d'une telle façon, qu'il y eut un moment de silence, les
uns étant surpris de cette candeur, et les autres y découvrant, peut-être, la
secrète convoitise de leur âme.
Sénécal posa sur le chambranle sa chope
de bière et déclara dogmatiquement que, la prostitution étant une tyrannie et le
mariage une immoralité, il valait mieux s'abstenir. Deslauriers prenait les
femmes comme une distraction, rien de plus. M. de Cisy avait à leur endroit
toute espèce de crainte.
Elevé sous les yeux d'une grand-mère dévote, il
trouvait la compagnie de ces jeunes gens alléchante comme un mauvais lieu et
instructive comme une Sorbonne. On ne lui ménageait pas les leçons ; et il se
montrait plein de zèle, jusqu'à vouloir fumer, en dépit des maux de coeur qui le
tourmentaient chaque fois, régulièrement. Frédéric l'entourait de soins. Il
admirait la nuance de ses cravates, la fourrure de son paletot et surtout ses
bottes, minces comme des gants et qui semblaient insolentes de netteté et de
délicatesse ; sa voiture l'attendait en bas dans la rue.
Un soir qu'il
venait de partir, et que la neige tombait, Sénécal se mit à plaindre son cocher.
Puis il déclama contre les gants jaunes, le Jockey- Club. Il faisait plus de cas
d'un ouvrier que de ces messieurs.
-- " Moi, je travaille, au moins ! je
suis pauvre ! "
-- " Cela se voit " , dit à la fin Frédéric, impatienté.
Le répétiteur lui garda rancune pour cette parole.
Mais,
Regimbart ayant dit qu'il connaissait un peu Sénécal, Frédéric, voulant faire
une politesse à l'ami d'Arnoux, le pria de venir aux réunions du samedi, et la
rencontre fut agréable aux deux patriotes.
Ils différaient cependant.
Sénécal -- qui avait un crâne en pointe -- ne considérait que les
systèmes. Regimbart, au contraire, ne voyait dans les faits que les faits. Ce
qui l'inquiétait principalement, c'était la frontière du Rhin. Il prétendait se
connaître en artillerie, et se faisait habiller par le tailleur de l'Ecole
polytechnique.
Le premier jour, quand on lui offrit des gâteaux, il leva
les épaules dédaigneusement, en disant que cela convenait aux femmes ; et il ne
parut guère plus gracieux les fois suivantes. Du moment que les idées
atteignaient une certaine hauteur, il murmurait : " Oh ! pas d'utopies, pas de
rêves ! " En fait d'art (bien qu'il fréquentât les ateliers, où quelquefois il
donnait, par complaisance, une leçon d'escrime), ses opinions n'étaient point
transcendantes. Il comparait le style de M. Marrast à celui de Voltaire et Mlle
Vatnaz à Mme de Staël, à cause d'une ode sur la Pologne, " où il y avait du
coeur " . Enfin, Regimbart assommait tout le monde et particulièrement
Deslauriers, car le Citoyen était un familier d'Arnoux. Or, le clerc
ambitionnait de fréquenter cette maison, espérant y faire des connaissances
profitables. " Quand donc m'y mèneras-tu ? " disait-il. Arnoux se trouvait
surchargé de besogne, ou bien il partait en voyage ; puis, ce n'était pas la
peine, les dîners allaient finir.
S'il avait fallu risquer sa vie pour
son ami, Frédéric l'eût fait. Mais comme il tenait à se montrer le plus
avantageusement possible, comme il surveillait son langage, ses manières et son
costume jusqu'à venir au bureau de l'Art industriel toujours
irréprochablement ganté, il avait peur que Deslauriers, avec son vieil habit
noir, sa tournure de procureur et ses discours outrecuidants, ne déplût à Mme
Arnoux, ce qui pouvait le compromettre, le rabaisser lui-même auprès d'elle. Il
admettait bien les autres, mais celui-là, précisément, l'aurait gêné mille fois
plus. Le Clerc s'apercevait qu'il ne voulait pas tenir sa promesse, et le
silence de Frédéric lui semblait une aggravation d'injure.
Il aurait
voulu le conduire absolument, le voir se développer d'après l'idéal de leur
jeunesse ; et sa fainéantise le révoltait, comme une désobéissance et comme une
trahison. D'ailleurs Frédéric, plein de l'idée de Mme Arnoux, parlait de son
mari souvent ; et Deslauriers commença une intolérable scie, consistant à
répéter son nom cent fois par jour, à la fin de chaque phrase, comme un tic
d'idiot. Quand on frappait à sa porte, il répondait : " Entrez, Arnoux ! " Au
restaurant, il demandait un fromage de Brie " à l'instar d'Arnoux " ; et, la
nuit, feignant d'avoir un cauchemar, il réveillait son compagnon en hurlant : "
Arnoux ! Arnoux ! " Enfin, un jour, Frédéric, excédé, lui dit d'une voix
lamentable :
-- " Mais laisse-moi tranquille avec Arnoux ! "
--
" Jamais ! " répondit le clerc.
Toujours lui ! lui partout ! ou brûlante
ou glacée ! L'image de l'Arnoux...
-- " Tais-toi donc ! s'écria Frédéric
en levant le poing.
Il reprit doucement :
-- " C'est un sujet
qui m'est pénible, tu sais bien. "
-- " Oh ! pardon, mon bonhomme " ,
répliqua Deslauriers en s'inclinant très bas, " on respectera désormais les
nerfs de Mademoiselle ! Pardon encore une fois ! Mille excuses ! "
Ainsi
fut terminée la plaisanterie.
Mais trois semaines après, un soir, il lui
dit :
-- " Eh bien, je l'ai vue tantôt, Mme Arnoux ! "
-- " Où
donc ? "
-- " Au Palais, avec Balandard, avoué ; une femme brune,
n'est-ce pas, de taille moyenne ? "
Frédéric fit un signe d'assentiment.
Il attendait que Deslauriers parlât. Au moindre mot d'admiration, il se serait
épanché largement, était tout prêt à le chérir ; l'autre se taisait toujours ;
enfin, n'y tenant plus, il lui demanda d'un air indifférent ce qu'il pensait
d'elle.
Deslauriers la trouvait " pas mal, sans avoir pourtant rien
d'extraordinaire " .
-- " Ah ! tu trouves " , dit Frédéric.
Arriva le mois d'août, époque de son deuxième examen. D'après l'opinion
courante, quinze jours devaient suffire pour en préparer les matières. Frédéric,
ne doutant pas de ses forces, avala d'emblée les quatre premiers livres du Code
de procédure, les trois premiers du Code pénal, plusieurs morceaux d'Instruction
criminelle et une partie du Code civil, avec les annotations de M. Poncelet. La
veille, Deslauriers lui fit faire une récapitulation qui se prolongea jusqu'au
matin ; et, pour mettre à profit le dernier quart d'heure, il continua à
l'interroger sur le trottoir, tout en marchant.
Comme plusieurs examens
se passaient simultanément, il y avait beaucoup de monde dans la cour, entre
autres Hussonnet et Cisy ; on ne manquait pas de venir à ces épreuves quand il
s'agissait des camarades. Frédéric endossa la robe noire traditionnelle ; puis
il entra suivi de la foule, avec trois autres étudiants, dans une grande pièce,
éclairée par des fenêtres sans rideaux et garnie de banquettes, le long des
murs. Au milieu, des chaises de cuir entouraient une table, décorée d'un tapis
vert. Elle séparait les candidats de MM. les examinateurs en robe rouge, tous
portant des chausses d'hermine sur l'épaule, avec des toques à galons d'or sur
le chef.
Frédéric se trouvait l'avant-dernier dans la série, position
mauvaise. A la première question sur la différence entre une convention et un
contrat, il définit l'une pour l'autre ; et le professeur, un brave homme, lui
dit : -- " Ne vous troublez pas, monsieur, remettez-vous ! " puis, ayant fait
deux demandes faciles, suivies de réponses obscures, il passa enfin au
quatrième. Frédéric fut démoralisé par ce piètre commencement. Deslauriers, en
face, dans le public, lui faisait signe que tout n'était pas encore perdu ; et à
la deuxième interrogation sur le droit criminel, il se montra passable. Mais,
après la troisième, relative au testament mystique, l'examinateur étant resté
impassible tout le temps, son angoisse redoubla ; car Hussonnet joignait les
mains comme pour applaudir, tandis que Deslauriers prodiguait des haussements
d'épaules. Enfin le moment arriva où il fallut répondre sur la Procédure ! Il
s'agissait de la tierce opposition. Le professeur, choqué d'avoir entendu des
théories contraires aux siennes, lui demanda d'un ton brutal :
-- " Et
vous, monsieur, est-ce votre avis ? Comment conciliez-vous le principe de
l'article 1351 du Code civil avec cette voie d'attaque extraordinaire ! "
Frédéric se sentait un grand mal de tête, pour avoir passé la nuit sans
dormir. Un rayon de soleil, entrant par l'intervalle d'une jalousie, le frappait
au visage. Debout derrière sa chaise, il se dandinait et tirait sa moustache.
-- " J'attends toujours votre réponse ! " reprit l'homme à la toque
d'or.
Et, comme le geste de Frédéric l'agaçait sans doute :
-- "
Ce n'est pas dans votre barbe que vous la trouverez ! "
Ce sarcasme
causa un rire dans l'auditoire ; le professeur, flatté, s'amadoua. Il lui fit
deux questions encore sur l'ajournement et sur l'affaire sommaire, puis baissa
la tête en signe d'approbation ; l'acte public était fini. Frédéric rentra dans
le vestibule.
Pendant que l'huissier le dépouillait de sa robe, pour la
repasser à un autre immédiatement, ses amis l'entourèrent, en achevant de
l'ahurir avec leurs opinions contradictoires sur le résultat de l'examen. On le
proclama bientôt d'une voix sonore, à l'entrée de la salle : " Le troisième
était... ajourné ! "
-- Emballé ! dit Hussonnet, allons-nous-en !
Devant la loge du concierge, ils rencontrèrent Martinon, rouge, ému,
avec un sourire dans les yeux et l'auréole du triomphe sur le front. Il venait
de subir sans encombre son dernier examen. Restait seulement la thèse. Avant
quinze jours, il serait licencié. Sa famille connaissait un ministre, " une
belle carrière " s'ouvrait devant lui.
-- " Celui-là t'enfonce tout de
même " , dit Deslauriers.
Rien n'est humiliant comme de voir les sots
réussir dans les entreprises où l'on échoue. Frédéric, vexé, répondit qu'il s'en
moquait. Ses prétentions étaient plus hautes ; et, comme Hussonnet faisait mine
de s'en aller, il le prit à l'écart pour lui dire :
-- " Pas un mot de
tout cela, chez eux, bien entendu !
Le secret était facile, puisque
Arnoux, le lendemain, partait en voyage pour l'Allemagne.
Le soir, en
rentrant, le Clerc trouva son ami singulièrement changé : il pirouettait,
sifflait ; et, l'autre s'étonnant de cette humeur, Frédéric déclara qu'il
n'irait pas chez sa mère ; il emploierait ses vacances à travailler.
A
la nouvelle du départ d'Arnoux, une joie l'avait saisi. Il pouvait se présenter
là-bas, tout à son aise, sans crainte d'être interrompu dans ses visites. La
conviction d'une sécurité absolue lui donnerait du courage. Enfin il ne serait
pas éloigné, ne serait pas séparé d'Elle ! Quelque chose de plus fort qu'une
chaîne de fer l'attachait à Paris, une voix intérieure lui criait de rester.
Des obstacles s'y opposaient. Il les franchit en écrivant à sa mère ; il
confessait d'abord son échec, occasionné par des changements faits dans le
programme, -- un hasard, une injustice ; -- d'ailleurs, tous les grands avocats
(il citait leurs noms) avaient été refusés à leurs examens. Mais il comptait se
présenter de nouveau au mois de novembre. Or, n'ayant pas de temps à perdre, il
n'irait point à la maison cette année ; et il demandait, outre l'argent d'un
trimestre, deux cent cinquante francs, pour des répétitions de droit, fort
utiles ; -- le tout enguirlandé de regrets, condoléances, chatteries et
protestations d'amour filial.
Mme Moreau, qui l'attendait le lendemain,
fut chagrinée doublement. Elle cacha la mésaventure de son fils, et lui répondit
" de venir tout de même " . Frédéric ne céda pas. Une brouille s'ensuivit. A la
fin de la semaine, néanmoins, il reçut l'argent du trimestre avec la somme
destinée aux répétitions, et qui servit à payer un pantalon gris perle, un
chapeau de feutre blanc et une badine à pomme d'or.
Quand tout cela fut
en sa possession :
-- " C'est peut-être une idée de coiffeur que j'ai
eue ? " songea-t-il.
Et une grande hésitation le prit.
Pour
savoir s'il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans l'air, des
pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité
l'ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul.
Il monta
vivement l'escalier, tira le cordon de la sonnette ; elle ne sonna pas ; il se
sentait près de défaillir.
Puis il ébranla, d'un coup furieux, le lourd
gland de soie rouge. Un carillon retentit, s'apaisa par degrés ; et l'on
n'entendait plus rien. Frédéric eut peur.
Il colla son oreille contre la
porte ; pas un souffle ! Il mit son oeil au trou de la serrure, et il
n'apercevait dans l'antichambre que deux pointes de roseau, sur la muraille,
parmi les fleurs du papier. Enfin, il tournait les talons quand il se ravisa.
Cette fois, il donna un petit coup, léger. La porte s'ouvrit ; et, sur le seuil,
les cheveux ébouriffés, la face cramoisie et l'air maussade, Arnoux lui-même
parut.
-- " Tiens ! Qui diable vous amène ? Entrez ! "
Il
l'introduisit, non dans le boudoir ou dans sa chambre, mais dans la salle à
manger, où l'on voyait sur la table une bouteille de vin de Champagne avec deux
verres ; et, d'un ton brusque :
-- " Vous avez quelque chose à me
demander, cher ami ? "
-- " Non ! rien ! rien ! " balbutia le jeune
homme, cherchant un prétexte à sa visite.
Enfin, il dit qu'il était venu
savoir de ses nouvelles, car il le croyait en Allemagne, sur le rapport
d'Hussonnet.
-- " Nullement ! " reprit Arnoux. " Quelle linotte que ce
garçon-là, pour entendre tout de travers ! "
Afin de dissimuler son
trouble, Frédéric marchait de droite et de gauche, dans la salle. En heurtant le
pied d'une chaise, il fit tomber une ombrelle posée dessus ; le manche d'ivoire
se brisa.
-- " Mon Dieu ! " s'écria-t-il, " comme je suis chagrin
d'avoir brisé l'ombrelle de Mme Arnoux ! "
A ce mot, le marchand releva
la tête, et eut un singulier sourire. Frédéric, prenant l'occasion qui s'offrait
de parler d'elle, ajouta timidement :
-- " Est-ce que je ne pourrai pas
la voir ? "
Elle était dans son pays, près de sa mère malade.
Il
n'osa faire de questions sur la durée de cette absence. Il demanda seulement
quel était le pays de Mme Arnoux.
-- " Chartres ! Cela vous étonne ? "
-- " Moi ? non ! pourquoi ? Pas le moins du monde ! "
Ils ne
trouvèrent, ensuite, absolument rien à se dire. Arnoux, qui s'était fait une
cigarette, tournait autour de la table, en soufflant. Frédéric, debout contre le
poêle, contemplait les murs, l'étagère, le parquet ; et des images charmantes
défilaient dans sa mémoire, devant ses yeux plutôt. Enfin il se retira.
Un morceau de journal, roulé en boule, traînait par terre, dans
l'antichambre ; Arnoux le prit, et, se haussant sur la pointe des pieds, il
l'enfonça dans la sonnette, pour continuer, dit-il, sa sieste interrompue. Puis,
en lui donnant une poignée de main :
-- " Avertissez le concierge, s'il
vous plaît, que je n'y suis pas ! "
Et il referma la porte sur son dos,
violemment.
Frédéric descendit l'escalier marche à marche. L'insuccès de
cette première tentative le décourageait sur le hasard des autres. Alors
commencèrent trois mois d'ennui. Comme il n'avait aucun travail, son
désoeuvrement renforçait sa tristesse.
Il passait des heures à regarder,
du haut de son balcon, la rivière qui coulait entre les quais grisâtres,
noircis, de place en place, par la bavure des égouts, avec un ponton de
blanchisseuses amarré contre le bord, où des gamins quelquefois s'amusaient,
dans la vase, à faire baigner un caniche. Ses yeux délaissant à gauche le pont
de pierre de Notre-Dame et trois ponts suspendus, se dirigeaient toujours vers
le quai aux Ormes, sur un massif de vieux arbres, pareils aux tilleuls du port
de Montereau. La tour Saint-Jacques, l'Hôtel de Ville, Saint-Gervais,
Saint-Louis, Saint- Paul se levaient en face, parmi les toits confondus, -- et
le génie de la colonne de Juillet resplendissait à l'orient comme une large
étoile d'or, tandis qu'à l'autre extrémité le dôme des Tuileries arrondissait,
sur le ciel, sa lourde masse bleue. C'était par-derrière, de ce côté-là, que
devait être la maison de Mme Arnoux.
Il rentrait dans sa chambre ; puis,
couché sur son divan, s'abandonnait à une méditation désordonnée : plans
d'ouvrages, projets de conduite, élancements vers l'avenir. Enfin, pour se
débarrasser de lui-même, il sortait.
Il remontait, au hasard, le
Quartier latin, si tumultueux d'habitude, mais désert à cette époque, car les
étudiants étaient partis dans leurs familles. Les grands murs des collèges,
comme allongés par le silence, avaient un aspect plus morne encore ; on
entendait toutes sortes de bruits paisibles, des battements d'ailes dans des
cages, le ronflement d'un tour, le marteau d'un savetier ; et les marchands
d'habits, au milieu des rues, interrogeaient de l'oeil chaque fenêtre,
inutilement. Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre
ses carafons remplis ; les journaux demeuraient en ordre sur la table des
cabinets de lecture ; dans l'atelier des repasseuses, des linges frissonnaient
sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s'arrêtait à l'étalage
d'un bouquiniste ; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait
se retourner ; et, parvenu devant le Luxembourg, il n'allait pas plus loin.
Quelquefois, l'espoir d'une distraction l'attirait vers les boulevards.
Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de
grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments
dessinaient au bord du pavé des dentelures d'ombre noire. Mais les charrettes,
les boutiques recommençaient, et la foule l'étourdissait, -- le dimanche
surtout, -- quand, depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine, c'était un immense
flot ondulant sur l'asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur
continue ; il se sentait tout écoeuré par la bassesse des figures, la niaiserie
des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur !
Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de
les regarder.
Il allait tous les jours à l'Art industriel ; -- et
pour savoir quand reviendrait Mme Arnoux, il s'informait de sa mère très
longuement. La réponse d'Arnoux ne variait pas ; " le mieux se continuait " , sa
femme, avec la petite, serait de retour la semaine prochaine. Plus elle tardait
à revenir, plus Frédéric témoignait d'inquiétude, -- si bien qu'Arnoux, attendri
par tant d'affection, l'emmena cinq ou six fois dîner au restaurant.
Frédéric, dans ces longs tête-à-tête, reconnut que le marchand de
peinture n'était pas fort spirituel. Arnoux pouvait s'apercevoir de ce
refroidissement ; et puis c'était l'occasion de lui rendre, un peu, ses
politesses.
Voulant donc faire les choses très bien, il vendit à un
brocanteur tous ses habits neufs, moyennant la somme de quatre-vingts francs ;
et, l'ayant grossie de cent autres qui lui restaient, il vint chez Arnoux le
prendre pour dîner. Regimbart s'y trouvait. Ils s'en allèrent aux Trois-Frères-
Provençaux.
Le Citoyen commença par retirer sa redingote, et, sûr de la
déférence des deux autres, écrivit la carte. Mais il eut beau se transporter
dans la cuisine pour parler lui-même au chef, descendre à la cave dont il
connaissait tous les coins, et faire monter le maître de l'établissement, auquel
il " donna un savon " , il ne fut content ni des mets, ni des vins, ni du
service ! A chaque plat nouveau, à chaque bouteille différente, dès la première
bouchée, la première gorgée, il laissait tomber sa fourchette, ou repoussait au
loin son verre ; puis s'accoudant sur la nappe de toute la longueur de son bras,
il s'écriait qu'on ne pouvait plus dîner à Paris ! Enfin, ne sachant qu'imaginer
pour sa bouche, Regimbart se commanda des haricots à l'huile, " tout bonnement "
, lesquels, bien qu'à moitié réussis, l'apaisèrent un peu. Puis il eut, avec le
garçon, un dialogue, roulant sur les anciens garçons des Provençaux : " Qu'était
devenu Antoine ? Et un nommé Eugène ? Et Théodore, le petit, qui servait
toujours en bas ? Il y avait dans ce temps-là une chère autrement distinguée, et
des têtes de Bourgogne comme on n'en reverra plus ! "
Ensuite, il fut
question de la valeur des terrains dans la banlieue, une spéculation d'Arnoux,
infaillible. En attendant, il perdait ses intérêts. Puisqu'il ne voulait vendre
à aucun prix, Regimbart lui découvrirait quelqu'un ; et ces deux messieurs
firent, avec un crayon, des calculs jusqu'à la fin du dessert.
On s'en
alla prendre le café, passage du Saumon, dans un estaminet, à l'entresol.
Frédéric assista, sur ses jambes, à d'interminables parties de billard,
abreuvées d'innombrables chopes ; -- et il resta là, jusqu'à minuit, sans savoir
pourquoi, par lâcheté, par bêtise, dans l'espérance confuse d'un événement
quelconque favorable à son amour.
Quand donc la reverrait-il ? Frédéric
se désespérait. Mais, un soir, vers la fin de novembre, Arnoux lui dit :
-- " Ma femme est revenue hier, vous savez ! "
Le lendemain, à
cinq heures, il entrait chez elle.
Il débuta par des félicitations, à
propos de sa mère, dont la maladie avait été si grave.
-- " Mais non !
Qui vous l'a dit ? "
-- " Arnoux ! "
Elle fit un " ah " léger,
puis ajouta qu'elle avait eu d'abord, des craintes sérieuses, maintenant
disparues.
Elle se tenait près du feu, dans la bergère de tapisserie. Il
était sur le canapé, avec son chapeau entre ses genoux ; et l'entretien fut
pénible, elle l'abandonnait à chaque minute ; il ne trouvait pas de joint pour y
introduire ses sentiments. Mais, comme il se plaignait d'étudier la chicane,
elle répliqua : -- " Oui..., je conçois..., les affaires !... " en baissant la
figure, absorbée tout à coup par des réflexions.
Il avait soif de les
connaître, et même ne songeait pas à autre chose. Le crépuscule amassait de
l'ombre autour d'eux.
Elle se leva, ayant une course à faire, puis
reparut avec une capote de velours, et une mante noire, bordée de petit-gris. Il
osa offrir de l'accompagner.
On n'y voyait plus ; le temps était froid,
et un lourd brouillard, estompant la façade des maisons, puait dans l'air.
Frédéric le humait avec délices ; car il sentait à travers la ouate du vêtement
la forme de son bras ; et sa main, prise dans un gant chamois à deux boutons, sa
petite main qu'il aurait voulu couvrir de baisers, s'appuyait sur sa manche. A
cause du pavé glissant, ils oscillaient un peu ; il lui semblait qu'ils étaient
tous les deux comme bercés par le vent, au milieu d'un nuage.
L'éclat
des lumières sur le boulevard, le remit dans la réalité. L'occasion était bonne,
le temps pressait. Il se donna jusqu'à la rue de Richelieu pour déclarer son
amour. Mais, presque aussitôt, devant un magasin de porcelaines, elle s'arrêta
net, en lui disant :
-- " Nous y sommes, je vous remercie ! A jeudi,
n'est-ce pas, comme d'habitude ? "
Les dîners recommencèrent ; et plus
il fréquentait Mme Arnoux, plus ses langueurs augmentaient.
La
contemplation de cette femme l'énervait, comme l'usage d'un parfum trop fort.
Cela descendit dans les profondeurs de son tempérament, et devenait presque une
manière générale de sentir, un mode nouveau d'exister.
Les prostituées
qu'il rencontrait aux feux du gaz, les cantatrices poussant leurs roulades, les
écuyères sur leurs chevaux au galop, les bourgeoises à pied, les grisettes à
leur fenêtre, toutes les femmes lui rappelaient celle-là, par des similitudes ou
par des contrastes violents. Il regardait, le long des boutiques, les
cachemires, les dentelles et les pendeloques de pierreries, en les imaginant
drapés autour de ses reins, cousues à son corsage, faisant des feux dans sa
chevelure noire. A l'éventaire des marchandes, les fleurs s'épanouissaient pour
qu'elle les choisît en passant ; dans la montre des cordonniers, les petites
pantoufles de satin à bordure de cygne semblaient attendre son pied ; toutes les
rues conduisaient vers sa maison ; les voitures ne stationnaient sur les places
que pour y mener plus vite ; Paris se rapportait à sa personne, et la grande
ville avec toutes ses voix bruissait, comme un immense orchestre, autour d'elle.
Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d'un palmier l'entraînait
vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous
le tendelet des éléphants, dans la cabine d'un yacht parmi des archipels bleus,
ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes
contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s'arrêtait au Louvre devant de
vieux tableaux ; et son amour l'embrassant jusque dans les siècles disparus, il
la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d'un hennin, elle priait à
deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des
Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines
à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au
milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d'autruche, dans une robe de
brocart. D'autres fois, il la rêvait en pantalon de soie jaune, sur les coussins
d'un harem ; -- et tout ce qui était beau, le scintillement des étoiles,
certains airs de musique, l'allure d'une phrase, un contour, l'amenaient à sa
pensée d'une façon brusque et insensible.
Quant à essayer d'en faire sa
maîtresse, il était sûr que toute tentative serait vaine.
Un soir,
Dittmer, qui arrivait, la baisa sur le front ; Lovarias fit de même, en disant :
-- " Vous permettez, n'est-ce pas, selon le privilège des amis ? "
Frédéric balbutia :
-- " Il me semble que nous sommes tous des
amis ? "
-- " Pas tous des vieux ! " reprit-elle.
C'était le
repousser d'avance, indirectement.
Que faire, d'ailleurs ? Lui dire
qu'il l'aimait ? Elle l'éconduirait sans doute : ou bien, s'indignant, le
chasserait de sa maison ! Or, il préférait toutes les douleurs à l'horrible
chance de ne plus la voir.
Il enviait le talent des pianistes, les
balafres des soldats. Il souhaitait une maladie dangereuse, espérant de cette
façon l'intéresser.
Une chose l'étonnait, c'est qu'il n'était plus
jaloux d'Arnoux ; et il ne pouvait se la figurer autrement que vêtue, -- tant sa
pudeur semblait naturelle, et reculait son sexe dans une ombre mystérieuse.
Cependant, il songeait au bonheur de vivre avec elle, de la tutoyer, de
lui passer la main sur les bandeaux longuement, ou de se tenir par terre, à
genoux, les deux bras autour de sa taille, à boire son âme dans ses yeux ! Il
aurait fallu, pour cela, subvertir la destinée ; et, incapable d'action,
maudissant Dieu et s'accusant d'être lâche, il tournait dans son désir, comme un
prisonnier dans son cachot. Une angoisse permanente l'étouffait. Il restait
pendant des heures immobile, ou bien, il éclatait en larmes ; et, un jour qu'il
n'avait pas eu la force de se contenir, Deslauriers lui dit :
-- " Mais,
saprelotte ! qu'est-ce que tu as ? "
Frédéric souffrait des nerfs.
Deslauriers n'en crut rien. Devant une pareille douleur, il avait senti se
réveiller sa tendresse, et il le réconforta. Un homme comme lui se laisser
abattre, quelle sottise ! Passe encore dans la jeunesse, mais plus tard, c'est
perdre son temps.
-- " Tu me gâtes mon Frédéric ! Je redemande l'ancien.
Garçon, toujours du même ! Il me plaisait ! Voyons, fume une pipe, animal !
Secoue-toi un peu, tu me désoles ! "
-- " C'est vrai " , dit Frédéric, "
je suis fou ! "
Le Clerc reprit :
-- " Ah ! vieux troubadour, je
sais bien ce qui t'afflige ! Le petit coeur ? Avoue-le ! Bah ! une de perdue,
quatre de trouvées ! On se console des femmes vertueuses avec les autres.
Veux-tu que je t'en fasse connaître, des femmes ? Tu n'as qu'à venir à
l'Alhambra. " (C'était un bal public ouvert récemment au haut des
Champs-Elysées, et qui se ruina, dès la seconde saison, par un luxe prématuré
dans ce genre d'établissements. ) " On s'y amuse à ce qu'il paraît. Allons-y !
Tu prendras tes amis, si tu veux ; je te passe même Regimbart ! "
Frédéric n'invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils
emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier ; et le même fiacre les
descendit tous les cinq à la porte de l'Alhambra.
Deux galeries
moresques s'étendaient à droite et à gauche, parallèlement. Le mur d'une maison,
en face, occupait tout le fond, et le quatrième côté (celui du restaurant)
figurait un cloître gothique à vitraux de couleurs. Une sorte de toiture
chinoise abritait l'estrade où jouaient les musiciens ; le sol autour était
couvert d'asphalte, et des lanternes vénitiennes accrochées à des poteaux
formaient, de loin, sur les quadrilles, une couronne de feux multicolores. Un
piédestal, çà et là, supportait une cuvette de pierre, d'où s'élevait un mince
filet d'eau. On apercevait dans les feuillages des statues en plâtre, Hébés ou
Cupidons tout gluants de peinture à l'huile ; et les allées nombreuses, garnies
d'un sable très jaune soigneusement ratissé, faisaient paraître le jardin
beaucoup plus vaste qu'il ne l'était.
Des étudiants promenaient leurs
maîtresses ; des commis en nouveautés se pavanaient, une canne entre les doigts
; des collégiens fumaient des régalias ; de vieux célibataires caressaient avec
un peigne leur barbe teinte ; il y avait des Anglais, des Russes, des gens de
l'Amérique du Sud, trois Orientaux en tarbouch. Des lorettes, des grisettes et
des filles étaient venues là, espérant trouver un protecteur, un amoureux, une
pièce d'or, ou simplement pour le plaisir de la danse ; et leurs robes à tunique
vert d'eau, bleue, cerise, ou violette, passaient, s'agitaient entre les
ébéniers et les lilas. Presque tous les hommes portaient des étoffes à carreaux,
quelques-uns des pantalons blancs, malgré la fraîcheur du soir. On allumait les
becs de gaz.
Hussonnet, par ses relations avec les journaux de modes et
les petits théâtres, connaissait beaucoup de femmes ; il leur envoyait des
baisers par le bout des doigts, et de temps à autre, quittant ses amis, allait
causer avec elles.
Deslauriers fut jaloux de ces allures. Il aborda
cyniquement une grande blonde, vêtue de nankin. Après l'avoir considéré d'un air
maussade, elle dit : -- " Non ! pas de confiance, mon bonhomme ! " et tourna les
talons.
Il recommença près d'une grosse brune, qui était folle sans
doute, car elle bondit dès le premier mot, en le menaçant, s'il continuait,
d'appeler les sergents de ville. Deslauriers s'efforça de rire ; puis,
découvrant une petite femme assise à l'écart sous un réverbère, il lui proposa
une contredanse.
Les musiciens, juchés sur l'estrade, dans des postures
de singe, raclaient et soufflaient, impétueusement. Le chef d'orchestre, debout,
battait la mesure d'une façon automatique. On était tassé, on s'amusait ; les
brides dénouées des chapeaux effleuraient les cravates, les bottes s'enfonçaient
sous les jupons ; tout cela sautait en cadence ; Deslauriers pressait contre lui
la petite femme, et, gagné par le délire du cancan, se démenait au milieu des
quadrilles comme une grande marionnette. Cisy et Dussardier continuaient leur
promenade ; le jeune aristocrate lorgnait les filles, et, malgré les
exhortations du commis, n'osait leur parler, s'imaginant qu'il y avait toujours
chez ces femmes-là " un homme caché dans l'armoire avec un pistolet, et qui en
sort pour vous faire souscrire des lettres de change " .
Ils revinrent
près de Frédéric. Deslauriers ne dansait plus ; et tous se demandaient comment
finir la soirée, quand Hussonnet s'écria :
-- " Tiens ! la marquise
d'Amaëgui ! "
C'était une femme pâle, à nez retroussé, avec des mitaines
jusqu'aux coudes et de grandes boucles noires qui pendaient le long de ses
joues, comme deux oreilles de chien. Hussonnet lui dit :
-- " Nous
devrions organiser une petite fête chez toi, un raout oriental ? Tâche
d'herboriser quelques-unes de tes amies pour ces chevaliers français ! Eh bien,
qu'est-ce qui te gêne ? Attendrais-tu ton hidalgo ? "
L'Andalouse
baissait la tête ; sachant les habitudes peu luxueuses de son ami, elle avait
peur d'en être pour ses rafraîchissements. Enfin, au mot d'argent lâché par
elle, Cisy proposa cinq napoléons, toute sa bourse ; la chose fut décidée. Mais
Frédéric n'était plus là.
Il avait cru reconnaître la voix d'Arnoux,
avait aperçu un chapeau de femme, et il s'était enfoncé bien vite dans le
bosquet à côté.
Mlle Vatnaz se trouvait seule avec Arnoux.
-- "
Excusez-moi ! je vous dérange ? "
-- " Pas le moins du monde ! " reprit
le marchand.
Frédéric, aux derniers mots de leur conversation, comprit
qu'il était accouru à l'Alhambra pour entretenir Mlle Vatnaz d'une affaire
urgente ; et sans doute Arnoux n'était pas complètement rassuré, car il lui dit
d'un air inquiet :
-- " Vous êtes bien sûre ? "
-- " Très sûre !
on vous aime ! Ah ! quel homme ! "
Et elle lui faisait la moue, en
avançant ses grosses lèvres, presque sanguinolentes à force d'être rouges. Mais
elle avait d'admirables yeux, fauves avec des points d'or dans les prunelles,
tout pleins d'esprit, d'amour et de sensualité. Ils éclairaient, comme des
lampes, le teint un peu jaune de sa figure maigre. Arnoux semblait jouir de ses
rebuffades. Il se pencha de son côté en lui disant :
-- " Vous êtes
gentille, embrassez-moi ! "
Elle le prit par les deux oreilles, et le
baisa sur le front.
A ce moment, les danses s'arrêtèrent ; et, à la
place du chef d'orchestre, parut un beau jeune homme, trop gras et d'une
blancheur de cire. Il avait de longs cheveux noirs disposés à la manière du
Christ, un gilet de velours azur à grandes palmes d'or, l'air orgueilleux comme
un paon, bête comme un dindon ; et quand il eut salué le public, il entama une
chansonnette. C'était un villageois narrant lui-même son voyage dans la Capitale
; l'artiste parlait bas-normand, faisait l'homme soûl ; le refrain :
Ah ! j'ai t'y ri, j'ai t'y ri,
Dans ce gueusard de
Paris !
soulevait des trépignements d'enthousiasme. Delmas, "
chanteur expressif " , était trop malin pour le laisser refroidir. On lui passa
vivement une guitare, et il gémit une romance intitulée le Frère de l'
Albanaise .
Les paroles rappelèrent à Frédéric celles que
chantait l'homme en haillons, entre les tambours du bateau. Ses yeux
s'attachaient involontairement sur le bas de la robe étalée devant lui. Après
chaque couplet, il y avait une longue pause, -- et le souffle du vent dans les
arbres ressemblait au bruit des ondes.
Mlle Vatnaz, en écartant d'une
main les branches d'un troène qui lui masquait la vue de l'estrade, contemplait
le chanteur, fixement, les narines ouvertes, les cils rapprochés, et comme
perdue dans une joie sérieuse.
-- " Très bien ! " dit Arnoux. " Je
comprends pourquoi vous êtes ce soir à l'Alhambra ! Delmas vous plaît, ma chère.
"
Elle ne voulut rien avouer.
-- " Ah ! quelle pudeur ! "
Et, montrant Frédéric :
-- " Est-ce à cause de lui ? Vous auriez
tort. Pas de garçon plus discret ! "
Les autres, qui cherchaient leur
ami, entrèrent dans la salle de verdure. Hussonnet les présenta. Arnoux fit une
distribution de cigares et régala de sorbets la compagnie.
Mlle Vatnaz
avait rougi en apercevant Dussardier.
Elle se leva bientôt, et, lui
tendant la main :
-- " Vous ne me remettez pas, monsieur Auguste ? "
-- " Comment la connaissez-vous ? " demanda Frédéric.
-- " Nous
avons été dans la même maison ! " reprit-il.
Cisy le tirait par la
manche, ils sortirent ; et, à peine disparu, Mlle Vatnaz commença l'éloge de son
caractère. Elle ajouta même qu'il avait le génie du coeur .
Puis
on causa de Delmas, qui pourrait, comme mime, avoir des succès au théâtre ; et
il s'ensuivit une discussion, où l'on mêla Shakespeare, la Censure, le Style, le
Peuple, les recettes de la Porte-Saint-Martin, Alexandre Dumas, Victor Hugo et
Dumersan. Arnoux avait connu plusieurs actrices célèbres ; les jeunes gens se
penchaient pour l'écouter. Mais ses paroles étaient couvertes par le tapage de
la musique ; et, sitôt le quadrille ou la polka terminés, tous s'abattaient sur
les tables, appelaient le garçon, riaient ; les bouteilles de bière et de
limonade gazeuse détonaient dans les feuillages, des femmes criaient comme des
poules ; quelquefois, deux messieurs voulaient se battre ; un voleur fut arrêté.
Au galop, les danseurs envahirent les allées. Haletant, souriants, et la
face rouge, ils défilaient dans un tourbillon qui soulevait les robes avec les
basques des habits ; les trombones rugissaient plus fort ; le rythme
s'accélérait ; derrière le cloître moyen âge, on entendit des crépitations, des
pétards éclatèrent ; des soleils se mirent à tourner ; la lueur des feux de
Bengale, couleur d'émeraude, éclaira pendant une minute tout le jardin ; -- et,
à la dernière fusée, la multitude exhala un grand soupir.
Elle s'écoula
lentement. Un nuage de poudre à canon flottait dans l'air. Frédéric et
Deslauriers marchaient au milieu de la foule pas à pas, quand un spectacle les
arrêta : Martinon se faisait rendre de la monnaie au dépôt des parapluies ; et
il accompagnait une femme d'une cinquantaine d'années, laide, magnifiquement
vêtue, et d'un rang social problématique.
-- " Ce gaillard-là " , dit
Deslauriers, " est moins simple qu'on ne suppose. Mais où est donc Cisy ? "
Dussardier leur montra l'estaminet, où ils aperçurent le fils des preux,
devant un bol de punch, en compagnie d'un chapeau rose.
Hussonnet, qui
s'était absenté depuis cinq minutes, reparut au même moment.
Une jeune
fille s'appuyait sur son bras, en l'appelant tout haut " mon petit chat " .
-- " Mais non ! " lui disait-il. " Non ! pas en public ! Appelle-moi
Vicomte, plutôt ! Ça vous donne un genre cavalier ; Louis XIII et bottes molles,
qui me plaît ! Oui, mes bons, une ancienne ! N'est-ce pas qu'elle est gentille ?
"
-- Il lui prenait le menton.
-- " Salue ces messieurs ! ce
sont tous des fils de pairs de France ! je les fréquente pour qu'ils me nomment
ambassadeur ! "
-- " Comme vous êtes fou ! " soupira Mlle Vatnaz.
Elle pria Dussardier de la reconduire jusqu'à sa porte.
Arnoux
les regarda s'éloigner, puis, se tournant vers Frédéric :
-- " Vous
plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n'êtes pas franc là- dessus ! Je crois
que vous cachez vos amours ? "
Frédéric, devenu blême, jura qu'il ne
cachait rien.
-- " C'est qu'on ne vous connaît pas de maîtresse " ,
reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais
l'histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu'effectivement, il n'avait
pas de maîtresse.
Le marchand l'en blâma.
-- " Ce soir,
l'occasion était bonne ! Pourquoi n'avez-vous pas fait comme les autres, qui
s'en vont tous avec une femme ? "
-- " Eh bien, et vous ? " dit
Frédéric, impatienté d'une telle persistance.
-- " Ah ! moi ! mon petit
! c'est différent ! Je m'en retourne auprès de la mienne ! "
Il appela
un cabriolet et disparut.
Les deux amis s'en allèrent à pied. Un vent
d'est soufflait. Ils ne parlaient ni l'un ni l'autre. Deslauriers regrettait de
n'avoir pas brillé devant le directeur d'un journal, et Frédéric
s'enfonçait dans sa tristesse. Enfin, il dit que le bastringue lui avait paru
stupide.
-- " A qui la faute ? Si tu ne nous avais pas lâchés pour ton
Arnoux ! "
-- " Bah ! tout ce que j'aurais pu faire eût été complètement
inutile ! "
Mais le Clerc avait des théories. Il suffisait, pour obtenir
les choses, de les désirer fortement.
-- " Cependant, toi-même, tout à
l'heure... "
-- " Je m'en moquais bien ! " fit Deslauriers, arrêtant net
l'allusion. " Est- ce que je vais m'empêtrer de femmes ! "
Et il déclama
contre leurs mièvreries, leurs sottises, bref, elles lui déplaisaient.
-- " Ne pose donc pas ! " dit Frédéric.
Deslauriers se tut.
Puis, tout à coup :
-- " Veux-tu parier cent francs que je fais la
première qui passe ? "
-- " Oui ! accepté ! "
La première qui
passa était une mendiante hideuse ; et ils désespéraient du hasard, lorsqu'au
milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main
un petit carton.
Deslauriers l'accosta sous les arcades. Elle inclina
brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place du
Carrousel ; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un
fiacre ; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d'elle, en lui parlant avec
des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long
des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils
se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. Mais, tout
à coup, ils traversèrent le pont au Change, le marché aux Fleurs, le quai
Napoléon. Frédéric entra derrière eux.
Deslauriers lui fit comprendre
qu'il les gênerait, et n'avait qu'à suivre son exemple.
-- " Combien
as-tu encore ? "
-- " Deux pièces de cent sous. "
-- " C'est
assez ! bonsoir. "
Frédéric fut saisi par l'étonnement que l'on éprouve
à voir une farce réussir : " Il se moque de moi " , pensa-t-il. Si je remontais
? " Deslauriers croirait, peut-être, qu'il lui enviait cet amour ? " Comme si je
n'en avais pas un, et cent fois plus rare, plus noble, plus fort ! " Une espèce
de colère le poussait. Il arriva devant la porte de Mme Arnoux.
Aucune
des fenêtres extérieures ne dépendait de son logement. Cependant, il restait les
yeux collés sur la façade, -- comme s'il avait cru, par cette contemplation,
pouvoir fendre les murs. Maintenant, sans doute, elle reposait, tranquille comme
une fleur endormie, avec ses beaux cheveux noirs parmi les dentelles de
l'oreiller, les lèvres entre- closes, la tête sur un bras.
Celle
d'Arnoux lui apparut. Il s'éloigna, pour fuir cette vision.
Le conseil
de Deslauriers vint à sa mémoire ; il en eut horreur. Alors, il vagabonda dans
les rues.
Quand un piéton s'avançait, il tâchait de distinguer son
visage. De temps à autre, un rayon de lumière lui passait entre les jambes,
décrivait au ras du pavé un immense quart de cercle ; et un homme surgissait,
dans l'ombre, avec sa hotte et sa lanterne. Le vent, en certains endroits
secouait le tuyau de tôle d'une cheminée ; des sons lointains s'élevaient, se
mêlant au bourdonnement de sa tête, et il croyait entendre, dans les airs, la
vague ritournelle des contredanses. Le mouvement de sa marche entretenait cette
ivresse ; il se trouva sur le pont de la Concorde.
Alors, il se
ressouvint de ce soir de l'autre hiver, -- où, sortant de chez elle, pour la
première fois, il lui avait fallu s'arrêter, tant son coeur battait vite sous
l'étreinte de ses espérances. Toutes étaient mortes, maintenant !
Des
nuées sombres couraient sur la face de la lune. Il la contempla, en rêvant à la
grandeur des espaces, à la misère de la vie, au néant de tout. Le jour parut ;
ses dents claquaient ; et, à moitié endormi, mouillé par le brouillard et tout
plein de larmes, il se demanda pourquoi n'en pas finir ? Rien qu'un mouvement à
faire ! Le poids de son front l'entraînait, il voyait son cadavre flottant sur
l'eau.
Frédéric se pencha. Le parapet était un peu large, et ce fut par
lassitude qu'il n'essaya pas de le franchir.
Une épouvante le saisit. Il
regagna les boulevards et s'affaissa sur un banc. Des agents de police le
réveillèrent, convaincus qu'il " avait fait la noce " .
Il se remit à
marcher. Mais comme il se sentait grand'faim, et que tous les restaurants
étaient fermés, il alla souper dans un cabaret des Halles. Après quoi, jugeant
qu'il était encore trop tôt, il flâna aux alentours de l'Hôtel de Ville, jusqu'à
huit heures et un quart.
Deslauriers avait depuis longtemps congédié sa
donzelle ; et il écrivait sur la table, au milieu de la chambre. Vers quatre
heures, M. de Cisy entra.
Grâce à Dussardier, la veille au soir, il
s'était abouché avec une dame ; et même il l'avait reconduite en voiture, avec
son mari, jusqu'au seuil de sa maison, où elle lui avait donné rendez-vous. Il
en sortait. On ne connaissait pas ce nom-là !
-- " Que voulez-vous que
j'y fasse ? " dit Frédéric.
Alors le gentilhomme battit la campagne ; il
parla de Mlle Vatnaz, de l'Andalouse, et de toutes les autres. Enfin, avec
beaucoup de périphrases, il exposa le but de sa visite : se fiant à la
discrétion de son ami, il venait pour qu'il l'assistât dans une démarche, après
laquelle il se regarderait définitivement comme un homme ; et Frédéric ne le
refusa pas. Il conta l'histoire à Deslauriers, sans dire la vérité sur ce qui le
concernait personnellement.
Le Clerc trouva qu' " il allait maintenant
très bien. " Cette déférence à ses conseils augmenta sa bonne humeur.
C'était par elle qu'il avait séduit, dès le premier jour, Mlle Clémence
Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui
fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement
ébahis. Le Clerc abusait de sa candeur, jusqu'à lui faire croire qu'il était
décoré, il ornait sa redingote d'un ruban rouge, dans leurs tête-à-tête, mais
s'en privait en public, pour ne point humilier son patron, disait-il. Du reste,
il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l'appelait "
fille du peuple " par manière de rire. Elle lui apportait chaque fois de petits
bouquets de violettes. Frédéric n'aurait pas voulu d'un tel amour.
Cependant, lorsqu'ils sortaient, bras dessus bras dessous, pour se
rendre dans un cabinet chez Pinson ou chez Barillot, il éprouvait une singulière
tristesse. Frédéric ne savait pas combien, depuis un an, chaque jeudi, il avait
fait souffrir Deslauriers, quand il se brossait les ongles, avant d'aller dîner
rue de Choiseul !
Un soir que, du haut de son balcon, il venait de les
regarder partir, il vit de loin Hussonnet sur le pont d'Arcole. Le bohème se mit
à l'appeler par des signaux, et, Frédéric ayant descendu ses cinq étages :
-- " Voici la chose : c'est samedi prochain, 24, la fête de Mme Arnoux.
"
-- " Comment, puisqu'elle s'appelle Marie ? "
-- " Angèle
aussi, n'importe ! On festoiera dans leur maison de campagne, à Saint-Cloud ; je
suis chargé de vous en prévenir. Vous trouverez un véhicule à trois heures, au
Journal ! Ainsi convenu ! Pardon de vous avoir dérangé. Mais j'ai tant de
courses. " !
Frédéric n'avait pas tourné les talons que son portier lui
remit une lettre :
" Monsieur et Madame Dambreuse prient Monsieur. F.
Moreau de leur faire l'honneur de venir dîner chez eux samedi 24 courant. -- R.
S. V. P. "
-- " Trop tard " , pensa-t-il.
Néanmoins, il montra
la lettre à Deslauriers, lequel s'écria :
-- " Ah ! enfin ! Mais tu n'as
pas l'air content. "
-- " Pourquoi ? "
Frédéric, ayant hésité
quelque peu, dit qu'il avait le même jour une autre invitation.
-- "
Fais-moi le plaisir d'envoyer bouler la rue de Choiseul. Pas de bêtises ! Je
vais répondre pour toi, si ça te gêne. "
Et le Clerc écrivit une
acceptation, à la troisième personne.
N'ayant jamais vu le monde qu'à
travers la fièvre de ses convoitises, il se l'imaginait comme une création
artificielle, fonctionnant en vertu de lois mathématiques. Un dîner en ville, la
rencontre d'un homme en place, le sourire d'une jolie femme pouvaient, par une
série d'actions se déduisant les unes des autres, avoir de gigantesques
résultats. Certains salons parisiens étaient comme ces machines qui prennent la
matière à l'état brut et la rendent centuplée de valeur. Il croyait aux
courtisanes conseillant les diplomates, aux riches mariages obtenus par les
intrigues, au génie des galériens, aux docilités du hasard sous la main des
forts. Enfin, il estimait la fréquentation des Dambreuse tellement utile, et il
parla si bien, que Frédéric ne savait plus à quoi se résoudre.
Il n'en
devait pas moins, puisque c'était la fête de Mme Arnoux, lui offrir un cadeau ;
il songea, naturellement, à une ombrelle, afin de réparer sa maladresse.
Or, il découvrit une marquise en soie gorge-de-pigeon, à petit manche
d'ivoire ciselé, et qui arrivait de la Chine. Mais cela coûtait cent soixante-
quinze francs et il n'avait pas un sou, vivant même à crédit sur le trimestre
prochain. Cependant, il la voulait, il y tenait, et, malgré sa répugnance, il
eut recours à Deslauriers.
Deslauriers lui répondit qu'il n'avait pas
d'argent.
-- " J'en ai besoin " , dit Frédéric, " grand besoin ! "
Et, l'autre ayant répété la même excuse, il s'emporta.
-- " Tu
pourrais bien, quelquefois. "
-- " Quoi donc ? "
-- " Rien ! "
Le Clerc avait compris. Il leva sur sa réserve la somme en question, et,
quand il l'eut versée pièce à pièce :
-- " Je ne te réclame pas de
quittance, puisque je vis à tes crochets. "
Frédéric lui sauta au cou,
avec mille protestations affectueuses. Deslauriers resta froid. Puis, le
lendemain, apercevant l'ombrelle sur le piano :
-- " Ah ! c'était pour
cela ! "
-- " Je l'enverrai peut-être " , dit lâchement Frédéric.
Le hasard le servit, car il reçut, dans la soirée, un billet bordé de
noir, et où Mme Dambreuse, lui annonçant la perte d'un oncle, s'excusait de
remettre à plus tard le plaisir de faire sa connaissance.
Il arriva dès
deux heures au bureau du Journal. Au lieu de l'attendre pour le mener dans sa
voiture, Arnoux était parti la veille, ne résistant plus à son besoin de grand
air.
Chaque année, aux premières feuilles, durant plusieurs jours de
suite, il décampait le matin, faisait de longues courses à travers champs,
buvait du lait dans les fermes, batifolait avec les villageoises, s'informait
des récoltes, et rapportait des pieds de salade dans son mouchoir. Enfin,
réalisant un vieux rêve, il s'était acheté une maison de campagne.
Pendant que Frédéric parlait au commis, Mlle Vatnaz survint, et fut
désappointée de ne pas voir Arnoux. Il resterait là-bas encore deux jours,
peut-être. Le commis lui conseilla " d'y aller " ; elle ne pouvait y aller ;
d'écrire une lettre, elle avait peur que la lettre ne fût perdue.
Frédéric s'offrit à la porter lui-même. Elle en fit une rapidement, et
le conjura de la remettre sans témoins.
Quarante minutes après, il
débarquait à Saint-Cloud.
La maison, cent pas plus loin que le pont, se
trouvait à mi-hauteur de la colline. Les murs du jardin étaient cachés par deux
rangs de tilleuls, et une large pelouse descendait jusqu'au bord de la rivière.
La porte de la grille étant ouverte, Frédéric entra.
Arnoux, étendu sur
l'herbe, jouait avec une portée de petits chats. Cette distraction paraissait
l'absorber infiniment. La lettre de Mlle Vatnaz le tira de sa torpeur.
-- " Diable, diable ! c'est ennuyeux ! elle a raison ; il faut que je
parte. "
Puis, ayant fourré la missive dans sa poche, il prit plaisir à
montrer son domaine. Il montra tout, l'écurie, le hangar, la cuisine. Le salon
était à droite, et, du côté de Paris, donnait sur une varangue en treillage,
chargée d'une clématite. Mais, au-dessus de leur tête, une roulade éclata ; Mme
Arnoux, se croyant seule, s'amusait à chanter. Elle faisait des gammes, des
trilles, des arpèges. Il y avait de longues notes qui semblaient se tenir
suspendues ; d'autres tombaient précipitées, comme les gouttelettes d'une
cascade ; et sa voix, passant par la jalousie, coupait le grand silence, et
montait vers le ciel bleu.
Elle cessa tout à coup, quand M. et Mme
Oudry, deux voisins, se présentèrent.
Puis elle parut elle-même au haut
du perron ; et, comme elle descendait les marches, il aperçut son pied. Elle
avait de petites chaussures découvertes, en peau mordorée, avec trois pattes
transversales, ce qui dessinait sur ses bas un grillage d'or.
Les
invités arrivèrent. Sauf Me. Lefaucheux, avocat, c'étaient les convives du
jeudi. Chacun avait apporté quelque cadeau : Dittmer une écharpe syrienne,
Rosenwald un album de romances, Burrieu une aquarelle, Sombaz sa propre
caricature, et Pellerin un fusain, représentant une espèce de danse macabre,
hideuse fantaisie d'une exécution médiocre. Hussonnet s'était dispensé de tout
présent.
Frédéric attendit après les autres, pour offrir le sien. Elle
l'en remercia beaucoup. Alors, il dit :
-- " Mais... c'est presque une
dette ! J'ai été si fâché. "
-- " De quoi donc ? " reprit-elle. " Je ne
comprends pas ! "
-- " A table ! " fit Arnoux, en le saisissant par le
bras ; puis, dans l'oreille : " Vous n'êtes guère malin, vous ! "
Rien
n'était plaisant comme la salle à manger, peinte d'une couleur vert d'eau. A
l'un des bouts, une nymphe de pierre trempait son orteil dans un bassin en forme
de coquille. Par les fenêtres ouvertes, on apercevait tout le jardin avec la
longue pelouse que flanquait un vieux pin d'Ecosse, aux trois quarts dépouillé ;
des massifs de fleurs la bombaient inégalement ; et, au-delà du fleuve, se
développaient, en large demi- cercle, le bois de Boulogne, Neuilly, Sèvres,
Meudon. Devant la grille, en face, un canot à la voile prenait des bordées.
On causa d'abord de cette vue que l'on avait, puis du paysage en général
; et les discussions commençaient quand Arnoux donna l'ordre à son domestique
d'atteler l'américaine vers les neuf heures et demie. Une lettre de son caissier
le rappelait.
-- " Veux-tu que je m'en retourne avec toi ? " , dit Mme
Arnoux.
-- " Mais certainement ! " et, en lui faisant un beau salut : "
Vous savez bien, Madame, qu'on ne peut vivre sans vous ! "
Tous la
complimentèrent d'avoir un si bon mari.
-- " Ah ! c'est que je ne suis
pas seule ! " répliqua-t-elle doucement, en montrant sa petite fille.
Puis, la conversation ayant repris sur la peinture, on parla d'un
Ruysdaël, dont Arnoux espérait des sommes considérables, et Pellerin lui demanda
s'il était vrai que le fameux Saül Mathias, de Londres, fût venu, le mois passé,
lui en offrir vingt-trois mille francs.
-- " Rien de plus vrai ! " et,
se tournant vers Frédéric " : C'est même le monsieur que je promenais l'autre
jour à l'Alhambra, bien malgré moi, je vous assure, car ces Anglais ne sont pas
drôles "
Frédéric, soupçonnant dans la lettre de Mlle Vatnaz quelque
histoire de femme, avait admiré l'aisance du sieur Arnoux à trouver un moyen
honnête de déguerpir ; mais son nouveau mensonge, absolument inutile, lui fit
écarquiller les yeux.
Le marchand ajouta, d'un air simple :
-- "
Comment l'appelez-vous donc, ce grand jeune homme, votre ami ? "
-- "
Deslauriers " , dit vivement Frédéric.
Et, pour réparer les torts qu'il
se sentait à son endroit, il le vanta comme une intelligence supérieure.
-- " Ah ! vraiment ? Mais il n'a pas l'air si brave garçon que l'autre,
le commis de roulage. "
Frédéric maudit Dussardier. Elle allait croire
qu'il frayait avec les gens du commun.
Ensuite, il fut question des
embellissements de la Capitale, des quartiers nouveaux, et le bonhomme Oudry
vint à citer, parmi les grands spéculateurs, M. Dambreuse.
Frédéric,
saisissant l'occasion de se faire valoir, dit qu'il le connaissait. Mais
Pellerin se lança dans une catilinaire contre les épiciers ; vendeurs de
chandelles ou d'argent, il n'y voyait pas de différence. Puis, Rosenwald et
Burrieu devisèrent porcelaines ; Arnoux causait jardinage avec Mme Oudry ;
Sombaz, loustic de la vieille école, s'amusait à blaguer son époux ; il
l'appelait Odry, comme l'acteur, déclara qu'il devait descendre d'Oudry, le
peintre des chiens, car la bosse des animaux était visible sur son front. Il
voulut même lui tâter le crâne, l'autre s'en défendait à cause de sa perruque ;
et le dessert finit avec des éclats de rire.
Quand on eut pris le café,
sous les tilleuls, en fumant, et fait plusieurs tours dans le jardin, on alla se
promener le long de la rivière.
La compagnie s'arrêta devant un pêcheur,
qui nettoyait des anguilles, dans une boutique à poisson. Mlle Marthe voulut les
voir. Il vida sa boîte sur l'herbe ; et la petite fille se jetait à genoux pour
les rattraper, riait de plaisir, criait d'effroi. Toutes furent perdues. Arnoux
les paya.
Il eut, ensuite, l'idée de faire une promenade en canot.
Un côté de l'horizon commençait à pâlir, tandis que, de l'autre, une
large couleur orange s'étalait dans le ciel et était plus empourprée au faîte
des collines, devenues complètement noires. Mme Arnoux se tenait assise sur une
grosse pierre, ayant cette lueur d'incendie derrière elle. Les autres personnes
flânaient, çà et là ; Hussonnet, au bas de la berge, faisait des ricochets sur
l'eau.
Arnoux revint, suivi par une vieille chaloupe, où malgré les
représentations les plus sages il empila ses convives. Elle sombrait ; il fallut
débarquer.
Déjà des bougies brûlaient dans le salon, tout tendu de
perse, avec des girandoles en cristal contre les murs. La mère Oudry s'endormait
doucement dans un fauteuil, et les autres écoutaient M. Lefaucheux, dissertant
sur les gloires du barreau. Mme Arnoux était seule près de la croisée, Frédéric
l'aborda.
Ils causèrent de ce que l'on disait. Elle admirait les
orateurs ; lui, il préférait la gloire des écrivains. Mais on devait sentir,
reprit-elle, une plus forte jouissance à remuer les foules directement,
soi-même, à voir que l'on fait passer dans leur âme tous les sentiments de la
sienne. Ces triomphes ne tentaient guère Frédéric, qui n'avait point d'ambition.
-- " Ah ! pourquoi ? " dit-elle. " Il faut en avoir un peu ! "
Ils étaient l'un près de l'autre, debout, dans l'embrasure de la
croisée. La nuit, devant eux, s'étendait comme un immense voile sombre, piqué
d'argent. C'était la première fois qu'ils ne parlaient pas de choses
insignifiantes. Il vint même à savoir ses antipathies et ses goûts : certains
parfums lui faisaient mal, les livres d'histoire l'intéressaient, elle croyait
aux songes.
Il entama le chapitre des aventures sentimentales. Elle
plaignait les désastres de la passion, mais était révoltée par les turpitudes
hypocrites ; et cette droiture d'esprit se rapportait si bien à la beauté
régulière de son visage, qu'elle semblait en dépendre.
Elle souriait
quelquefois, arrêtant sur lui ses yeux, une minute. Alors, il sentait ses
regards pénétrer son âme, comme ces grands rayons de soleil qui descendent
jusqu'au fond de l'eau. Il l'aimait sans arrière-pensée, sans espoir de retour,
absolument ; et, dans ces muets transports, pareils à des élans de
reconnaissance, il aurait voulu couvrir son front d'une pluie de baisers.
Cependant, un souffle intérieur l'enlevait comme hors de lui ; c'était une envie
de se sacrifier, un besoin de dévouement immédiat, et d'autant plus fort qu'il
ne pouvait l'assouvir.
Il ne partit pas avec les autres, Hussonnet non
plus. Ils devaient s'en retourner dans la voiture ; et l'américaine attendait au
bas du perron, quand Arnoux descendit dans le jardin, pour cueillir des roses.
Puis, le bouquet étant lié avec un fil, comme les tiges dépassaient inégalement,
il fouilla dans sa poche, pleine de papiers, en prit un au hasard, les
enveloppa, consolida son oeuvre avec une forte épingle et il l'offrit à sa
femme, avec une certaine émotion.
-- " Tiens, ma chérie, excuse-moi de
t'avoir oubliée ! "
Mais elle poussa un petit cri ; l'épingle, sottement
mise, l'avait blessée, et elle remonta dans sa chambre. On l'attendit près d'un
quart d'heure. Enfin elle reparut, enleva Marthe, se jeta dans la voiture.
-- " Et ton bouquet ? " dit Arnoux.
-- " Non ! non ! ce n'est
pas la peine ! "
Frédéric courait pour l'aller prendre ; elle lui cria :
-- " Je n'en veux pas ! "
Mais il l'apporta bientôt, disant
qu'il venait de le remettre dans l'enveloppe, car il avait trouvé les fleurs à
terre. Elle les enfonça dans le tablier de cuir, contre le siège, et l'on
partit.
Frédéric, assis près d'elle, remarqua qu'elle tremblait
horriblement. Puis, quand on eut passé le pont, comme Arnoux tournait à gauche :
-- " Mais non ! tu te trompes ! par là, à droite ! "
Elle
semblait irritée ; tout la gênait. Enfin, Marthe ayant fermé les yeux, elle tira
le bouquet et le lança par la portière, puis saisit au bras Frédéric, en lui
faisant signe, avec l'autre main, de n'en jamais parler.
Ensuite, elle
appliqua son mouchoir contre ses lèvres, et ne bougea plus.
Les deux
autres, sur le siège, causaient imprimerie, abonnés. Arnoux, qui conduisait sans
attention, se perdit au milieu du bois de Boulogne. Alors, on s'enfonça dans de
petits chemins. Le cheval marchait au pas ; les branches des arbres frôlaient la
capote. Frédéric n'apercevait de Mme Arnoux que ses deux yeux, dans l'ombre ;
Marthe s'était allongée sur elle, et il lui soutenait la tête.
-- " Elle
vous fatigue ! " dit sa mère.
Il répondit :
-- " Non ! oh non !
"
De lents tourbillons de poussière se levaient ; on traversait Auteuil
; toutes les maisons étaient closes ; un réverbère, çà et là, éclairait l'angle
d'un mur, puis on rentrait dans les ténèbres ; une fois, il s'aperçut qu'elle
pleurait.
Etait-ce un remords ? un désir ? quoi donc ? Ce chagrin, qu'il
ne savait pas, l'intéressait comme une chose personnelle ; maintenant, il y
avait entre eux un lien nouveau, une espèce de complicité ; et il lui dit, de la
voix la plus caressante qu'il put :
-- " Vous souffrez ? "
-- "
Oui, un peu " , reprit-elle.
La voiture roulait, et les chèvrefeuilles
et les seringas débordaient les clôtures des jardins, envoyaient dans la nuit
des bouffées d'odeurs amollissantes. Les plis nombreux de sa robe couvraient ses
pieds. Il lui semblait communiquer avec toute sa personne par ce corps d'enfant
étendu entre eux. Il se pencha vers la petite fille, et, écartant ses jolis
cheveux bruns, la baisa au front, doucement.
-- " Vous êtes bon ! " dit
Mme Arnoux.
-- " Pourquoi ? "
-- " Parce que vous aimez les
enfants. "
-- " Pas tous ! "
Il n'ajouta rien, mais il étendit
la main gauche de son côté et la laissa toute grande ouverte, -- s'imaginant
qu'elle allait faire comme lui, peut- être, et qu'il rencontrerait la sienne.
Puis il eut honte, et la retira.
On arriva bientôt sur le pavé. La
voiture allait plus vite, les becs de gaz se multiplièrent, c'était Paris.
Hussonnet, devant le Garde-Meuble, sauta du siège. Frédéric attendit pour
descendre que l'on fût arrivé dans la cour ; puis il s'embusqua au coin de la
rue de Choiseul, et aperçut Arnoux qui remontait lentement vers les boulevards.
Dès le lendemain, il se mit à travailler de toutes ses forces.
Il se voyait dans une cour d'assises, par un soir d'hiver, à la fin des
plaidoiries, quand les jurés sont pâles et que la foule haletante fait craquer
les cloisons du prétoire, parlant depuis quatre heures déjà, résumant toutes ses
preuves, en découvrant de nouvelles, et sentant à chaque phrase, à chaque mot, à
chaque geste, le couperet de la guillotine, suspendu derrière lui, se relever ;
puis, à la tribune de la Chambre, orateur qui porte sur ses lèvres le salut de
tout un peuple, noyant ses adversaires sous ses prosopopées, les écrasant d'une
riposte, avec des foudres et des intonations musicales dans la voix, ironique,
pathétique, emporté, sublime ; Elle serait là, quelque part, au milieu des
autres, cachant sous son voile ses pleurs d'enthousiasme ; ils se retrouveraient
ensuite ; -- et les découragements, les calomnies et les injures ne
l'atteindraient pas, si elle disait : -- " Ah ! cela est beau ! " en lui passant
sur le front ses mains légères.
Ces images fulguraient, comme des
phares, à l'horizon de sa vie. Son esprit, excité, devint plus leste et plus
fort. Jusqu'au mois d'août, il s'enferma, et fut reçu à son dernier examen.
Deslauriers, qui avait eu tant de mal à lui seriner encore une fois le
deuxième à la fin de décembre et le troisième en février, s'étonnait de son
ardeur. Alors, les vieux espoirs revinrent. Dans dix ans, il fallait que
Frédéric fût député ; dans quinze, ministre ; pourquoi pas ? Avec son patrimoine
qu'il allait toucher bientôt, il pouvait, d'abord, fonder un journal ; ce serait
le début ; ensuite, on verrait. Quant à lui, il ambitionnait toujours une chaire
à l'Ecole de droit ; et il soutint sa thèse pour le doctorat d'une façon si
remarquable, qu'elle lui valut les compliments des professeurs.
Frédéric
passa la sienne trois jours après. Avant de partir en vacances, il eut l'idée
d'un pique-nique, pour clore les réunions du samedi.
Il s'y montra gai.
Mme Arnoux était maintenant près de sa mère, à Chartres. Mais il la retrouverait
bientôt, et finirait par être son amant.
Deslauriers, admis le jour même
à la parlotte d'Orsay, avait fait un discours fort applaudi. Quoiqu'il fût
sobre, il se grisa, et dit au dessert à Dussardier :
-- " Tu es honnête,
toi ! Quand je serai riche, je t'instituerai mon régisseur. "
Tous
étaient heureux ; Cisy ne finirait pas son droit ; Martinon allait continuer son
stage en province, où il serait nommé substitut ; Pellerin se disposait à un
grand tableau figurant le Génie de la Révolution ; Hussonnet, la semaine
prochaine, devait lire au directeur des Délassements le plan d'une pièce, et ne
doutait pas du succès :
-- " Car la charpente du drame, on me l'accorde
! Les passions, j'ai assez roulé ma bosse pour m'y connaître ; quant aux traits
d'esprit, c'est mon métier ! "
Il fit un saut, retomba sur les deux
mains, et marcha quelque temps autour de la table, les jambes en l'air.
Cette gaminerie ne dérida pas Sénécal. Il venait d'être chassé de sa
pension, pour avoir battu un fils d'aristocrate. Sa misère augmentant, il s'en
prenait à l'ordre social, maudissait les riches ; et il s'épancha dans le sein
de Regimbart, lequel était de plus en plus désillusionné, attristé, dégoûté. Le
Citoyen se tournait, maintenant, vers les questions budgétaires, et accusait la
Camarilla de perdre des millions en Algérie.
Comme il ne pouvait dormir
sans avoir stationné à l'estaminet Alexandre, il disparut dès onze heures. Les
autres se retirèrent plus tard ; et Frédéric, en faisant ses adieux à Hussonnet,
apprit que Mme Arnoux avait dû revenir la veille.
Il alla donc aux
Messageries changer sa place pour le lendemain, et, vers six heures du soir, se
présenta chez elle. Son retour, lui dit le concierge, était différé d'une
semaine. Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards.
Des nuages
roses, en forme d'écharpe, s'allongeaient au-delà des toits ; on commençait à
relever les tentes des boutiques ; des tombereaux d'arrosage versaient une pluie
sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des
cafés, laissant voir par leurs portes ouvertes, entre des argenteries et des
dorures, des fleurs en gerbes qui se miraient dans les hautes glaces. La foule
marchait lentement. Il y avait des groupes d'hommes causant au milieu du
trottoir ; et des femmes passaient, avec une mollesse dans les yeux et ce teint
de camélia que donne aux chairs féminines la lassitude des grandes chaleurs.
Quelque chose d'énorme s'épanchait, enveloppait les maisons. Jamais Paris ne lui
avait semblé si beau. Il n'apercevait, dans l'avenir, qu'une interminable série
d'années toutes pleines d'amour.
Il s'arrêta devant le théâtre de la
Porte-Saint-Martin à regarder l'affiche ; et, par désoeuvrement, prit un billet.
On jouait une vieille féerie. Les spectateurs étaient rares ; et, dans
les lucarnes du paradis, le jour se découpait en petits carrés bleus, tandis que
les quinquets de la rampe formaient une seule ligne de lumières jaunes. La scène
représentait un marché d'esclaves à Pékin, avec clochettes, tam-tams, sultanes,
bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer,
solitairement, et admira, sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau
vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d'avant-
scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé
d'un filet de barbe grise, la rosette d'officier, et cet aspect glacial qu'on
attribue aux diplomates.
Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le
moins, ni grande ni petite, ni laide, ni jolie, portait ses cheveux blonds
tire-bouchonnés à l'anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de
dentelle noire. Pour que des gens d'un pareil monde fussent venus au spectacle
dans cette saison. Il fallait supposer un hasard, ou l'ennui de passer leur
soirée en tête à tête. La dame mordillait son éventail, et le monsieur bâillait.
Frédéric ne pouvait se rappeler où il avait vu cette figure.
A
l'entracte suivant, comme il traversait un couloir ; il les rencontra tous les
deux ; sur le vague salut qu'il fit, M. Dambreuse, le reconnaissant, l'aborda et
s'excusa, tout de suite, de négligences impardonnables. C'était une allusion aux
cartes de visite nombreuses, envoyées d'après les conseils du Clerc. Toutefois,
il confondait les époques, croyant que Frédéric était à sa seconde année de
droit. Puis il l'envia de partir pour la campagne. Il aurait eu besoin de se
reposer, mais les affaires le retenaient à Paris.
Mme Dambreuse, appuyée
sur son bras, inclinait la tête, légèrement ; et l'aménité spirituelle de son
visage contrastait avec son expression chagrine de tout à l'heure.
-- "
On y trouve pourtant de belles distractions ! " dit-elle, aux derniers mots de
son mari. " Comme ce spectacle est bête ! n'est-ce pas, monsieur ? " Et tous
trois restèrent debout, à causer théâtres et pièces nouvelles.
Frédéric,
habitué aux grimaces des bourgeoises provinciales, n'avait vu chez aucune femme
une pareille aisance de manières, cette simplicité, qui est un raffinement, et
où les naïfs aperçoivent l'expression d'une sympathie instantanée.
On
comptait sur lui, dès son retour ; M. Dambreuse le chargea de ses souvenirs pour
le père Roque.
Frédéric ne manqua pas, en rentrant, de conter cet
accueil à Deslauriers.
-- " Fameux ! " reprit le Clerc, " et ne te
laisse pas entortiller par ta maman ! Reviens tout de suite ! "
Le
lendemain de son arrivée, après leur déjeuner, Mme Moreau emmena son fils dans
le jardin.
Elle se dit heureuse de lui voir un état, car ils n'étaient
pas aussi riches que l'on croyait ; la terre rapportait peu ; les fermiers
payaient mal ; elle avait même été contrainte de vendre sa voiture. Enfin, elle
lui exposa leur situation.
Dans les premiers embarras de son veuvage, un
homme astucieux, M. Roque, lui avait fait des prêts d'argent, renouvelés,
prolongés malgré elle. Il était venu les réclamer tout à coup ; et elle avait
passé par ses conditions, en lui cédant à un prix dérisoire la ferme de Presles.
Dix ans plus tard, son capital disparaissait dans la faillite d'un banquier, à
Melun. Par horreur des hypothèques et pour conserver des apparences utiles à
l'avenir de son fils, comme le père Roque se présentait de nouveau, elle l'avait
écouté, encore une fois. Mais elle était quitte, maintenant. Bref, il leur
restait environ dix mille francs de rente, dont deux mille trois cents à lui,
tout son patrimoine !
-- " Ce n'est pas possible ! " s'écria Frédéric.
Elle eut un mouvement de tête signifiant que cela était très possible.
Mais son oncle lui laisserait quelque chose ?
Rien n'était moins
sûr !
Et ils firent un tour de jardin, sans parler. Enfin elle l'attira
contre son coeur, et, d'une voix que les larmes étouffaient :
-- " Ah !
mon pauvre garçon ! Il m'a fallu abandonner bien des rêves ! "
Il
s'assit sur le banc, à l'ombre du grand acacia.
Ce qu'elle lui
conseillait, c'était de se mettre clerc chez Me. Prouharam, avoué, lequel lui
céderait son étude ; s'il la faisait bien valoir, il pourrait la revendre, et
trouver un bon parti.
Frédéric n'entendait plus. Il regardait
machinalement, par-dessus la haie, dans l'autre jardin, en face.
Une
petite fille d'environ douze ans, et qui avait les cheveux rouges, se trouvait
là, toute seule. Elle s'était fait des boucles d'oreilles avec des baies de
sorbier ; son corset de toile grise laissait à découvert ses épaules, un peu
dorées par le soleil ; des taches de confitures maculaient son jupon blanc ; --
et il y avait comme une grâce de jeune bête sauvage dans toute sa personne, à la
fois nerveuse et fluette. La présence d'un inconnu l'étonnait, sans doute, car
elle s'était brusquement arrêtée, avec son arrosoir à la main, en dardant sur
lui ses prunelles, d'un vert-bleu limpide.
-- " C'est la fille de M.
Roque " , dit Mme Moreau. " Il vient d'épouser sa servante et de légitimer son
enfant. "
Chapitre VI.
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Ruiné, dépouillé,
perdu !
Il était resté sur le banc, comme étourdi par une commotion. Il
maudissait le sort, il aurait voulu battre quelqu'un ; et, pour renforcer son
désespoir, il sentait peser sur lui une sorte d'outrage, un déshonneur ; -- car
Frédéric s'était imaginé que sa fortune paternelle monterait un jour à quinze
mille livres de rente, et il l'avait fait savoir, d'une façon indirecte, aux
Arnoux. Il allait donc passer pour un hâbleur, un drôle, un obscur polisson, qui
s'était introduit chez eux dans l'espérance d'un profit quelconque ! Et elle,
Mme Arnoux, comment la revoir, maintenant ?
Cela, d'ailleurs, était
complètement impossible, n'ayant que trois mille francs de rente ! Il ne pouvait
loger toujours au quatrième, avoir pour domestique le portier, et se présenter
avec de pauvres gants noirs bleuis du bout, un chapeau gras, la même redingote
pendant un an. Non, non ! jamais ! Cependant, l'existence était intolérable sans
elle. Beaucoup vivaient bien qui n'avaient pas de fortune, Deslauriers entre
autres ; -- et il se trouva lâche d'attacher une pareille importance à des
choses médiocres. La misère, peut-être, centuplerait ses facultés. Il s'exalta,
en pensant aux grands hommes qui travaillent dans les mansardes. Une âme comme
celle de Mme Arnoux devait s'émouvoir à ce spectacle, et elle s'attendrirait.
Ainsi, cette catastrophe était un bonheur, après tout ; comme ces tremblements
de terre qui découvrent des trésors, elle lui avait révélé les secrètes
opulences de sa nature. Mais il n'existait au monde qu'un seul endroit pour les
faire valoir : Paris ! car, dans ses idées, l'art, la science et l'amour (ces
trois faces de Dieu, comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la
Capitale.
Il déclara le soir, à sa mère, qu'il y retournerait. Mme
Moreau fut surprise et indignée. C'était une folie, une absurdité. Il ferait
mieux de suivre ses conseils, c'est-à-dire de rester près d'elle, dans une
étude. Frédéric haussa les épaules :
-- " Allons donc ! " se trouvant
insulté par cette proposition.
Alors, la bonne dame employa une autre
méthode. D'une voix tendre et avec de petits sanglots, elle se mit à lui parler
de sa solitude, de sa vieillesse, des sacrifices qu'elle avait faits. Maintenant
qu'elle était plus malheureuse, il l'abandonnait. Puis, faisant allusion à sa
fin prochaine :
-- " Un peu de patience, mon Dieu ! bientôt tu seras
libre ! "
Ces lamentations se répétèrent vingt fois par jour, durant
trois mois ; et, en même temps, les délicatesses du foyer le corrompaient ; il
jouissait d'avoir un lit plus mou, des serviettes sans déchirures ; si bien que,
lassé, énervé, vaincu enfin par la terrible force de la douceur, Frédéric se
laissa conduire chez maître Prouharam.
Il n'y montra ni science ni
aptitude. On l'avait considéré jusqu'alors comme un jeune homme de grands
moyens, qui devait être la gloire du département. Ce fut une déception publique.
D'abord il s'était dit : " Il faut avertir Mme Arnoux " , et, pendant
une semaine, il avait médité des lettres dithyrambiques, et de courts billets,
en style lapidaire et sublime. La crainte d'avouer sa situation le retenait.
Puis il songea qu'il valait mieux écrire au mari. Arnoux connaissait la vie et
saurait le comprendre. Enfin, après quinze jours d'hésitation :
" Bah !
je ne dois plus les revoir ; qu'ils m'oublient ! Au moins, je n'aurai pas déchu
dans son souvenir ! Elle me croira mort, et me regrettera... peut-être. "
Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s'était juré de
ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s'informer de Mme Arnoux.
Cependant, il regrettait jusqu'à la senteur du gaz et au tapage des
omnibus. Il rêvait à toutes les paroles qu'elle lui avait dites, au timbre de sa
voix, à la lumière de ses yeux, -- et, se considérant comme un homme mort, il ne
faisait plus rien, absolument.
Il se levait très tard, et regardait par
sa fenêtre les attelages de rouliers qui passaient. Les six premiers mois,
surtout, furent abominables.
En de certains jours, pourtant, une
indignation le prenait contre lui- même. Alors, il sortait. Il s'en allait dans
les prairies, à moitié couvertes durant l'hiver par les débordements de la
Seine. Des lignes de peupliers les divisent. Çà et là, un petit pont s'élève. Il
vagabondait jusqu'au soir, roulant les feuilles jaunes sous ses pas, aspirant la
brume, sautant les fossés ; à mesure que ses artères battaient plus fort, des
désirs d'action furieuse l'emportaient ; il voulait se faire trappeur en
Amérique, servir un pacha en Orient, s'embarquer comme matelot ; et il exhalait
sa mélancolie dans de longues lettres à Deslauriers.
Celui-là se
démenait pour percer. La conduite lâche de son ami et ses éternelles jérémiades
lui semblaient stupides. Bientôt, leur correspondance devint presque nulle.
Frédéric avait donné tous ses meubles à Deslauriers, qui gardait son logement.
Sa mère lui en parlait de temps à autre ; un jour enfin, il déclara son cadeau,
et elle le grondait, quand il reçut une lettre.
-- " Qu'est-ce donc ? "
dit-elle, " tu trembles ? "
-- " Je n'ai rien ! " répliqua Frédéric.
Deslauriers lui apprenait qu'il avait recueilli Sénécal ; et depuis
quinze jours, ils vivaient ensemble. Donc, Sénécal s'étalait, maintenant, au
milieu des choses qui provenaient de chez Arnoux ! Il pouvait les vendre, faire
des remarques dessus, des plaisanteries. Frédéric se sentit blessé, jusqu'au
fond de l'âme. Il monta dans sa chambre. Il avait envie de mourir.
Sa
mère l'appela. C'était pour le consulter, à propos d'une plantation dans le
jardin.
Ce jardin, en manière de parc anglais, était coupé à son milieu
par une clôture de bâtons, et la moitié appartenait au père Roque, qui en
possédait un autre, pour les légumes, sur le bord de la rivière. Les deux
voisins, brouillés, s'abstenaient d'y paraître aux mêmes heures. Mais, depuis
que Frédéric était revenu, le bonhomme s'y promenait plus souvent et n'épargnait
pas les politesses au fils de Mme Moreau. Il le plaignait d'habiter une petite
ville. Un jour, il raconta que M. Dambreuse avait demandé de ses nouvelles. Une
autre fois, il s'étendit sur la coutume de Champagne, où le ventre anoblissait.
-- " Dans ce temps-là, vous auriez été un seigneur, puisque votre mère
s'appelait de Fouvens. Et on a beau dire, allez ! c'est quelque chose, un nom !
Après tout " , ajouta-t-il, en le regardant d'un air malin, " Cela dépend du
garde des sceaux. "
Cette prétention d'aristocratie jurait
singulièrement avec sa personne. Comme il était petit, sa grande redingote
marron exagérait la longueur de son buste. Quand il ôtait sa casquette, on
apercevait un visage presque féminin avec un nez extrêmement pointu ; ses
cheveux de couleur jaune ressemblaient à une perruque ; il saluait le monde très
bas, en frisant les murs.
Jusqu'à cinquante ans, il s'était contenté des
services de Catherine, une Lorraine du même âge que lui, et fortement marquée de
petite vérole. Mais, vers 1834, il ramena de Paris une belle blonde, à figure
moutonnière, à " port de reine " . On la vit bientôt se pavaner avec de grandes
boucles d'oreilles, et tout fut expliqué, par la naissance d'une fille, déclarée
sous les noms d'Elisabeth-Olympe-Louise Roque.
Catherine, dans sa
jalousie, s'attendait à exécrer cette enfant. Au contraire, elle l'aima. Elle
l'entoura de soins, d'attentions et de caresses, pour supplanter sa mère et la
rendre odieuse, entreprise facile, car Mme Eléonore négligeait complètement la
petite, préférant bavarder chez les fournisseurs. Dès le lendemain de son
mariage, elle alla faire une visite à la sous-préfecture, ne tutoya plus les
servantes, et crut devoir, par bon ton, se montrer sévère pour son enfant. Elle
assistait à ses leçons ; le professeur, un vieux bureaucrate de la mairie, ne
savait pas s'y prendre. L'élève s'insurgeait, recevait des gifles, et allait
pleurer sur les genoux de Catherine, qui lui donnait invariablement raison.
Alors, les deux femmes se querellaient ; M. Roque les faisait taire. Il s'était
marié par tendresse pour sa fille, et ne voulait pas qu'on la tourmentât.
Souvent elle portait une robe blanche en lambeaux avec un pantalon garni
de dentelles ; et, aux grandes fêtes, sortait vêtue comme une princesse, afin de
mortifier un peu les bourgeois, qui empêchaient leurs marmots de la fréquenter,
vu sa naissance illégitime.
Elle vivait seule, dans son jardin, se
balançait à l'escarpolette, courait après les papillons, puis tout à coup
s'arrêtait à contempler les cétoines s'abattant sur les rosiers. C'étaient ces
habitudes, sans doute, qui donnaient à sa figure une expression à la fois de
hardiesse et de rêverie. Elle avait la taille de Marthe, d'ailleurs, si bien que
Frédéric lui dit, dès leur seconde entrevue :
-- " Voulez-vous me
permettre de vous embrasser, mademoiselle ? "
La petite personne leva la
tête, et répondit :
-- " Je veux bien ! "
Mais la haie de bâtons
les séparait l'un de l'autre.
-- " Il faut monter dessus " , dit
Frédéric.
-- " Non, enlève-moi ! "
Il se pencha par-dessus la
haie et la saisit au bout de ses bras, en la baisant sur les deux joues ; puis
il la remit chez elle, par le même procédé, qui se renouvela les fois suivantes.
Sans plus de réserve qu'une enfant de quatre ans, sitôt qu'elle
entendait venir son ami, elle s'élançait à sa rencontre, ou bien, se cachant
derrière un arbre, elle poussait un jappement de chien, pour l'effrayer.
Un jour que Mme Moreau était sortie, il la fit monter dans sa chambre.
Elle ouvrit tous les flacons d'odeur et se pommada les cheveux abondamment ;
puis, sans la moindre gêne, elle se coucha sur le lit, où elle restait tout de
son long, éveillée.
-- " Je m'imagine que je suis ta femme " ,
disait-elle.
Le lendemain, il l'aperçut tout en larmes. Elle avoua "
qu'elle pleurait ses péchés " , et, comme il cherchait à les connaître, elle
répondit en baissant les yeux :
-- " Ne m'interroge pas davantage ! "
La première communion approchait ; on l'avait conduite le matin à
confesse.
Le sacrement ne la rendit guère plus sage. Elle entrait
parfois dans de véritables colères ; on avait recours à M. Frédéric pour la
calmer.
Souvent il l'emmenait avec lui dans ses promenades.
Tandis qu'il rêvassait en marchant, elle cueillait des coquelicots au
bord des blés, et, quand elle le voyait plus triste qu'à l'ordinaire, elle
tâchait de le consoler par de gentilles paroles. Son coeur, privé d'amour, se
rejeta sur cette amitié d'enfant ; il lui dessinait des bonshommes, lui contait
des histoires et il se mit à lui faire des lectures.
Il commença par les
Annales romantiques, un recueil de vers et de prose, alors célèbre. Puis,
oubliant son âge, tant son intelligence le charmait, il lut successivement
Atala, Cinq-Mars, les Feuilles d'automne. Mais, une nuit (le soir même, elle
avait entendu Macbeth, dans la simple traduction de Letourneur), elle se
réveilla en criant : " La tache ! la tache noire ! " ; ses dents claquaient,
elle tremblait, et, fixant des yeux épouvantés sur sa main droite, elle la
frottait en disant : " Toujours une tache ! " Enfin arriva le médecin, qui
prescrivit d'éviter les émotions.
Les bourgeois ne virent là-dedans
qu'un pronostic défavorable pour ses moeurs. On disait que " le fils Moreau "
voulait en faire plus tard une actrice.
Bientôt il fut question d'un
autre événement, à savoir l'arrivée de l'oncle BarthélEmy. Mme Moreau lui donna
sa chambre à coucher, et poussa la condescendance jusqu'à servir du gras les
jours maigres.
Le vieillard fut médiocrement aimable. C'étaient de
perpétuelles comparaisons entre Le Havre et Nogent, dont il trouvait l'air
lourd, le pain mauvais, les rues mal pavées, la nourriture médiocre et les
habitants des paresseux. -- " Quel pauvre commerce chez vous ! " Il blâma les
extravagances de défunt son frère, tandis que, lui, il avait amassé vingt- sept
mille livres de rente ! Enfin, il partit au bout de la semaine, et, sur le
marchepied de la voiture, lâcha ces mots peu rassurants :
-- " Je suis
toujours bien aise de vous savoir dans une bonne position. "
-- " Tu
n'auras rien ! " dit Mme Moreau en rentrant dans la salle.
Il n'était
venu que sur ses instances ; et, huit jours durant, elle avait sollicité de sa
part une ouverture, trop clairement peut-être. Elle se repentait d'avoir agi, et
restait dans son fauteuil, la tête basse, les lèvres serrées. Frédéric, en face
d'elle, l'observait ; et ils se taisaient tous les deux, comme il y avait cinq
ans, au retour de Montereau. Cette coïncidence, s'offrant même à sa pensée, lui
rappela Mme Arnoux.
A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la
fenêtre, en même temps qu'une voix l'appelait.
C'était le père Roque,
seul dans sa tapissière. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez
M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l'y conduire.
-- "
Vous n'avez pas besoin d'invitation avec moi ; soyez sans crainte ! "
Frédéric eut envie d'accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour
définitif à Nogent ? Il n'avait pas un costume d'été convenable ; enfin que
dirait sa mère ? Il refusa.
Dès lors, le voisin se montra moins amical.
Louise grandissait ; Mme Eléonore tomba malade dangereusement ; et la liaison se
dénoua au grand plaisir de Mme Moreau, qui redoutait pour l'établissement de son
fils la fréquentation de pareilles gens.
Elle rêvait de lui acheter le
greffe du tribunal ; Frédéric ne repoussait pas trop cette idée. Maintenant, il
l'accompagnait à la messe, il faisait le soir sa partie d'impériale, il
s'accoutumait à la province, s'y enfonçait ; -- et même son amour avait pris
comme une douceur funèbre, un charme assoupissant. A force d'avoir versé sa
douleur dans ses lettres, de l'avoir mêlée à ses lectures, promenée dans la
campagne et partout épandue, il l'avait presque tarie, si bien que Mme Arnoux
était pour lui comme une morte dont il s'étonnait de ne pas connaître le
tombeau, tant cette affection était devenue tranquille et résignée.
Un
jour, le 12 décembre 1845, vers neuf heures du matin, la cuisinière monta une
lettre dans sa chambre.
L'adresse, en gros caractères, était d'une
écriture inconnue ; et Frédéric, sommeillant, ne se pressa pas de la décacheter.
Enfin, il lut :
" Justice de paix du Havre, IIIe arrondissement.
" Monsieur,
" M. Moreau, votre oncle, étant mort ab
intestat... "
Il héritait !
Comme si un incendie eût éclaté
derrière le mur, il sauta hors de son lit, pieds nus, en chemise : il se passa
la main sur le visage, doutant de ses yeux, croyant qu'il rêvait encore, et,
pour se raffermir dans la réalité, il ouvrit la fenêtre toute grande.
Il
était tombé de la neige ; les toits étaient blancs ; -- et même il reconnut dans
la cour un baquet à lessive, qui l'avait fait trébucher la veille au soir.
Il relut la lettre trois fois de suite ; rien de plus vrai ! toute la
fortune de l'oncle ! Vingt-sept mille livres de rente ! -- et une joie
frénétique le bouleversa, à l'idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d'une
hallucination, il s'aperçut auprès d'elle, chez elle, lui apportant quelque
cadeau dans du papier de soie, tandis qu'à la porte stationnerait son tilbury,
non, un coupé plutôt ! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune ; il
entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le
murmure de leurs baisers. Cela se renouvellerait tous les jours, indéfiniment.
Il les recevrait chez lui, dans sa maison ; la salle à manger serait en cuir
rouge, le boudoir en soie jaune, des divans partout ! et quelles étagères !
quels vases de Chine ! quels tapis ! Ces images arrivaient si tumultueusement,
qu'il sentait la tête lui tourner. Alors, il se rappela sa mère ; et il
descendit, tenant toujours la lettre à sa main.
Mme Moreau tâcha de
contenir son émotion et eut une défaillance. Frédéric la prit dans ses bras et
la baisa au front.
-- " Bonne mère, tu peux racheter ta voiture
maintenant ; ris donc, ne pleure plus, sois heureuse " !
Dix minutes
après, la nouvelle circulait jusqu'aux faubourgs. Alors, Me Benoist, M. Gamblin,
M. Chambion, tous les amis, accoururent. Frédéric s'échappa une minute pour
écrire à Deslauriers. D'autres visites survinrent. L'après-midi se passa en
félicitations. On en oubliait la femme Roque, qui était cependant " très bas " .
Le soir, quand ils furent seuls, tous les deux, Mme Moreau dit à son
fils qu'elle lui conseillait de s'établir à Troyes, avocat. Etant plus connu
dans son pays que dans un autre, il pourrait plus facilement y trouver des
partis avantageux.
-- " Ah ! c'est trop fort ! " s'écria Frédéric.
A peine avait-il son bonheur entre les mains qu'on voulait le lui
prendre. Il signifia sa résolution formelle d'habiter Paris.
-- " Pour
quoi y faire ? "
-- " Rien ! "
Mme Moreau, surprise de ses
façons, lui demanda ce qu'il voulait devenir.
-- " Ministre ! " répliqua
Frédéric.
Et il affirma qu'il ne plaisantait nullement, qu'il prétendait
se lancer dans la diplomatie, que ses études et ses instincts l'y poussaient. Il
entrerait d'abord au Conseil d'Etat, avec la protection de M. Dambreuse.
-- " Tu le connais donc ? "
-- " Mais oui ! par M. Roque ! "
-- " Cela est singulier " , dit Mme Moreau.
Il avait réveillé
dans son coeur ses vieux rêves d'ambition. Elle s'y abandonna intérieurement, et
ne reparla plus des autres.
S'il eût écouté son impatience, Frédéric fût
parti à l'instant même. Le lendemain, toutes les places dans les diligences
étaient retenues ; il se rongea jusqu'au surlendemain, à sept heures du soir.
Ils s'asseyaient pour dîner, quand tintèrent à l'église trois longs
coups de cloche ; et la domestique, entrant, annonça que Mme Eléonore venait de
mourir.
Cette mort, après tout, n'était un malheur pour personne, pas
même pour son enfant. La jeune fille ne s'en trouverait que mieux, plus tard.
Comme les deux maisons se touchaient, on entendait un grand va-et-
vient, un bruit de paroles ; et l'idée de ce cadavre près d'eux jetait quelque
chose de funèbre sur leur séparation. Mme Moreau, deux ou trois fois, s'essuya
les yeux. Frédéric avait le coeur serré.
Le repas fini, Catherine
l'arrêta entre deux portes. Mademoiselle voulait, absolument, le voir. Elle
l'attendait dans le jardin. Il sortit, enjamba la haie, et, tout en se cognant
aux arbres quelque peu, se dirigea vers la maison de M. Roque. Des lumières
brillaient à une fenêtre au second étage ; puis une forme apparut, dans les
ténèbres, et une voix chuchota :
-- " C'est moi. "
Elle lui
sembla plus grande qu'à l'ordinaire, à cause de sa robe noire, sans doute. Ne
sachant par quelle phrase l'aborder, il se contenta de lui prendre les mains, en
soupirant :
-- " Ah ! ma pauvre Louise ! "
Elle ne répondit pas.
Elle le regarda profondément, pendant longtemps. Frédéric avait peur de manquer
la voiture ; il croyait entendre un roulement tout au loin, et, pour en finir :
-- " Catherine m'a prévenu que tu avais quelque chose... "
-- "
Oui, c'est vrai ! je voulais vous dire... "
Ce vous l'étonna ;
et, comme elle se taisait encore :
-- " Eh bien, quoi ? "
-- "
Je ne sais plus. J'ai oublié ! Est-ce vrai que vous partez ? "
-- " Oui,
tout à l'heure. "
Elle répéta :
-- " Ah ! tout à l'heure ? tout
à fait ?... nous ne nous reverrons plus ? "
Des sanglots l'étouffaient.
-- " Adieu ! adieu ! embrasse-moi donc ! "
Et elle le serra dans
ses bras avec emportement.
DEUXIEME PARTIE
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Chapitre Premier.
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Quand il fut à sa
place, dans le coupé, au fond, et que la diligence s'ébranla, emportée par les
cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un
architecte qui fait le plan d'un palais, il arrangea, d'avance, sa vie. Il
l'emplit de délicatesses et de splendeurs ; elle montait jusqu'au ciel ; une
prodigalité de choses y apparaissait ; et cette contemplation était si profonde,
que les objets extérieurs avaient disparu.
Au bas de la côte de Sourdun,
il s'aperçut de l'endroit où l'on était. On n'avait fait que cinq kilomètres,
tout au plus ! Il fut indigné. Il abattit le vasistas pour voir la route. Il
demanda plusieurs fois au conducteur dans combien de temps, au juste, on
arriverait. Il se calma cependant, et il restait dans son coin, les yeux
ouverts.
La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les
croupes des limoniers. Il n'apercevait au-delà que les crinières des autres
chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches ; leurs haleines formaient un
brouillard de chaque côté de l'attelage ; les chaînettes de fer sonnaient, les
glaces tremblaient dans leurs châssis ; et la lourde voiture, d'un train égal,
roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur d'une grange, ou bien une
auberge, toute seule. Parfois, en passant dans les villages, le four d'un
boulanger projetait des lueurs d'incendie, et la silhouette monstrueuse des
chevaux courait sur l'autre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé,
il se faisait un grand silence, pendant une minute. Quelqu'un piétinait en haut,
sous la bâche, tandis qu'au seuil d'une porte, une femme, debout, abritait sa
chandelle avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le marchepied, la
diligence repartait.
A Mormans, on entendit sonner une heure et un
quart.
-- " C'est donc aujourd'hui " , pensa-t-il, " , aujourd'hui même,
tantôt ! "
Mais, peu à peu, ses espérances et ses souvenirs, Nogent, la
rue de Choiseul, Mme Arnoux, sa mère, tout se confondait.
Un bruit sourd
de planches le réveilla, on traversait le pont de Charenton, c'était Paris.
Alors, ses deux compagnons, Otant l'un sa casquette, l'autre son foulard, se
couvrirent de leur chapeau et causèrent. Le premier, un gros homme rouge, en
redingote de velours, était un négociant ; le second venait dans la Capitale
pour consulter un médecin ; -- et, craignant de l'avoir incommodé pendant la
nuit, Frédéric lui fit spontanément des excuses, tant il avait l'âme attendrie
par le bonheur.
Le quai de la Gare se trouvant inondé, sans doute, on
continua tout droit, et la campagne recommença. Au loin, de hautes cheminées
d'usines fumaient. Puis on tourna dans Ivry. On monta une rue ; tout à coup, il
aperçut le dôme du Panthéon.
La plaine, bouleversée, semblait de vagues
ruines. L'enceinte des fortifications y faisait un renflement horizontal ; et,
sur les trottoirs en terre qui bordaient la route, de petits arbres sans
branches étaient défendus par des lattes hérissées de clous. Des établissements
de produits chimiques alternaient avec des chantiers de marchands de bois. De
hautes portes, comme il y en a dans les fermes, laissaient voir, par leurs
battants entrouverts, l'intérieur d'ignobles cours, pleines d'immondices, avec
des flaques d'eau sale au milieu. De longs cabarets, couleur sang de boeuf,
portaient à leur premier étage, entre les fenêtres, deux queues de billard en
sautoir dans une couronne de fleurs peintes ; çà et là, une bicoque de plâtre à
moitié construite était abandonnée. Puis, la double ligne de maisons ne
discontinua plus ; et, sur la nudité de leurs façades, se détachait, de loin en
loin, un gigantesque cigare de fer-blanc, pour indiquer un débit de tabac. Des
enseignes de sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodelinant un
poupon dans une courtepointe garnie de dentelles. Des affiches couvraient
l'angle des murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient au vent comme des
guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des
fourgons de blanchisseuses, des carrioles de bouchers ; une pluie fine tombait,
il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient pour lui le
soleil resplendissaient derrière la brume.
On s'arrêta longtemps à la
barrière, car des coquetiers, des rouliers et un troupeau de moutons y faisaient
de l'encombrement. Le factionnaire, la capote rabattue, allait et venait devant
sa guérite pour se réchauffer. Le commis de l'octroi grimpa sur l'impériale, et
une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard au grand trot,
les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long fouet claquait
dans l'air humide. Le conducteur lançait son cri sonore : " Allume ! allume !
ohé ! " et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en arrière, la
boue jaillissait contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des
cabriolets, des omnibus. Enfin la grille du Jardin des Plantes se déploya.
La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur
s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de
Paris qui semble contenir des effluves amoureuses et des émanations
intellectuelles ; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et
il aimait jusqu'au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu'aux
décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux garçons épiciers secouant leur brûloir
à café. Des femmes trottinaient sous des parapluies ; il se penchait pour
distinguer leur figure ; un hasard pouvait avoir fait sortir Mme Arnoux.
Les boutiques défilaient, la foule augmentait, le bruit devenait plus
fort. Après le quai Saint-Bernard, le quai de la Tournelle et le quai
Montebello, on prit le quai Napoléon ; il voulut voir ses fenêtres, elles
étaient loin. Puis on repassa la Seine sur le Pont-Neuf, on descendit jusqu'au
Louvre ; et, par les rues Saint-Honoré, Croix-des-Petits- Champs et du Bouloi,
on atteignit la rue Coq-Héron, et l'on entra dans la cour de l'hôtel.
Pour faire durer son plaisir, Frédéric s'habilla le plus lentement
possible, et même il se rendit à pied au boulevard Montmartre ; il souriait à
l'idée de revoir, tout à l'heure, sur la plaque de marbre, le nom chéri ; il
leva les yeux. Plus de vitrines, plus de tableaux, rien !
Il courut à la
rue de Choiseul. M. et Mme Arnoux n'y habitaient pas, et une voisine gardait la
loge du portier ; Frédéric l'attendit ; enfin, il parut, ce n'était plus le
même. Il ne savait point leur adresse.
Frédéric entra dans un café, et,
tout en déjeunant, consulta l'Almanach du Commerce. Il y avait trois cents
Arnoux, mais pas de Jacques Arnoux ! Où donc logeaient-ils ? Pellerin devait le
savoir.
Il se transporta tout en haut du faubourg Poissonnière, à son
atelier. La porte n'ayant ni sonnette ni marteau, il donna de grands coups de
poing, et il appela, cria. Le vide seul lui répondit.
Il songea ensuite
à Hussonnet. Mais où découvrir un pareil homme ? Une fois, il l'avait accompagné
jusqu'à la maison de sa maîtresse, rue de Fleurus. Parvenu dans la rue de
Fleurus, Frédéric s'aperçut qu'il ignorait le nom de la demoiselle.
Il
eut recours à la Préfecture de police. Il erra d'escalier en escalier, de bureau
en bureau. Celui des renseignements se fermait. On lui dit de repasser le
lendemain.
Puis il entra chez tous les marchands de tableaux qu'il put
découvrir, pour savoir si l'on ne connaissait point Arnoux. M. Arnoux ne faisait
plus le commerce.
Enfin, découragé, harassé, malade, il s'en revint à
son hôtel et se coucha. Au moment où il s'allongeait entre ses draps, une idée
le fit bondir de joie :
-- " Regimbart ! quel imbécile je suis de n'y
avoir pas songé ! "
Le lendemain, dès sept heures, il arriva rue
Notre-Dame-des-Victoires devant la boutique d'un rogommiste, où Regimbart avait
coutume de prendre le vin blanc. Elle n'était pas encore ouverte ; il fit un
tour de promenade aux environs, et, au bout d'une demi-heure, s'y présenta de
nouveau. Regimbart en sortait. Frédéric s'élança dans la rue. Il crut même
apercevoir au loin son chapeau ; un corbillard et des voitures de deuil
s'interposèrent. L'embarras passé, la vision avait disparu.
Heureusement, il se rappela que le Citoyen déjeunait tous les jours, à
onze heures précises, chez un petit restaurateur de la place Gaillon. Il
s'agissait de patienter ; et, après une interminable flânerie de la Bourse à la
Madeleine, et de la Madeleine au Gymnase, Frédéric, à onze heures précises,
entra dans le restaurant de la place Gaillon, sûr d'y trouver son Regimbart.
-- " Connais pas " ! dit le gargotier d'un ton rogue.
Frédéric
insistait ; il reprit :
-- " Je ne le connais plus, monsieur ! " avec un
haussement de sourcils majestueux et des oscillations de la tête, qui décelaient
un mystère.
Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de
l'estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans un
cabriolet, s'enquit près du cocher s'il n'y avait point quelque part, sur les
hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre. Le cocher le conduisit
rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel dans un établissement de ce nom-là, et à
sa question : -- " M. Regimbart, s'il vous plaît ? " le cafetier lui répondit,
avec un sourire extra-gracieux :
-- " Nous ne l'avons pas encore vu,
monsieur " , tandis qu'il jetait à son épouse, assise dans le comptoir, un
regard d'intelligence.
Et aussitôt, se tournant vers l'horloge :
-- " Mais nous l'aurons, j'espère, d'ici à dix minutes, un quart d'heure
tout au plus. -- Célestin, vite les feuilles !
-- Qu'est-ce que monsieur
désire prendre ? "
Quoique n'ayant besoin de rien prendre, Frédéric
avala un verre de rhum, puis un verre de kirsch, puis un verre de curaçao, puis
différents grogs, tant froids que chauds. Il lut tout le Siècle du jour,
et le relut ; il examina, jusque dans les grains du papier, la caricature du
Charivari ; à la fin, il savait par coeur les annonces. De temps à autre,
des bottes résonnaient sur le trottoir, c'était lui ! et la forme de quelqu'un
se profilait sur les carreaux ; mais cela passait toujours !
Afin de se
désennuyer, Frédéric changeait de place ; il alla se mettre dans le fond, puis à
droite, ensuite à gauche ; et il restait au milieu de la banquette, les deux
bras étendus. Mais un chat, foulant délicatement le velours du dossier, lui
faisait des peurs en bondissant tout à coup, pour lécher les taches de sirop sur
le plateau ; et l'enfant de la maison, un intolérable mioche de quatre ans,
jouait avec une crécelle sur les marches du comptoir. Sa maman, petite femme
pâlotte, à dents gâtées, souriait d'un air stupide. Que pouvait donc faire
Regimbart ? Frédéric l'attendait, perdu dans une détresse illimitée.
La
pluie sonnait comme grêle, sur la capote du cabriolet. Par l'écartement du
rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile
qu'un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons de
roue, et le cocher s'abritant de la couverture sommeillait ; mais, craignant que
son bourgeois ne s'esquivât, de temps à autre il entrouvrait la porte, tout
ruisselant comme un fleuve ; -- et si les regards pouvaient user les choses,
Frédéric aurait dissous l'horloge à force d'attacher dessus les yeux. Elle
marchait, cependant. Le sieur Alexandre se promenait -- de long en large, en
répétant : " Il va venir, allez ! il va venir ! " et, pour le distraire, lui
tenait des discours, parlait politique. Il poussa même la complaisance jusqu'à
lui proposer une partie de dominos.
Enfin, à quatre heures et demie,
Frédéric, qui était là depuis midi, se leva d'un bond, déclarant qu'il
n'attendait plus.
-- " Je n'y comprends rien moi-même " , répondit le
cafetier d'un air candide, " c'est la première fois que manque M. Ledoux ! "
-- " Comment, M. Ledoux ? "
-- " Mais oui, monsieur ! "
-- " J'ai dit Regimbart " s'écria Frédéric exaspéré.
-- " Ah !
mille excuses ! vous faites erreur ! -- N'est-ce pas, madame Alexandre, monsieur
a dit : M. Ledoux ? "
Et, interpellant le garçon :
-- Vous
l'avez entendu, vous-même, comme moi ?
Pour se venger de son maître,
sans doute, le garçon se contenta de sourire.
Frédéric se fit ramener
vers les boulevards, indigné du temps perdu, furieux contre le Citoyen,
implorant sa présence comme celle d'un dieu, et bien résolu à l'extraire du fond
des caves les plus lointaines. Sa voiture l'agaçait, il la renvoya ; ses idées
se brouillaient ; puis tous les noms des cafés qu'il avait entendu prononcer par
cet imbécile jaillirent de sa mémoire, à la fois, comme les mille pièces d'un
feu d'artifice : café Gascard, café Grimbert, café Halbout, estaminet Bordelais,
Havanais, Havrais, Boeuf à la Mode, brasserie Allemande, Mère Morel ; et il se
transporta dans tous successivement. Mais, dans l'un, Regimbart venait de sortir
; dans un autre, il viendrait peut-être ; dans un troisième, on ne l'avait pas
vu depuis six mois ; ailleurs, il avait commandé, hier, un gigot pour samedi.
Enfin, chez Vautier, limonadier, Frédéric, ouvrant la porte, se heurta contre le
garçon.
-- " Connaissez-vous M. Regimbart ? "
-- " Comment,
monsieur, si je le connais ? C'est moi qui ai l'honneur de le servir. Il est en
haut ; il achève de dîner ! "
Et, la serviette sous le bras, le maître
de l'établissement, lui-même, l'aborda :
-- " Vous demandez M.
Regimbart, monsieur ? Il était ici à l'instant. "
Frédéric poussa un
juron, mais le limonadier affirma qu'il le trouverait chez Bouttevilain,
infailliblement.
-- " Je vous en donne ma parole d'honneur ! il est
parti un peu plus tôt que de coutume, car il a un rendez-vous d'affaires avec
des messieurs. Mais vous le trouverez, je vous le répète, chez Bouttevilain, rue
Saint- Martin, 92, deuxième perron, à gauche, au fond de la cour, entresol,
porte à droite ! "
Enfin, il l'aperçut à travers la fumée des pipes,
seul, au fond de l'arrière- buvette après le billard, une chope devant lui, le
menton baissé et dans une attitude méditative.
-- " Ah ! il y a
longtemps que je vous cherchais, vous ! "
Sans s'émouvoir, Regimbart lui
tendit deux doigts seulement, et comme s'il l'avait vu la veille, il débita
plusieurs phrases insignifiantes sur l'ouverture de la session.
Frédéric
l'interrompit, en lui disant, de l'air le plus naturel qu'il put :
-- "
Arnoux va bien ? "
La réponse fut longue à venir, Regimbart se
gargarisait avec son liquide.
-- " Oui, pas mal ! "
-- " Où
demeure-t-il donc, maintenant ? "
-- " Mais. rue Paradis-Poissonnière "
, répondit le Citoyen étonné.
-- " Quel numéro ? "
-- "
Trente-sept, parbleu, vous êtes drôle ! "
Frédéric se leva :
--
" Comment, vous partez ? "
-- " Oui, oui, j'ai une course, une affaire
que j'oubliais ! Adieu ! "
Frédéric alla de l'estaminet chez Arnoux,
comme soulevé par un vent tiède et avec l'aisance extraordinaire que l'on
éprouve dans les songes.
Il se trouva bientôt à un second étage, devant
une porte dont la sonnette retentissait ; une servante parut ; une seconde porte
s'ouvrit ; Mme Arnoux était assise près du feu. Arnoux fit un bond et
l'embrassea. Elle avait sur ses genoux un petit garçon de trois ans, à peu près
; sa fille, grande comme elle maintenant, se tenait debout, de l'autre côté de
la cheminée.
-- " Permettez-moi de vous présenter ce monsieur-là " , dit
Arnoux, en prenant son fils par les aisselles.
Et il s'amusa quelques
minutes à le faire sauter en l'air, très haut, pour le recevoir au bout de ses
bras.
-- " Tu vas le tuer ! ah ! mon Dieu ! finis donc ! " s'écriait Mme
Arnoux.
Mais Arnoux, jurant qu'il n'y avait pas de danger, continuait,
et même zézéyait des caresses en patois marseillais, son langage natal. -- " Ah
! brave pichoûn, mon poulit rossignolet ! " Puis il demanda à Frédéric pourquoi
il avait été si longtemps sans leur écrire, ce qu'il avait pu faire là-bas, ce
qui le ramenait.
-- " Moi, à présent, cher ami, je suis marchand de
faïences. Mais causons de vous ! "
Frédéric allégua un long procès, la
santé de sa mère ; il insista beaucoup là-dessus, afin de se rendre intéressant.
Bref, il se fixait à Paris, définitivement cette fois ; et il ne dit rien de
l'héritage, -- dans la peur de nuire à son passé.
Les rideaux, comme les
meubles, étaient en damas de laine marron ; deux oreillers se touchaient contre
le traversin ; une bouillotte chauffait dans les charbons ; et l'abat-jour de la
lampe, posée au bord de la commode, assombrissait l'appartement. Mme Arnoux
avait une robe de chambre en mérinos gros bleu. Le regard tourné vers les
cendres et une main sur l'épaule du petit garçon, elle défaisait, de l'autre, le
lacet de la brassière ; le mioche en chemise pleurait tout en se grattant la
tête, comme M. Alexandre fils.
Frédéric s'était attendu à des spasmes de
joie ; -- mais les passions s'étiolent quand on les dépayse, et, ne retrouvant
plus Mme Arnoux dans le milieu où il l'avait connue, elle lui semblait avoir
perdu quelque chose, porter confusément comme une dégradation, enfin n'être pas
la même. Le calme de son coeur le stupéfiait. Il s'informa des anciens amis, de
Pellerin, entre autres.
-- " Je ne le vois pas souvent " , dit Arnoux.
Elle ajouta :
-- " Nous ne recevons plus, comme autrefois !
Etait-ce pour l'avertir qu'on ne lui ferait aucune invitation ? Mais
Arnoux, poursuivant ses cordialités, lui reprocha de n'être pas venu dîner avec
eux, à l'improviste ; et il expliqua pourquoi il avait changé d'industrie.
-- " Que voulez-vous faire dans une époque de décadence comme la nôtre ?
La grande peinture est passée de mode ! D'ailleurs, on peut mettre de l'art
partout. Vous savez, moi, j'aime le Beau ! il faudra un de ces jours que je vous
mène à ma fabrique. "
Et il voulut lui montrer, immédiatement,
quelques-uns de ses produits dans son magasin à l'entresol.
Les plats,
les soupières, les assiettes et les cuvettes encombraient le plancher. Contre
les murs étaient dressés de larges carreaux de pavage pour salles de bain et
cabinets de toilette, avec sujets mythologiques dans le style de la Renaissance,
tandis qu'au milieu une double étagère, montant jusqu'au plafond, supportait des
vases à contenir la glace, des pots à fleurs, des candélabres, de petites
jardinières et de grandes statuettes polychromes figurant un nègre ou une
bergère pompadour. Les démonstrations d'Arnoux ennuyaient Frédéric, qui avait
froid et faim.
Il courut au Café Anglais, y soupa splendidement, et,
tout en mangeant, il se disait :
-- " J'étais bien bon là-bas avec mes
douleurs ! A peine si elle m'a reconnu ! quelle bourgeoise ! "
Et, dans
un brusque épanouissement de santé, il se fit des résolutions d'égoïsme. Il se
sentait le coeur dur comme la table où ses coudes posaient. Donc, il pouvait,
maintenant, se jeter au milieu du monde, sans peur. L'idée des Dambreuse lui
vint ; il les utiliserait ; puis il se rappela Deslauriers. " Ah ! ma foi, tant
pis ! " Cependant, il lui envoya, par un commissionnaire, un billet lui donnant
rendez-vous le lendemain au Palais-Royal, afin de déjeuner ensemble.
La
fortune n'était pas si douce pour celui-là.
Il s'était présenté au
concours d'agrégation avec une thèse sur le droit de tester, où il
soutenait qu'on devait le restreindre autant que possible ; -- et, son
adversaire l'excitant à lui faire dire des sottises, il en avait dit beaucoup,
sans que les examinateurs bronchassent. Puis le hasard avait voulu qu'il tirât
au sort, pour sujet de leçon, la Prescription. Alors, Deslauriers s'était livré
à des théories déplorables ; les vieilles contestations devaient se produire
comme les nouvelles ; pourquoi le propriétaire serait-il privé de son bien parce
qu'il n'en peut fournir les titres qu'après trente et un ans révolus ? C'était
donner la sécurité de l'honnête homme à l'héritier du voleur enrichi. Toutes les
injustices étaient consacrées par une extension de ce droit, qui était la
tyrannie, l'abus de la force ! Il s'était même écrié :
-- "
Abolissons-le ; et les Francs ne pèseront plus sur les Gaulois, les Anglais sur
les Irlandais, les Yankees sur les Peaux-Rouges, les Turcs sur les Arabes, les
blancs sur les nègres, la Pologne... "
Le président l'avait interrompu :
-- " Bien ! bien ! monsieur ! nous n'avons que faire de vos opinions
politiques, vous vous représenterez plus tard ! "
Deslauriers n'avait
pas voulu se représenter. Mais ce malheureux titre XX du IIIe livre du Code
civil était devenu pour lui une montagne d'achoppement. Il élaborait un grand
ouvrage sur la Prescription, considérée comme base du droit civil et du droit
naturel des peuples ; et il était perdu dans Dunod, Rogérius, Balbus,
Merlin, Vazeille, Savigny, Troplong, et autres lectures considérables. Afin de
s'y livrer plus à l'aise, il s'était démis de sa place de maître-clerc. Il
vivait en donnant des répétitions, en fabriquant des thèses ; et, aux séances de
la Parlotte, il effrayait par sa virulence le parti conservateur, tous les
jeunes doctrinaires issus de M. Guizot, -- si bien qu'il avait, dans un certain
monde, une espèce de célébrité, quelque peu mêlée de défiance pour sa personne.
Il arriva au rendez-vous, portant un gros paletot doublé de flanelle
rouge, comme celui de Sénécal, autrefois.
Le respect humain, à cause du
public qui passait, les empêcha de s'étreindre longuement, et ils allèrent
jusque chez Véfour, bras dessus bras dessous, en ricanant de plaisir, avec une
larme au fond des yeux. Puis, dès qu'ils furent seuls, Deslauriers s'écria :
-- " Ah ! saprelotte, nous allons nous la repasser douce, maintenant ! "
Frédéric n'aima point cette manière de s'associer, tout de suite, à sa
fortune. Son ami témoignait trop de joie pour eux deux, et pas assez pour lui
seul.
Ensuite, Deslauriers conta son échec, et peu à peu ses travaux,
son existence, parlant de lui-même stoïquement et des autres avec aigreur. Tout
lui déplaisait. Pas un homme en place qui ne fût un crétin ou une canaille. Pour
un verre mal rincé, il s'emporta contre le garçon, et, sur le reproche anodin de
Frédéric :
-- " Comme si j'allais me gêner pour de pareils cocos, qui
vous gagnent jusqu'à des six et huit mille francs par an, qui sont électeurs,
éligibles peut-être ! Ah ! non, non ! "
Puis, d'un air enjoué :
-- " Mais j'oublie que je parle à un capitaliste, à un Mondor, car tu es
un Mondor, maintenant ! "
Et, revenant sur l'héritage, il exprima cette
idée : que les successions collatérales (chose injuste en soi, bien qu'il se
réjouît de celle-là) seraient abolies, un de ces jours, à la prochaine
révolution.
-- " Tu crois ? " dit Frédéric.
-- " Compte dessus "
répondit-il. " Ça ne peut pas durer ! on souffre trop ! Quand je vois dans la
misère des gens comme Sénécal... "
-- " Toujours le Sénécal ! " pensa
Frédéric.
-- " Quoi de neuf, du reste ? Es-tu encore amoureux de Mme
Arnoux ? C'est passé, hein ? "
Frédéric, ne sachant que répondre, ferma
les yeux, en baissant la tête.
A propos d'Arnoux, Deslauriers lui apprit
que son journal appartenait maintenant à Hussonnet, lequel l'avait transformé.
Cela s'appelait " L' Art , institut littéraire, société par actions de
cent francs chacune ; capital social : quarante mille francs " , avec la faculté
pour chaque actionnaire de pousser là sa copie ; car " la société a pour but de
publier les oeuvres des débutants, d'épargner au talent, au génie peut-être, les
crises douloureuses qui abreuvent, etc. " , tu vois la blague " ! Il y avait
cependant quelque chose à faire, c'était de hausser le ton de ladite feuille,
puis tout à coup, gardant les mêmes rédacteurs et promettant la suite du
feuilleton, de servir aux abonnés un journal politique ; les avances ne seraient
pas énormes.
-- " Qu'en penses-tu, voyons ? veux-tu t'y mettre ? "
Frédéric ne repoussa pas la proposition. Mais il fallait attendre le
règlement de ses affaires.
-- " Alors, si tu as besoin de quelque
chose... "
-- " Merci, mon petit ! " dit Deslauriers.
Ensuite,
ils fumèrent des puros, accoudés sur la planche de velours, au bord de la
fenêtre. Le soleil brillait, l'air était doux, des troupes d'oiseaux voletant
s'abattaient dans le jardin ; les statues de bronze et de marbre, lavées par la
pluie, miroitaient ; des bonnes en tablier causaient assises sur des chaises ;
et l'on entendait les rires des enfants, avec le murmure continu que faisait la
gerbe du jet d'eau.
Frédéric s'était senti troublé par l'amertume de
Deslauriers ; mais, sous l'influence du vin, qui circulait dans ses veines, à
moitié endormi, engourdi, et recevant la lumière en plein visage, il n'éprouvait
plus qu'un immense bien-être, voluptueusement stupide, -- comme une plante
saturée de chaleur et d'humidité. Deslauriers, les paupières entre-closes,
regardait au loin, vaguement. Sa poitrine se gonflait, et il se mit à dire :
-- " Ah ! c'était plus beau, quand Camille Desmoulins, debout là-bas sur
une table, poussait le peuple à la Bastille ! On vivait dans ce temps-là, on
pouvait s'affirmer, prouver sa force ! De simples avocats commandaient à des
généraux, des va-nu-pieds battaient les rois, tandis qu'à présent... "
Il se tut, puis tout à coup :
-- " Bah ! l'avenir est gros " !
Et, tambourinant la charge sur les vitres, il déclama ces vers de
Barthélemy :
Elle reparaîtra, la terrible Assemblée
Dont, après quarante ans, votre tête est troublée,
Colosse qui sans peur marche d'un pas puissant.
-- "
Je ne sais plus le reste ! Mais il est tard, si nous partions ? "
Et il
continua, dans la rue, à exposer ses théories.
Frédéric, sans l'écouter,
observait à la devanture des marchands les étoffes et les meubles convenables
pour son installation ; et ce fut peut- être la pensée de Mme Arnoux qui le fit
s'arrêter à l'étalage d'un brocanteur, devant trois assiettes de faïence. Elles
étaient décorées d'arabesques jaunes, à reflets métalliques, et valaient cent
écus la pièce. Il les fit mettre de côté.
-- " Moi, à ta place " , dit
Deslauriers, " je m'achèterais plutôt de l'argenterie " , décelant, par cet
amour du cossu, l'homme de mince origine.
Dès qu'il fut seul, Frédéric
se rendit chez le célèbre Pomadère, où il se commanda trois pantalons, deux
habits, une pelisse de fourrure et cinq gilets ; puis chez un bottier, chez un
chemisier, et chez un chapelier, ordonnant partout qu'on se hâtât le plus
possible.
Trois jours après, le soir, à son retour du Havre, il trouva
chez lui sa garde-robe complète ; et, impatient de s'en servir, il résolut de
faire à l'instant même une visite aux Dambreuse. Mais il était trop tôt, huit
heures à peine.
-- " Si j'allais chez les autres ? " , se dit-il.
Arnoux, seul, devant sa glace, était en train de se raser. Il lui
proposa de le conduire dans un endroit où il s'amuserait, et, au nom de M.
Dambreuse :
-- " Ah ! ça se trouve bien ! Vous verrez là de ses amis
venez donc ! ce sera drôle ! "
Frédéric s'excusait, Mme Arnoux reconnut
sa voix et lui souhaita le bonjour à travers la cloison, car sa fille était
indisposée, elle-même souffrante ; et l'on entendait le bruit d'une cuiller
contre un verre, et tout ce frémissement de choses délicatement remuées qui se
fait dans la chambre d'un malade. Puis Arnoux disparut pour dire adieu à sa
femme. Il entassait les raisons :
-- " Tu sais bien que c'est sérieux !
Il faut que j'y aille, j'y ai besoin, on m'attend. "
-- " Va, va, mon
ami. Amuse-toi ! "
Arnoux héla un fiacre.
-- " Palais-Royal !
galerie Montpensier. "
Et, se laissant tomber sur les coussins :
-- " Ah ! comme je suis las, mon cher ! j'en crèverai. Du reste, je peux
bien vous le dire, à vous. "
Il se pencha vers son oreille,
mystérieusement :
-- " Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des
Chinois. "
Et il expliqua ce qu'étaient la couverte et le petit feu.
Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu'il fit porter
sur le fiacre. Puis il choisit pour " sa pauvre femme " du raisin, des ananas,
différentes curiosités de bouche et recommanda qu'elles fussent envoyées de
bonne heure, le lendemain.
Ils allèrent ensuite chez un costumier ;
c'était d'un bal qu'il s'agissait. Arnoux prit une culotte de velours bleu, une
veste pareille, une perruque rouge ; Frédéric un domino ; et ils descendirent
rue de Laval, devant une maison illuminée au second étage par des lanternes de
couleur.
Dès le bas de l'escalier, on entendait le bruit des violons.
-- " Où diable me menez-vous ? " dit Frédéric.
-- " Chez une
bonne fille ! n'ayez pas peur ! "
Un groom leur ouvrit la porte, et ils
entrèrent dans l'antichambre, où des paletots, des manteaux et des châles
étaient jetés en pile sur des chaises. Une jeune femme, en costume de dragon
Louis XV, la traversait en ce moment-là. C'était Mlle Rose-Annette Bron, la
maîtresse du lieu.
-- " Eh bien ? " dit Arnoux.
-- " C'est fait
! " répondit-elle.
-- " Ah ! merci, mon ange ! " .
Et il voulut
l'embrasser.
-- " Prends donc garde, imbécile ! tu vas gâter mon
maquillage ! "
Arnoux présenta Frédéric.
-- " Tapez là dedans,
monsieur, soyez le bienvenu ! "
Elle écarta une portière derrière elle,
et se mit à crier emphatiquement :
-- " Le sieur Arnoux, marmiton, et un
prince de ses amis ! "
Frédéric fut d'abord ébloui par les lumières ; il
n'aperçut que de la soie, du velours, des épaules nues, une masse de couleurs
qui se balançait aux sons d'un orchestre caché par des verdures, entre des
murailles tendues de soie jaune, avec des portraits au pastel, çà et là, et des
torchères de cristal en style Louis XVI. De hautes lampes, dont les globes
dépolis ressemblaient à des boules de neige, dominaient des corbeilles de
fleurs, posées sur des consoles, dans les coins ; -- et, en face, après une
seconde pièce plus petite, on distinguait, dans une troisième, un lit à colonnes
torses, ayant une glace de Venise à son chevet.
Les danses s'arrêtèrent,
et il y eut des applaudissements, un vacarme de joie, à la vue d'Arnoux
s'avançant avec son panier sur la tête ; les victuailles faisaient bosse au
milieu. -- " Gare au lustre ! " Frédéric leva les yeux : c'était le lustre en
vieux saxe qui ornait la boutique de l'Art industriel ; le souvenir des
anciens jours passa dans sa mémoire, mais un fantassin de la Ligne en petite
tenue, avec cet air nigaud que la tradition donne aux conscrits, se planta
devant lui, en écartant les deux bras pour marquer l'étonnement ; et il
reconnut, malgré les effroyables moustaches noires extra-pointues qui le
défiguraient, son ancien ami Hussonnet. Dans un charabia moitié alsacien, moitié
nègre, le bohème l'accablait de félicitations, l'appelant son colonnel.
Frédéric, décontenancé par toutes ces personnes, ne savait que répondre. Un
archet ayant frappé sur un pupitre, danseurs et danseuses se mirent en place.
Ils étaient une soixantaine environ, les femmes pour la plupart en
villageoises ou en marquises, et les hommes, presque tous d'âge mûr, en costumes
de routier, de débardeur ou de matelot.
Frédéric, s'étant rangé contre
le mur, regarda le quadrille devant lui.
Un vieux beau, vêtu, comme un
doge vénitien, d'une longue simarre de soie pourpre, dansait avec Mme Rosanette,
qui portait un habit vert, une culotte de tricot et des bottes molles à éperons
d'or. Le couple en face se composait d'un Arnaute chargé de yatagans et d'une
Suissesse aux yeux bleus, blanche comme du lait, potelée comme une caille, en
manches de chemise et corset rouge. Pour faire valoir sa chevelure qui lui
descendait jusqu'aux jarrets, une grande blonde, marcheuse à l'Opéra, s'était
mise en femme sauvage ; et, par-dessus son maillot de couleur brune, n'avait
qu'un pagne de cuir, des bracelets de verroterie, et un diadème de clinquant,
d'où s'élevait une haute gerbe en plumes de paon. Devant elle, un Pritchard,
affublé d'un habit noir grotesquement large, battait la mesure avec son coude
sur sa tabatière. Un petit berger Watteau, azur et argent comme un clair de
lune, choquait sa houlette contre le thyrse d'une Bacchante, couronnée de
raisins, une peau de léopard sur le flanc gauche et des cothurnes à rubans d'or.
De l'autre côté une Polonaise, en spencer de velours nacarat, balançait son
jupon de gaze sur ses bas de soie gris perle, pris dans des bottines roses
cerclées de fourrure blanche. Elle souriait à un quadragénaire ventru, déguisé
en enfant de choeur, et qui gambadait très haut, levant d'une main son surplis
et retenant de l'autre sa calotte rouge. Mais la reine, l'étoile, c'était
Mademoiselle Loulou, célèbre danseuse des bals publics. Comme elle se trouvait
riche maintenant, elle portait une large collerette de dentelle sur sa veste de
velours noir uni ; et son large pantalon de soie ponceau, collant sur la croupe
et serré à la taille par une écharpe de cachemire, avait, tout le long de la
couture, des petits camélias blancs naturels. Sa mine pâle, un peu bouffie et à
nez retroussé, semblait plus insolente encore par l'ébouriffure de sa perruque
où tenait un chapeau d'homme, en feutre gris, plié d'un coup de poing sur
l'oreille droite ; et, dans les bonds qu'elle faisait, ses escarpins à boucles
de diamants atteignaient presque au nez de son voisin, un grand Baron moyen âge
tout empêtré dans une armure de fer. Il y avait aussi un Ange, un glaive d'or à
la main, deux ailes de cygne dans le dos, et qui, allant, venant, perdant à
toute minute son cavalier, un Louis XIV, ne comprenait rien aux figures et
embarrassait la contredanse.
Frédéric, en regardant ces personnes,
éprouvait un sentiment d'abandon, un malaise. Il songeait encore à Mme Arnoux et
il lui semblait participer à quelque chose d'hostile se tramant contre elle.
Quand le quadrille fut achevé, Mme Rosanette l'aborda. Elle haletait un
peu, et son hausse-col, poli comme un miroir, se soulevait doucement sous son
menton.
-- " Et vous, monsieur " , dit-elle, " vous ne dansez pas ? "
Frédéric s'excusa, il ne savait pas danser.
-- " Vraiment ! mais
avec moi ? bien sûr ? "
Et, posée sur une seule hanche, l'autre genou un
peu rentré, en caressant de la main gauche le pommeau de nacre de son épée, elle
le considéra pendant une minute, d'un air moitié suppliant, moitié gouailleur.
Enfin elle dit " Bonsoir ! " , fit une pirouette, et disparut.
Frédéric,
mécontent de lui-même, et ne sachant que faire, se mit à errer dans le bal.
Il entra dans le boudoir, capitonné de soie bleu pâle, avec des bouquets
de fleurs des champs, tandis qu'au plafond, dans un cercle de bois doré, des
Amours, émergeant d'un ciel d'azur, batifolaient sur des nuages en forme
d'édredon. Ces élégances, qui seraient aujourd'hui des misères pour les
pareilles de Rosanette, l'éblouirent ; et il admira tout : les volubilis
artificiels ornant le contour de la glace, les rideaux de la cheminée, le divan
turc, et, dans un renfoncement de la muraille, une manière de tente tapissée de
soie rose, avec de la mousseline blanche par-dessus. Des meubles noirs à
marqueterie de cuivre garnissaient la chambre à coucher, où se dressait, sur une
estrade couverte d'une peau de cygne, le grand lit à baldaquin et à plumes
d'autruche. Des épingles à tête de pierreries fichées dans des pelotes, des
bagues traînant sur des plateaux, des médaillons à cercle d'or et des coffrets
d'argent se distinguaient dans l'ombre, sous la lueur qu'épanchait une urne de
Bohême, suspendue à trois chaînettes. Par une petite porte entrebâillée, on
apercevait une serre chaude occupant toute la largeur d'une terrasse, et que
terminait une volière à l'autre bout.
C'était bien là un milieu fait
pour lui plaire. Dans une brusque révolte de sa jeunesse, il se jura d'en jouir,
s'enhardit ; puis, revenu à l'entrée du salon, où il y avait plus de monde
maintenant (tout s'agitait dans une sorte de pulvérulence lumineuse), il resta
debout à contempler les quadrilles, clignant les yeux pour mieux voir, -- et
humant les molles senteurs de femmes, qui circulaient comme un immense baiser
épandu.
Mais il y avait près de lui, de l'autre côté de la porte,
Pellerin ; -- Pellerin en grande toilette, le bras gauche dans la poitrine et
tenant de la droite, avec son chapeau, un gant blanc, déchiré.
-- "
Tiens, il y a longtemps qu'on ne vous a vu ! Où diable étiez-vous donc ? parti
en voyage, en Italie ? Poncif, hein, l'Italie ? pas si raide qu'on dit ?
N'importe ! apportez-moi vos esquisses, un de ces jours ? "
Et, sans
attendre sa réponse, l'artiste se mit à parler de lui-même.
Il avait
fait beaucoup de progrès, ayant reconnu définitivement la bêtise de la Ligne. On
ne devait pas tant s'enquérir de la Beauté et de l'Unité, dans une oeuvre, que
du caractère et de la diversité des choses.
-- " Car tout existe dans la
nature, donc tout est légitime, tout est plastique. Il s'agit seulement
d'attraper la note, voilà. J'ai découvert le secret ! " Et lui donnant un coup
de coude, il répéta plusieurs fois :
-- " J'ai découvert le secret, vous
voyez ! Ainsi regardez-moi cette petite femme à coiffure de sphinx qui danse
avec un postillon russe, c'est net, sec, arrêté, tout en méplats et en tons crus
: de l'indigo sous les yeux, une plaque de cinabre à la joue, du bistre sur les
tempes ; pif ! paf ! -- Et il jetait, avec le pouce, comme des coups de pinceau
dans l'air. -- " Tandis que la grosse, là-bas " , continua-t-il en montrant une
Poissarde, en robe cerise avec une croix d'or au cou et un fichu de linon noué
dans le dos, -- " rien que des rondeurs ; les narines s'épatent comme les ailes
de son bonnet, les coins de la bouche se relèvent, le menton s'abaisse, tout est
gras, fondu, copieux, tranquille et soleillant, un vrai Rubens ! Elles sont
parfaites cependant ! Où est le type alors ? " -- Il s'échauffait. " --
Qu'est-ce qu'une belle femme ? Qu'est-ce que le beau ? Ah ! le beau ! me
direz-vous...
Frédéric l'interrompit pour savoir ce qu'était un Pierrot
à profil de bouc, en train de bénir tous les danseurs au milieu d'une
pastourelle.
-- " Rien du tout ! un veuf, père de trois garçons. Il les
laisse sans culottes, passe sa vie au club, et couche avec la bonne. "
-- " Et celui-là, costumé en bailli, qui parle dans l'embrasure de la
fenêtre à une marquise Pompadour ? "
-- " La marquise, c'est Mme
Vandaël, l'ancienne actrice du Gymnase, la maîtresse du Doge, le comte de
Palazot. Voilà vingt ans qu'ils sont ensemble ; on ne sait pourquoi. Avait-elle
de beaux yeux, autrefois, cette femme-là ! Quant au citoyen près d'elle, on le
nomme le capitaine d'Herbigny, un vieux de la vieille, qui n'a pour toute
fortune que sa croix d'honneur et sa pension, sert d'oncle aux grisettes dans
les solennités, arrange les duels et dîne en ville. "
-- " Une canaille
? " dit Frédéric.
-- " Non ! un honnête homme ! "
-- " Ah ! "
L'artiste lui en nomma d'autres encore, quand, apercevant un monsieur
qui portait comme les médecins de Molière une grande robe de serge noire, mais
bien ouverte de haut en bas, afin de montrer toutes ses breloques :
-- "
Ceci vous représente le docteur Des Rrogis, enragé de n'être pas célèbre, a
écrit un livre de pornographie médicale, cire volontiers les bottes dans le
grand monde, est discret ; ces dames l'adorent. Lui et son épouse (cette maigre
châtelaine en robe grise) se trimbalent ensemble dans tous les endroits publics,
et autres. Malgré la gêne du ménage, on a un jour, -- thés artistiques où il se
dit des vers. -- --Attention ! "
En effet, le docteur les aborda ; et
bientôt ils formèrent tous les trois, à l'entrée du salon, un groupe de
causeurs, où vint s'adjoindre Hussonnet, puis l'amant de la Femme-Sauvage, un
jeune poète, exhibant, sous un court mantel à la François 1er, la plus piètre
des anatomies, et enfin un garçon d'esprit, déguisé en Turc de barrière. Mais sa
veste à galons jaunes avait si bien voyagé sur le dos des dentistes ambulants,
son large pantalon à plis était d'un rouge si déteint, son turban roulé comme
une anguille à la tartare d'un aspect si pauvre, tout son costume enfin
tellement déplorable et réussi, que les femmes ne dissimulaient pas leur dégoût.
Le docteur l'en consola par de grands éloges sur la Débardeuse, sa maîtresse. Ce
Turc était fils d'un banquier.
Entre deux quadrilles, Rosanette se
dirigea vers la cheminée, où était installé, dans un fauteuil, un petit
vieillard replet, en habit marron, à boutons d'or. Malgré ses joues flétries qui
tombaient sur sa haute cravate blanche, ses cheveux encore blonds, et frisés
naturellement comme les poils d'un caniche, lui donnaient quelque chose de
folâtre.
Elle l'écouta, penchée vers son visage. Ensuite, elle lui
accommoda un verre de sirop ; et rien n'était mignon comme ses mains sous leurs
manches de dentelles qui dépassaient les parements de l'habit vert. Quand le
bonhomme eut bu, il les baisa.
-- " Mais c'est M. Oudry, le voisin
d'Arnoux ! "
-- " Il l'a perdu ! " dit en riant Pellerin.
-- "
Comment ? "
Un postillon de Longjumeau la saisit par la taille, une
valse commençait. Alors, toutes les femmes, assises autour du salon sur des
banquettes, se levèrent à la file, prestement ; et leurs jupes, leurs écharpes,
leurs coiffures se mirent à tourner.
Elles tournaient si près de lui,
que Frédéric distinguait les gouttelettes de leur front ; -- et ce mouvement
giratoire, de plus en plus vif et régulier, vertigineux, communiquant à sa
pensée une sorte d'ivresse, y faisait surgir d'autres images, tandis que toutes
passaient dans le même éblouissement, et chacune avec une excitation
particulière selon le genre de sa beauté. La Polonaise, qui s'abandonnait d'une
façon langoureuse, lui inspirait l'envie de la tenir contre son coeur, en filant
tous les deux dans un traîneau sur une plaine couverte de neige. Des horizons de
volupté tranquille, au bord d'un lac, dans un chalet, se déroulaient sous les
pas de la Suissesse, qui valsait le torse droit et les paupières baissées. Puis,
tout à coup, la Bacchante, penchant en arrière sa tête brune, le faisait rêver à
des caresses dévoratrices, dans des bois de lauriers-roses, par un temps
d'orage, au bruit confus des tambourins. La Poissarde, que la mesure trop rapide
essoufflait, poussait des rires ; et il aurait voulu, buvant avec elle aux
Porcherons, chiffonner à pleines mains son fichu, comme au bon vieux temps. Mais
la Débardeuse, dont les orteils légers effleuraient à peine le parquet, semblait
receler dans la souplesse de ses membres et le sérieux de son visage tous les
raffinements de l'amour moderne, qui a la justesse d'une science et la mobilité
d'un oiseau. Rosanette tournait, le poing sur la hanche ; sa perruque à marteau,
sautillant sur son collet, envoyait de la poudre d'iris autour d'elle ; et, à
chaque tour, du bout de ses éperons d'or, elle manquait d'attraper Frédéric.
Au dernier accord de la valse, Mlle Vatnaz parut. Elle avait un mouchoir
algérien sur la tête, beaucoup de piastres sur le front, de l'antimoine au bord
des yeux, avec une espèce de paletot en cachemire noir tombant sur un jupon
clair, lamé d'argent, et elle tenait un tambour de basque à la main.
Derrière son dos marchait un grand garçon, dans le costume classique du
Dante, et qui était (elle ne s'en cachait plus, maintenant) l'ancien chanteur de
l'Alhambra, -- lequel, s'appelant Auguste Delamare, s'était fait appeler
primitivement Anténor Dellamarre, puis Delmas, puis Belmar, et enfin Delmar,
modifiant ainsi et perfectionnant son nom, d'après sa gloire croissante ; car il
avait quitté le bastringue pour le théâtre, et venait même de débuter bruyamment
à l'Ambigu, dans Gaspardo le Pêcheur.
Hussonnet, en l'apercevant,
se renfrogna. Depuis qu'on avait refusé sa pièce, il exécrait les comédiens. On
n'imaginait pas la vanité de ces Messieurs ; de celui-là, surtout ! " -- " Quel
poseur, voyez donc ! "
Après un léger salut à Rosanette, Delmar s'était
adossé à la cheminée ; et il restait immobile, une main sur le coeur, le pied
gauche en avant, les yeux au ciel, avec sa couronne de lauriers dorés par-dessus
son capuchon, tout en s'efforçant de mettre dans son regard beaucoup de poésie,
pour fasciner les dames. On faisait, de loin, un grand cercle autour de lui.
Mais la Vatnaz, quand elle eut embrassé longuement Rosanette, s'en vint
prier Hussonnet de revoir, sous le point de vue du style, un ouvrage d'éducation
qu'elle voulait publier : la Guirlande des jeunes Personnes , recueil de
littérature et de morale. L'homme de lettres promit son concours. Alors, elle
lui demanda s'il ne pourrait pas, dans une des feuilles où il avait accès, faire
mousser quelque peu son ami, et même lui confier plus tard un rôle. Hussonnet en
oublia de prendre un verre de punch.
C'était Arnoux qui l'avait fabriqué
; et, suivi par le groom du Comte portant un plateau vide, il l'offrait aux
personnes avec satisfaction.
Quand il vint à passer devant M. Oudry,
Rosanette l'arrêta.
-- " Eh bien, et cette affaire ? "
Il rougit
quelque peu ; enfin, s'adressant au bon homme :
-- " Notre amie m'a dit
que vous auriez l'obligeance... "
-- " Comment donc, mon voisin ! tout à
vous. "
Et le nom de M. Dambreuse fut prononcé ; comme ils
s'entretenaient à demi-voix, Frédéric les entendait confusément ; il se porta
vers l'autre coin de la cheminée, où Rosanette et Delmar causaient ensemble.
Le cabotin avait une mine vulgaire, faite comme les décors de théâtre
pour être contemplée à distance, des mains épaisses, de grands pieds, une
mâchoire lourde ; et il dénigrait les acteurs les plus illustres, traitait de
haut les poètes, disait : " mon organe, mon physique, mes moyens " , en
émaillant son discours de mots peu intelligibles pour lui-même, et qu'il
affectionnait, tels que " morbidezza, analogue et homogénéité " .
Rosanette l'écoutait avec de petits mouvements de tête approbatifs. On
voyait l'admiration s'épanouir sous le fard de ses joues, et quelque chose
d'humide passait comme un voile sur ses yeux clairs, d'une indéfinissable
couleur. Comment un pareil homme pouvait-il la charmer ? Frédéric s'excitait
intérieurement à le mépriser encore plus, pour bannir, peut-être, l'espèce
d'envie qu'il lui portait.
Mlle Vatnaz était maintenant avec Arnoux ;
et, tout en riant très haut, de temps à autre, elle jetait un coup d'oeil sur
son amie, que M. Oudry ne perdait pas de vue.
Puis Arnoux et la Vatnaz
disparurent ; le bonhomme vint parler bas à Rosanette.
-- " Eh bien,
oui, c'est convenu ! Laissez-moi tranquille. "
Et elle pria Frédéric
d'aller voir dans la cuisine si M. Arnoux n'y était pas.
Un bataillon de
verres à moitié pleins couvrait le plancher ; et les casseroles, les marmites,
la turbotière, la poêle à frire sautaient. Arnoux commandait aux domestiques en
les tutoyant, battait la rémolade, goûtait les sauces, rigolait avec la bonne.
-- " Bien " dit-il, " avertissez-la ! Je fais servir. "
On ne
dansait plus, les femmes venaient de se rasseoir, les hommes se promenaient. Au
milieu du salon, un des rideaux tendus sur une fenêtre se bombait au vent ; et
la Sphinx, malgré les observations de tout le monde, exposait au courant d'air
ses bras en sueur. Où donc était Rosanette ? Frédéric la chercha plus loin,
jusque dans le boudoir et dans la chambre. Quelques-uns, pour être seuls, ou
deux à deux, s'y étaient réfugiés. L'ombre et les chuchotements se mêlaient. Il
y avait de petits rires sous des mouchoirs, et l'on entrevoyait au bord des
corsages des frémissements d'éventails, lents et doux comme des battements
d'ailes d'oiseau blessé.
En entrant dans la serre, il vit, sous les
larges feuilles d'un caladium, près le jet d'eau, Delmar, couché à plat ventre
sur le canapé de toile ; Rosanette, assise près de lui, avait la main passée
dans ses cheveux ; et ils se regardaient. Au même moment, Arnoux entra par
l'autre côté, celui de la volière. Delmar se leva d'un bond, puis il sortit à
pas tranquilles sans se retourner ; et même, s'arrêta près de la porte, pour
cueillir une fleur d'hibiscus dont il garnit sa boutonnière. Rosanette pencha le
visage ; Frédéric, qui la voyait de profil, s'aperçut qu'elle pleurait.
-- " Tiens ! qu'as-tu donc ? " dit Arnoux.
Elle haussa les
épaules sans répondre.
-- " Est-ce à cause de lui ? " reprit-il.
Elle étendit les bras autour de son cou, et, le baisant au front,
lentement :
-- " Tu sais bien que je t'aimerai toujours, mon gros. N'y
pensons plus ! Allons souper ! "
Un lustre de cuivre à quarante bougies
éclairait la salle, dont les murailles disparaissaient sous de vieilles faïences
accrochées ; et cette lumière crue, tombant d'aplomb, rendait plus blanc encore,
parmi les hors- d'oeuvre et les fruits, un gigantesque turbot occupant le milieu
de la nappe, bordée par des assiettes pleines de potage à la bisque. Avec un
froufrou d'étoffes, les femmes, tassant leurs jupes, leurs manches et leurs
écharpes, s'assirent les unes près des autres ; les hommes, debout, s'établirent
dans les angles. Pellerin et M. Oudry furent placés près de Rosanette, Arnoux
était en face. Palazot et son amie venaient de partir.
-- " Bon voyage !
" dit-elle, " attaquons ! "
Et l'Enfant de choeur, homme facétieux, en
faisant un grand signe de croix, commença le Benedicite .
Les
dames furent scandalisées, et principalement la Poissarde, mère d'une fille dont
elle voulait faire une femme honnête. Arnoux, non plus, " n'aimait pas ça " ,
trouvant qu'on devait respecter la religion.
Une horloge allemande,
munie d'un coq, carillonnant deux heures, provoqua sur le coucou force
plaisanteries. Toutes sortes de propos s'ensuivirent : calembours, anecdotes,
vantardises, gageures, mensonges tenus pour vrais, assertions improbables, un
tumulte de paroles qui bientôt s'éparpilla en conversations particulières. Les
vins circulaient, les plats se succédaient, le docteur découpait. On se lançait
de loin une orange, un bouchon ; on quittait sa place pour causer avec
quelqu'un. Souvent Rosanette se tournait vers Delmar, immobile derrière elle ;
Pellerin bavardait, M. Oudry souriait. Mlle Vatnaz mangea presque à elle seule
le buisson d'écrevisses, et les carapaces sonnaient sous ses longues dents.
L'Ange, posée sur le tabouret du piano (seul endroit où ses ailes lui permissent
de s'asseoir), mastiquait placidement, sans discontinuer.
-- " Quel
fourchette ! " , répétait l'Enfant de choeur ébahi, " quelle fourchette ! "
Et la Sphinx buvait de l'eau-de-vie, criait à plein gosier, se démenait
comme un démon. Tout à coup ses joues s'enflèrent, et, ne résistant plus au sang
qui l'étouffait, elle porta sa serviette contre ses lèvres, puis la jeta sous la
table.
Frédéric l'avait vue.
-- " Ce n'est rien ! "
Et,
à ses instances pour partir et se soigner, elle répondit lentement :
--
" Bah ! à quoi bon ? autant ça qu'autre chose ! la vie n'est pas si drôle ! "
Alors, il frissonna, pris d'une tristesse glaciale, comme s'il avait
aperçu des mondes entiers de misère et de désespoir, un réchaud de charbon près
d'un lit de sangle, et les cadavres de la Morgue en tablier de cuir, avec le
robinet d'eau froide qui coule sur leurs cheveux.
Cependant, Hussonnet,
accroupi aux pieds de la Femme-Sauvage, braillait d'une voix enrouée, pour
imiter l'acteur Grassot :
-- " Ne sois pas cruelle, ô Celuta ! cette
petite fête de famille est charmante ! Enivrez-moi de voluptés, mes amours !
Folichonnons ! folichonnons ! "
Et il se mit à baiser les femmes sur
l'épaule. Elles tressaillaient, piquées par ses moustaches ; puis il imagina de
casser contre sa tête une assiette, en la heurtant d'un petit coup. D'autres
l'imitèrent ; les morceaux de faïence volaient comme des ardoises par un grand
vent, et la Débardeuse s'écria :
-- " Ne vous gênez pas ! Ça ne coûte
rien ! Le bourgeois qui en fabrique nous en cadote ! "
Tous les yeux se
portèrent sur Arnoux. Il répliqua :
-- " Ah ! sur facture, permettez ! "
tenant, sans doute, à passer pour n'être pas, ou n'être plus l'amant de
Rosanette.
Mais deux voix furieuses s'élevèrent :
-- " Imbécile
! "
-- " Polisson ! "
-- " A vos ordres ! "
-- " Aux
vôtres ! "
C'était le Chevalier moyen âge et le Postillon russe qui se
disputaient ; celui-ci ayant soutenu que des armures dispensaient d'être brave,
l'autre avait pris cela pour une injure. Il voulait se battre, tous
s'interposaient, et le Capitaine, au milieu du tumulte, tâchait de se faire
entendre.
-- " Messieurs, écoutez-moi ! un mot ! J'ai de l'expérience,
messieurs ! "
Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre,
finit par obtenir du silence ; et, s'adressant au Chevalier qui gardait son
casque, puis au Postillon coiffé d'un bonnet à longs poils :
-- "
Retirez d'abord votre casserole ! ça m'échauffe ! -- et vous, là-bas, votre tête
de loup. -- Voulez-vous bien m'obéir, saprelotte ! Regardez donc mes épaulettes
! Je suis votre maréchale " !
Ils s'exécutèrent, et tous applaudirent en
criant :
-- " Vive la Maréchale ! vive la Maréchale ! "
Alors,
elle prit sur le poêle une bouteille de vin de Champagne, et elle le versa de
haut, dans les coupes qu'on lui tendait. Comme la table était trop large, les
convives, les femmes surtout, se portèrent de son côté, en se dressant sur la
pointe des pieds, sur les barreaux des chaises, ce qui forma pendant une minute
un groupe pyramidal de coiffures, d'épaules nues, de bras tendus, de corps
penchés ; -- et de longs jets de vin rayonnaient dans tout cela, car le Pierrot
et Arnoux, aux deux angles de la salle, lâchant chacun une bouteille,
éclaboussaient les visages. Les petits oiseaux de la volière, dont on avait
laissé la porte ouverte, envahirent la salle, tout effarouchés, voletant autour
du lustre, se cognant contre les carreaux, contre les meubles ; et quelques-uns,
posés sur les têtes, faisaient au milieu des chevelures comme de larges fleurs.
Les musiciens étaient partis. On tira le piano de l'antichambre dans le
salon. La Vatnaz s'y mit, et, accompagnée de l'Enfant de choeur qui battait du
tambour de basque, elle entama une contredanse avec furie, tapant les touches
comme un cheval qui piaffe, et se dandinant de la taille, pour mieux marquer la
mesure. La Maréchale entraîna Frédéric, Hussonnet faisait la roue, la Débardeuse
se disloquait comme un clown, le Pierrot avait des façons d'orang-outang, la
Sauvagesse, les bras écartés, imitait l'oscillation d'une chaloupe. Enfin tous,
n'en pouvant plus, s'arrêtèrent ; et on ouvrit une fenêtre.
Le grand
jour entra, avec la fraîcheur du matin. Il y eut une exclamation d'étonnement,
puis un silence. Les flammes jaunes vacillaient, en faisant de temps à autre
éclater leurs bobèches ; des rubans, des fleurs et des perles jonchaient le
parquet ; des taches de punch et de sirop poissaient les consoles ; les tentures
étaient salies, les costumes fripés, poudreux ; les nattes pendaient sur les
épaules ; et le maquillage, coulant avec la sueur, découvrait des faces blêmes,
dont les paupières rouges clignotaient.
La Maréchale, fraîche comme au
sortir d'un bain, avait les joues roses, les yeux brillants. Elle jeta au loin
sa perruque ; et ses cheveux tombèrent autour d'elle comme une toison, ne
laissant voir de tout son vêtement que sa culotte, ce qui produisit ; un effet à
la fois comique et gentil.
La Sphinx, dont les dents claquaient de
fièvre, eut besoin d'un châle.
Rosanette courut dans sa chambre pour le
chercher, et, comme l'autre la suivait, elle lui ferma la porte au nez,
vivement.
Le Turc observa, tout haut, qu'on n'avait pas vu sortir M.
Oudry. Aucun ne releva cette malice, tant on était fatigué.
Puis, en
attendant les voitures, on s'embobelina dans les capelines et les manteaux. Sept
heures sonnèrent. L'Ange était toujours dans la salle, attablée devant une
compote de beurre et de sardines ; et la Poissarde, près d'elle, fumait des
cigarettes, tout en lui donnant des conseils sur l'existence.
Enfin, les
fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Hussonnet, employé dans une
correspondance pour la province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois
journaux ; la Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle,
l'Enfant de choeur trois rendez-vous. Mais l'Ange, envahie par les premiers
symptômes d'une indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la porta
jusqu'au fiacre.
-- " Prends garde à ses ailes ! " cria par la fenêtre
la Débardeuse.
On était sur le palier quand Mlle Vatnaz dit à Rosanette
:
-- " Adieu, chère ! C'était très bien, ta soirée. "
Puis se
penchant à son oreille :
-- " Garde-le ! "
-- " Jusqu'à des
temps meilleurs " , reprit la Maréchale en tournant le dos, lentement.
Arnoux et Frédéric s'en revinrent ensemble, comme ils étaient venus. Le
marchand de faïences avait un air tellement sombre, que son compagnon le crut
indisposé.
-- " Moi ? pas du tout ! "
Il se mordait la
moustache, fronçait les sourcils, et Frédéric lui demanda si ce n'était pas ses
affaires qui le tourmentaient.
-- " Nullement ! "
Puis tout à
coup :
-- " Vous le connaissiez, n'est-ce pas, le père Oudry ? "
Et, avec une expression de rancune :
-- " Il est riche, le vieux
gredin ! "
Ensuite, Arnoux parla d'une cuisson importante que l'on
devait finir aujourd'hui, à sa fabrique. Il voulait la voir. Le train partait
dans une heure. " Il faut cependant que j'aille embrasser ma femme. "
--
" Ah ! sa femme ! " pensa Frédéric.
Puis il se coucha, avec une douleur
intolérable à l'occiput, et il but une carafe d'eau, pour calmer sa soif.
Une autre soif lui était venue, celle des femmes, du luxe et de tout ce
que comporte l'existence parisienne. Il se sentait quelque peu étourdi, comme un
homme qui descend d'un vaisseau ; et, dans l'hallucination du premier sommeil,
il voyait passer et repasser continuellement les épaules de la Poissarde, les
reins de la Débardeuse, les mollets de la Polonaise, la chevelure de la
Sauvagesse. Puis deux grands yeux noirs, qui n'étaient pas dans le bal, parurent
; et légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient,
venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient jusqu'à sa bouche.
Frédéric s'acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve
l'avait pris ; il lui semblait qu'il était attelé près d'Arnoux, au timon d'un
fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l'éventrait avec ses
éperons d'or.
Chapitre II.
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Frédéric trouva,
au coin de la rue Rumford, un petit hôtel et il s'acheta, tout à la fois, le
coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour
mettre aux deux coins de la porte dans son salon. Derrière cet appartement,
étaient une chambre et un cabinet. L'idée lui vint d'y loger Deslauriers. Mais,
comment la recevrait-il, elle , sa maîtresse future ? La présence d'un
ami serait une gêne. Il abattit le refend pour agrandir le salon, et fit du
cabinet un fumoir.
Il acheta les poètes qu'il aimait, des Voyages, des
Atlas, des Dictionnaires, car il avait des plans de travail sans nombre ; il
pressait les ouvriers, courait les magasins, et, dans son impatience de jouir,
emportait tout sans marchander.
D'après les notes des fournisseurs,
Frédéric s'aperçut qu'il aurait à débourser prochainement une quarantaine de
mille francs, non compris les droits de succession, lesquels dépasseraient
trente-sept mille ; comme sa fortune était en biens territoriaux, il écrivit au
notaire du Havre d'en vendre une partie, pour se libérer de ses dettes et avoir
quelque argent à sa disposition. Puis, voulant connaître enfin cette chose
vague, miroitante et indéfinissable qu'on appelle le monde , il demanda
par un billet aux Dambreuse s'ils pouvaient le recevoir. Madame répondit qu'elle
espérait sa visite pour le lendemain.
C'était jour de réception. Des
voitures stationnaient dans la cour. Deux valets se précipitèrent sous la
marquise, et un troisième, au haut de l'escalier, se mit à marcher devant lui.
Il traversa une antichambre, une seconde pièce, puis un grand salon à
hautes fenêtres, et dont la cheminée monumentale supportait une pendule en forme
de sphère, avec deux vases de porcelaine monstrueux où se hérissaient, comme
deux buissons d'or, deux faisceaux de bobèches. Des tableaux dans la manière de
l'Espagnolet étaient appendus au mur ; les lourdes portières en tapisserie
tombaient majestueusement ; et les fauteuils, les consoles, les tables, tout le
mobilier, qui était de style Empire, avait quelque chose d'imposant et de
diplomatique. Frédéric souriait de plaisir, malgré lui.
Enfin, il arriva
dans un appartement ovale, lambrissé de bois de rose, bourré de meubles mignons
et qu'éclairait une seule glace donnant sur un jardin. Mme Dambreuse était
auprès du feu, une douzaine de personnes formant cercle autour d'elle. Avec un
mot aimable, elle lui fit signe de s'asseoir, mais sans paraître surprise de ne
l'avoir pas vu depuis longtemps.
On vantait, quand il entra, l'éloquence
de l'abbé Coeur. Puis on déplora l'immoralité des domestiques, à propos d'un vol
commis par un valet de chambre ; et les cancans se déroulèrent. La vieille dame
de Sommery avait un rhume, Mlle de Turvisot se mariait, les Montcharron ne
reviendraient pas avant la fin de janvier, les Bretancourt non plus, maintenant
on restait tard à la campagne ; et la misère des propos se trouvait comme
renforcée par le luxe des choses ambiantes ; mais ce qu'on disait était moins
stupide que la manière de causer, sans but, sans suite et sans animation. Il y
avait là, cependant, des hommes versés dans la vie, un ancien ministre, le curé
d'une grande paroisse, deux ou trois hauts fonctionnaires du gouvernement ; ils
s'en tenaient aux lieux communs les plus rebattus. Quelques-uns ressemblaient à
des douairières fatiguées, d'autres avaient des tournures de maquignon ; et des
vieillards accompagnaient leurs femmes, dont ils auraient pu se faire passer
pour les grands-pères.
Mme Dambreuse les recevait tous avec grâce. Dès
qu'on parlait d'un malade, elle fronçait les sourcils douloureusement, et
prenait un air joyeux s'il était question de bals ou de soirées. Elle serait
bientôt contrainte de s'en priver, car elle allait faire sortir de pension une
nièce de son mari, une orpheline. On exalta son dévouement ; c'était se conduire
en véritable mère de famille.
Frédéric l'observait. La peau mate de son
visage paraissait tendue, et d'une fraîcheur sans éclat, comme celle d'un fruit
conservé. Mais ses cheveux, tire-bouchonnés à l'anglaise, étaient plus fins que
de la soie, ses yeux d'un azur brillant, tous ses gestes délicats. Assise au
fond, sur la causeuse, elle caressait les floches rouges d'un écran japonais,
pour faire valoir ses mains, sans doute, de longues mains étroites, un peu
maigres, avec des doigts retroussés par le bout. Elle portait une robe de moire
grise, à corsage montant, comme une puritaine.
Frédéric lui demanda si
elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n'en savait rien.
Il concevait cela, du reste : Nogent devait l'ennuyer. Les visites augmentaient.
C'était un bruissement continu de robes sur les tapis ; les dames, posées au
bord des chaises, poussaient de petits ricanements, articulaient deux où trois
mots, et, au bout de cinq minutes, partaient avec leurs jeunes filles. Bientôt,
la conversation fut impossible à suivre, et Frédéric se retirait quand Mme
Dambreuse lui dit :
-- " Tous les mercredis, n'est-ce pas, monsieur
Moreau ? " rachetant par cette seule phrase ce qu'elle avait montré
d'indifférence.
Il était content. Néanmoins, il huma dans la rue une
large bouffée d'air ; et, par besoin d'un milieu moins artificiel, Frédéric se
ressouvint qu'il devait une visite à la Maréchale.
La porte de
l'antichambre était ouverte. Deux bichons havanais accoururent. Une voix cria :
-- " Delphine ! Delphine ! -- Est-ce vous, Félix ? "
Il se
tenait sans avancer ; les deux petits chiens jappaient toujours. Enfin Rosanette
parut, enveloppée dans une sorte de peignoir en mousseline blanche garnie de
dentelles, pieds nus dans des babouches.
-- " Ah ! pardon, monsieur ! Je
vous prenais pour le coiffeur. Une minute ! je reviens ! "
Et il resta
seul dans la salle à manger.
Les persiennes en étaient closes. Frédéric
la parcourait des yeux, en se rappelant le tapage de l'autre nuit, lorsqu'il
remarqua au milieu, sur la table, un chapeau d'homme, un vieux feutre bossué,
gras, immonde. A qui donc ce chapeau ? Montrant impudemment sa coiffe décousue,
il semblait dire : " Je m'en moque après tout ! Je suis le maître ! "
La
Maréchale survint. Elle le prit, ouvrit la serre, l'y jeta, referma la porte
(d'autres portes, en même temps, s'ouvraient et se refermaient), et, ayant fait
passer Frédéric par la cuisine, elle l'introduisit dans son cabinet de toilette.
On voyait, tout de suite, que c'était l'endroit de la maison le plus
hanté, et comme son vrai centre moral. Une perse à grands feuillages tapissait
les murs, les fauteuils et un vaste divan élastique ; sur une table de marbre
blanc s'espaçaient deux larges cuvettes en faïence bleue ; des planches de
cristal formant étagères au-dessus étaient encombrées par des fioles, des
brosses, des peignes, des bâtons de cosmétique, des boîtes à poudre ; le feu se
mirait dans une haute psyché ; un drap pendait en dehors d'une baignoire, et des
senteurs de pâte d'amandes et de benjoin s'exhalaient.
-- " Vous
excuserez le désordre ! Ce soir, je dîne en ville. "
Et, comme elle
tournait sur ses talons, elle faillit écraser un des petits chiens. Frédéric les
déclara charmants. Elle les souleva tous les deux, et, haussant jusqu'à lui leur
museau noir :
-- " Voyons, faites une risette, baisez le monsieur. "
Un homme, habillé d'une sale redingote à collet de fourrure, entra
brusquement.
-- " Félix, mon brave " , dit-elle, " , vous aurez votre
affaire dimanche prochain, sans faute. "
L'homme se mit à la coiffer. Il
lui apprenait des nouvelles de ses amies : Mme de Rochegune, Mme de
Saint-Florentin, Mme Lombard, toutes étant nobles comme à l'hôtel Dambreuse.
Puis il causa théâtres ; on donnait le soir à l'Ambigu une représentation
extraordinaire.
-- " Irez-vous ? "
-- " Ma foi, non ! Je reste
chez moi. "
Delphine parut. Elle la gronda pour être sortie sans sa
permission. L'autre jura qu'elle " rentrait du marché " .
-- " Eh bien,
apportez-moi votre livre ! -- Vous permettez, n'est-ce pas ? "
Et,
lisant à demi-voix le cahier, Rosanette faisait des observations sur chaque
article. L'addition était fausse.
-- " Rendez-moi quatre sous ! "
Delphine les rendit, et, quand elle l'eut congédiée :
-- " Ah !
Sainte Vierge ! est-on assez malheureux avec ces gens-là ! "
Frédéric
fut choqué de cette récrimination. Elle lui rappelait trop les autres, et
établissait entre les deux maisons une sorte d'égalité fâcheuse.
Delphine, étant revenue, s'approcha de la Maréchale pour chuchoter un
mot à son oreille.
-- " Eh non ! je n'en veux pas ! "
Delphine
se présenta de nouveau.
-- " Madame, elle insiste. "
-- " Ah !
quel embêtement ! Flanque-la dehors ! "
Au même instant, une vieille
dame habillée de noir poussa la porte. Frédéric n'entendit rien, ne vit rien ;
Rosanette s'était précipitée dans la chambre, à sa rencontre.
Quand elle
reparut, elle avait les pommettes rouges et elle s'assit dans un des fauteuils,
sans parler. Une larme tomba sur sa joue ; puis se tournant vers le jeune homme,
doucement :
-- " Quel est votre petit nom ? "
-- " Frédéric. "
-- " Ah ! Federico ! Ça ne vous gêne pas que je vous appelle comme ça ?
"
Et elle le regardait d'une façon câline, presque amoureuse. Tout à
coup, elle poussa un cri de joie à la vue de Mlle Vatnaz.
La femme
artiste n'avait pas de temps à perdre, devant, à six heures juste, présider sa
table d'hôte ; et elle haletait, n'en pouvant plus. D'abord, elle retira de son
cabas une chaîne de montre avec un papier, puis différents objets, des
acquisitions.
-- " Tu sauras qu'il y a, rue Joubert, des gants de Suède
à trente-six sous magnifiques ! Ton teinturier demande encore huit jours. Pour
la guipure, j'ai dit qu'on repasserait, Bugneaux a reçu l'acompte. Voilà tout,
il me semble ? C'est cent quatre-vingt-cinq francs que tu me dois ! "
Rosanette alla prendre dans un tiroir dix napoléons. Aucune des deux
n'avait de monnaie, Frédéric en offrit.
-- " Je vous les rendrai " , dit
la Vatnaz, en fourrant les quinze francs dans son sac. " Mais vous êtes un
vilain. Je ne vous aime plus, vous ne m'avez pas fait danser une seule fois,
l'autre jour ! -- Ah ! ma chère, j'ai découvert, quai Voltaire, à une boutique,
un cadre d'oiseaux-mouches empaillés qui sont des amours. A ta place, je me les
donnerais. Tiens ! Comment trouves-tu ? "
Et elle exhiba un vieux coupon
de soie rose qu'elle avait acheté au Temple pour faire un pourpoint moyen âge à
Delmar.
-- " Il est venu aujourd'hui, n'est-ce pas ? "
-- " Non
! "
-- " C'est singulier "
Et, une minute après :
-- "
Où vas-tu ce soir ? "
-- " Chez Alphonsine " , dit Rosanette ; ce qui
était la troisième version sur la manière dont elle devait passer la soirée.
Mlle Vatnaz reprit :
-- " Et le Vieux de la Montagne, quoi de
neuf ? "
Mais, d'un brusque clin d'oeil, la Maréchale lui commanda de se
taire ; et elle reconduisit Frédéric jusque dans l'antichambre, pour savoir s'il
verrait bientôt Arnoux.
-- " Priez-le donc de venir ; pas devant son
épouse, bien entendu ! "
Au haut des marches, un parapluie était posé
contre le mur, près d'une paire de socques.
-- " Les caoutchoucs de la
Vatnaz " , dit Rosanette. " Quel pied ! hein ? Elle est forte, ma petite amie !
"
Et d'un ton mélodramatique, en faisant rouler la dernière lettre du
mot :
-- " Ne pas s'y fierrr ! "
Frédéric, enhardi par cette
espèce de confidence, voulut la baiser sur le col. Elle dit froidement :
-- " Oh ! faites ! Ça ne coûte rien ! "
Il était léger en
sortant de là, ne doutant pas que la Maréchale ne devînt bientôt sa maîtresse.
Ce désir en éveilla un autre ; et, malgré l'espèce de rancune qu'il lui gardait,
il eut envie de voir Mme Arnoux.
D'ailleurs, il devait y aller pour la
commission de Rosanette.
-- " Mais, à présent " , songea-t-il (six
heures sonnaient), " Arnoux est chez lui, sans doute. "
Il ajourna sa
visite au lendemain.
Elle se tenait dans la même attitude que le premier
jour, et cousait une chemise d'enfant. Le petit garçon, à ses pieds, jouait avec
une ménagerie de bois ; Marthe, un peu plus loin, écrivait.
Il commença
par la complimenter de ses enfants. Elle répondit sans aucune exagération de
bêtise maternelle.
La chambre avait un aspect tranquille. Un beau soleil
passait par les carreaux, les angles des meubles reluisaient, et, comme Mme
Arnoux était assise auprès de la fenêtre, un grand rayon, frappant les accroche-
coeurs de sa nuque, pénétrait d'un fluide d'or sa peau ambrée. Alors, il dit :
-- " Voilà une jeune personne qui est devenue bien grande depuis trois
ans ! -- Vous rappelez-vous, Mademoiselle, quand vous dormiez sur mes genoux,
dans la voiture ? " -- Marthe ne se rappelait pas. " -- Un soir, en revenant de
Saint-Cloud ? "
Mme Arnoux eut un regard singulièrement triste. Etait-ce
pour lui défendre toute allusion à leur souvenir commun ?
Ses beaux yeux
noirs, dont la sclérotique brillait, se mouvaient doucement sous leurs paupières
un peu lourdes, et il y avait dans la profondeur de ses prunelles une bonté
infinie. Il fut ressaisi par un amour plus fort que jamais, immense : c'était
une contemplation qui l'engourdissait, il la secoua pourtant. Comment se faire
valoir ? par quels moyens ? Et, ayant bien cherché, Frédéric ne trouva rien de
mieux que l'argent. Il se mit à parler du temps, lequel était moins froid qu'au
Havre.
-- " Vous y avez été ? "
-- " Oui, pour une affaire. de
famille. un héritage. "
-- " Ah ! j'en suis bien contente " ,
reprit-elle avec un air de plaisir tellement vrai, qu'il en fut touché comme
d'un grand service.
Puis elle lui demanda ce qu'il voulait faire, un
homme devant s'employer à quelque chose. Il se rappela son mensonge et dit qu'il
espérait parvenir au Conseil d'État, grâce à M. Dambreuse, le député.
--
" Vous le connaissez peut-être ? "
-- " De nom, seulement. "
Puis, d'une voix basse :
-- " Il vous a mené au bal, l'autre
jour, n'est-ce pas ? "
Frédéric se taisait.
-- " C'est ce que je
voulais savoir, merci. "
Ensuite, elle lui fit deux ou trois questions
discrètes sur sa famille et sa province. C'était bien aimable, d'être resté
là-bas si longtemps, sans les oublier.
-- " Mais... le pouvais-je ? "
reprit-il. " En doutiez-vous ? "
Mme Arnoux se leva.
-- " Je
crois que vous nous portez une bonne et solide affection. -- Adieu... au revoir
! "
Et elle tendit sa main d'une manière franche et virile. N'était-ce
pas un engagement, une promesse ? Frédéric se sentait tout joyeux de vivre ; il
se retenait pour ne pas chanter, il avait besoin de se répandre, de faire des
générosités et des aumônes. Il regarda autour de lui s'il n'y avait personne à
secourir. Aucun misérable ne passait ; et sa velléité de dévouement s'évanouit,
car il n'était pas homme à en chercher au loin les occasions.
Puis il se
ressouvint de ses amis. Le premier auquel il songea fut Hussonnet, le second
Pellerin. La position infime de Dussardier commandait naturellement des égards ;
quant à Cisy, il se réjouissait de lui faire voir un peu sa fortune. Il écrivit
donc à tous les quatre de venir pendre la crémaillère le dimanche suivant, à
onze heures juste, et il chargea Deslauriers d'amener Sénécal.
Le
répétiteur avait été congédié de son troisième pensionnat pour n'avoir point
voulu de distribution de prix, usage qu'il regardait comme funeste à l'égalité.
Il était maintenant chez un constructeur de machines, et n'habitait plus avec
Deslauriers depuis six mois.
Leur séparation n'avait rien eu de pénible.
Sénécal, dans les derniers temps, recevait des hommes en blouse, tous patriotes,
tous travailleurs, tous braves gens, mais dont la compagnie semblait fastidieuse
à l'avocat. D'ailleurs, certaines idées de son ami, excellentes comme armes de
guerre, lui déplaisaient. Il s'en taisait par ambition, tenant à le ménager pour
le conduire, car il attendait avec impatience un grand bouleversement où il
comptait bien faire son trou, avoir sa place.
Les convictions de Sénécal
étaient plus désintéressées. Chaque soir, quand sa besogne était finie, il
regagnait sa mansarde, et il cherchait dans les livres de quoi justifier ses
rêves. Il avait annoté le Contrat social. Il se bourrait de la Revue
Indépendante . Il connaissait Mably, Morelly, Fourier, Saint-Simon, Comte,
Cabet, Louis Blanc, la lourde charretée des écrivains socialistes, ceux qui
réclament pour l'humanité le niveau des casernes, ceux qui voudraient la
divertir dans un lupanar ou la plier sur un comptoir ; et, du mélange de tout
cela, il s'était fait un idéal de démocratie vertueuse, ayant le double aspect
d'une métairie et d'une filature, une sorte de Lacédémone américaine où
l'individu n'existerait que pour servir la Société, plus omnipotente, absolue,
infaillible et divine que les Grands Lamas et les Nabuchodonosors. Il n'avait
pas un doute sur l'éventualité prochaine de cette conception, et tout ce qu'il
jugeait lui être hostile, Sénécal s'acharnait dessus, avec des raisonnements de
géomètre et une bonne foi d'inquisiteur. Les titres nobiliaires, les croix, les
panaches, les livrées surtout, et même les réputations trop sonores le
scandalisaient, -- ses études comme ses souffrances avivant chaque jour sa haine
essentielle de toute distinction ou supériorité quelconque.
-- "
Qu'est-ce que je dois à ce monsieur pour lui faire des politesses ? S'il voulait
de moi, il pouvait venir "
Deslauriers l'entraîna.
Ils
trouvèrent leur ami dans sa chambre à coucher. Stores et doubles rideaux, glace
de Venise, rien n'y manquait ; Frédéric, en veste de velours, était renversé
dans une bergère, où il fumait des cigarettes de tabac turc.
Sénécal se
rembrunit, comme les cagots amenés dans les réunions de plaisir. Deslauriers
embrassa tout d'un seul coup d'oeil ; puis, le saluant très bas :
-- "
Monseigneur ! je vous présente mes respects "
Dussardier lui sauta au
cou.
-- " Vous êtes donc riche, maintenant ? Ah ! tant mieux, nom d'un
chien, tant mieux ! "
Cisy parut, avec un crêpe à son chapeau. Depuis la
mort de sa grand'mère, il jouissait d'une fortune considérable, et tenait moins
à s'amuser qu'à se distinguer des autres, à n'être pas comme tout le monde,
enfin à " avoir du cachet " . C'était son mot.
Il était midi cependant,
et tous bâillaient ; Frédéric attendait quelqu'un. Au nom d'Arnoux, Pellerin fit
la grimace. Il le considérait comme un renégat depuis qu'il avait abandonné les
arts.
-- " Si l'on se passait de lui ? qu'en dites-vous ? "
Tous
approuvèrent.
Un domestique en longues guêtres ouvrit la porte, et l'on
aperçut la salle à manger avec sa haute plinthe en chêne relevé d'or et ses deux
dressoirs chargés de vaisselle. Les bouteilles de vin chauffaient sur le poêle ;
les lames des couteaux neufs miroitaient près des huîtres, il y avait dans le
ton laiteux des verres-mousseline comme une douceur engageante, et la table
disparaissait sous du gibier, des fruits, des choses extraordinaires. Ces
attentions furent perdues pour Sénécal.
Il commença par demander du pain
de ménage (le plus ferme possible), et, à ce propos, parla des meurtres de
Buzançais et de la crise des subsistances.
Rien de tout cela ne serait
survenu si on protégeait mieux l'agriculture, si tout n'était pas livré à la
concurrence, à l'anarchie, à la déplorable maxime du " laissez faire, laissez
passer " ! Voilà comment se constituait la féodalité de l'argent, pire que
l'autre ! Mais qu'on y prenne garde ! le peuple, à la fin, se lassera, et
pourrait faire payer ses souffrances aux détenteurs du capital, soit par de
sanglantes proscriptions, ou par le pillage de leurs hôtels.
Frédéric
entrevit, dans un éclair, un flot d'hommes aux bras nus envahissant le grand
salon de Mme Dambreuse, cassant les glaces à coups de pique.
Sénécal
continuait : l'ouvrier, vu l'insuffisance des salaires, était plus malheureux
que l'ilote, le nègre et le paria, s'il a des enfants surtout.
-- "
Doit-il s'en débarrasser par l'asphyxie, comme le lui conseille je ne sais plus
quel docteur anglais, issu de Malthus "
Et se tournant vers Cisy :
-- " En serons-nous réduits aux conseils de l'infâme Malthus ? "
Cisy, qui ignorait l'infamie et même l'existence de Malthus, répondit
qu'on secourait pourtant beaucoup de misères, et que les classes élevées...
-- " Ah ! les classes élevées ! " dit, en ricanant, le socialiste. "
D'abord, il n'y a pas de classes élevées ; on n'est élevé que par le coeur !
Nous ne voulons pas d'aumônes, entendez-vous ! mais l'égalité ; la juste
répartition des produits. "
Ce qu'il demandait, c'est que l'ouvrier pût
devenir capitaliste, comme le soldat colonel. Les jurandes, au moins, en
limitant le nombre des apprentis, empêchaient l'encombrement des travailleurs,
et le sentiment de la fraternité se trouvait entretenu par les fêtes, les
bannières.
Hussonnet, comme poète, regrettait les bannières ; Pellerin
aussi, prédilection qui lui était venue au café Dagneaux, en écoutant causer des
phalanstériens. Il déclara Fourier un grand homme.
-- " Allons donc ! "
dit Deslauriers. " Une vieille bête ! qui voit dans les bouleversements
d'empires des effets de la vengeance divine. C'est comme le sieur Saint-Simon et
son église, avec sa haine de la Révolution française : un tas de farceurs qui
voudraient nous refaire le catholicisme ! "
M. de Cisy, pour s'éclairer,
sans doute, ou donner de lui une bonne opinion, se mit à dire doucement :
-- " Ces deux savants ne sont donc pas de l'avis de Voltaire ? "
-- " Celui-là, je vous l'abandonne ! " reprit Sénécal.
-- "
Comment ? moi, je croyais. "
-- " Eh non ! il n'aimait pas le peuple "
Puis la conversation descendit aux événements contemporains : les
mariages espagnols, les dilapidations de Rochefort, le nouveau chapitre de
Saint-Denis, ce qui amènerait un redoublement d'impôts. Selon Sénécal, on en
payait assez, cependant !
-- " Et pourquoi, mon Dieu ? pour élever des
palais aux singes du Muséum, faire parader sur nos places de brillants
états-majors, ou soutenir, parmi les valets du Château, une étiquette gothique !
"
-- " , J'ai lu dans la Mode " , dit Cisy, " qu'à la Saint-Ferdinand,
au bal des Tuileries, tout le monde était déguisé en chicards. "
-- " Si
ce n'est pas pitoyable ! " fit le socialiste, en haussant de dégoût les épaules.
-- " Et le musée de Versailles ! " s'écria Pellerin. " Parlons-en ! Ces
imbéciles-là ont raccourci un Delacroix et rallongé un Gros ! Au Louvre, on a si
bien restauré, gratté et tripoté toutes les toiles, que, dans dix ans, peut-être
pas une ne restera. Quant aux erreurs du catalogue, un Allemand a écrit dessus
tout un livre. Les étrangers, ma parole, se fichent de nous ! "
-- "
Oui, nous sommes la risée de l'Europe " , dit Sénécal.
-- " C'est parce
que l'Art est inféodé à la Couronne. "
-- " Tant que vous n'aurez pas le
suffrage universel... "
-- " Permettez ! " car l'artiste, refusé depuis
vingt ans à tous les Salons, était furieux contre le Pouvoir. " Eh ! qu'on nous
laisse tranquilles. Moi, je ne demande rien ! Seulement les Chambres devraient
statuer sur les intérêts de l'Art. Il faudrait établir une chaire d'esthétique,
et dont le professeur, un homme à la fois praticien et philosophe, parviendrait,
j'espère, à grouper la multitude. -- Vous feriez bien, Hussonnet, de toucher un
mot de ça dans votre journal " .
-- " Est-ce que les journaux sont
libres ? est-ce que nous le sommes ? " dit Deslauriers avec emportement. " Quand
on pense qu'il peut y avoir jusqu'à vingt-huit formalités pour établir un
batelet sur une rivière, ça me donne envie d'aller vivre chez les anthropophages
! Le Gouvernement nous dévore ! Tout est à lui, la philosophie, le droit, les
arts, l'air du ciel ; et la France râle, énervée, sous la botte du gendarme et
la soutane du calotin ! "
Le futur Mirabeau épanchait ainsi sa bile,
largement. Enfin, il prit son verre, se leva, et, le poing sur la hanche, l'oeil
allumé :
-- " Je bois à la destruction complète de l'ordre actuel,
c'est-à-dire de tout ce qu'on nomme Privilège, Monopole, Direction, Hiérarchie,
Autorité, Etat ! " et, d'une voix plus haute : " que je voudrais briser comme
ceci ! " en lançant sur la table le beau verre à patte, qui se fracassa en mille
morceaux.
Tous applaudirent, et Dussardier principalement.
Le
spectacle des injustices lui faisait bondir le coeur. Il s'inquiétait de Barbès
; il était de ceux qui se jettent sous les voitures pour porter secours aux
chevaux tombés. Son érudition se bornait à deux ouvrages, l'un intitulé Crimes
des rois, l'autre Mystères du Vatican. Il avait écouté l'avocat bouche béante,
avec délices. Enfin, n'y tenant plus :
-- " Moi, ce que je reproche à
Louis-Philippe, c'est d'abandonner les Polonais ! "
-- " Un moment ! "
dit Hussonnet. " D'abord, la Pologne n'existe pas ; c'est une invention de
Lafayette ! Les Polonais, règle générale, sont tous du faubourg Saint-Marceau,
les véritables s'étant noyés avec Poniatowski "
Bref, " il ne donnait
plus là-dedans " , il était " revenu de tout ça ! " . C'était comme le serpent
de mer, la révocation de l'édit de Nantes et " cette vieille blague de la
Saint-Barthélemy ! "
Sénécal, sans défendre les Polonais, releva les
derniers mots de l'homme de lettres. On avait calomnié les papes, qui, après
tout, défendaient le peuple, et il appelait la Ligue " l'aurore de la
Démocratie, un grand mouvement égalitaire contre l'individualisme des
protestants. "
Frédéric était un peu surpris par ces idées. Elles
ennuyaient Cisy probablement, car il mit la conversation sur les tableaux
vivants du Gymnase, qui attiraient alors beaucoup de monde.
Sénécal s'en
affligea. De tels spectacles corrompaient les filles du prolétaire ; puis on les
voyait étaler un luxe insolent. Aussi approuvait-il les étudiants bavarois qui
avaient outragé Lola Montès. A l'instar de Rousseau, il faisait plus de cas de
la femme d'un charbonnier que de la maîtresse d'un roi.
-- " Vous
blaguez les truffes ! " répliqua majestueusement Hussonnet. Et il prit la
défense de ces dames, en faveur de Rosanette. Puis, comme il parlait de son bal
et du costume d'Arnoux :
-- " On prétend qu'il branle dans le manche ? "
dit Pellerin.
Le marchand de tableaux venait d'avoir un procès pour ses
terrains de Belleville, et il était actuellement dans une compagnie de kaolin
bas- breton avec d'autres farceurs de son espèce.
Dussardier en savait
davantage ; car son patron à lui, M. Moussinot, ayant été aux informations sur
Arnoux près du banquier Oscar Lefebvre, celui-ci avait répondu qu'il le jugeait
peu solide, connaissant quelques- uns de ses renouvellements.
Le dessert
était fini ; on passa dans le salon, tendu, comme celui de la Maréchale, en
damas jaune, et de style Louis XVI.
Pellerin blâma Frédéric de n'avoir
pas choisi, plutôt, le style néo-grec ; Sénécal frotta des allumettes contre les
tentures, Deslauriers ne fit aucune observation. Il en fit dans la bibliothèque,
qu'il appela une bibliothèque de petite fille. La plupart des littérateurs
contemporains s'y trouvaient. Il fut impossible de parler de leurs ouvrages, car
Hussonnet, immédiatement, contait des anecdotes sur leurs personnes, critiquait
leurs figures, leurs moeurs, leur costume, exaltant les esprits de quinzième
ordre, dénigrant ceux du premier, et déplorant, bien entendu, la décadence
moderne. Telle chansonnette de villageois contenait, à elle seule, plus de
poésie que tous les lyriques du XIXe siècle ; Balzac était surfait, Byron
démoli, Hugo n'entendait rien au théâtre, etc.
-- " Pourquoi donc " ,
dit Sénécal, " n'avez-vous pas les volumes de nos poètes-ouvriers ? "
Et
M. de Cisy, qui s'occupait de littérature, s'étonna de ne pas voir sur la table
de Frédéric " quelques-unes de ces physiologies nouvelles, physiologie du
fumeur, du pêcheur à la ligne, de l'employé de barrière " .
Ils
arrivèrent à l'agacer tellement, qu'il eut envie de les pousser dehors par les
épaules. " Mais je deviens bête ! " Et, prenant Dussardier à l'écart, il lui
demanda s'il pouvait le servir en quelque chose.
Le brave garçon fut
attendri. Avec sa place de caissier, il n'avait besoin de rien.
Ensuite,
Frédéric emmena Deslauriers dans sa chambre, et, tirant de son secrétaire deux
mille francs :
-- " Tiens, mon brave, empoche ! C'est le reliquat de mes
vieilles dettes. "
-- " Mais. et le Journal ? " dit l'avocat. " J'en ai
parlé à Hussonnet, tu sais bien. "
Et, Frédéric ayant répondu qu'il se
trouvait " un peu gêné, maintenant " , l'autre eut un mauvais sourire.
Après les liqueurs, on but de la bière ; après la bière, des grogs ; on
refuma des pipes. Enfin, à cinq heures du soir, tous s'en allèrent ; et ils
marchaient les uns près des autres, sans parler, quand Dussardier se mit à dire
que Frédéric les avait reçus parfaitement. Tous en convinrent.
Hussonnet
déclara son déjeuner un peu trop lourd. Sénécal critiqua la futilité de son
intérieur. Cisy pensait de même. Cela manquait de " cachet " , absolument.
-- " Moi, je trouve " , dit Pellerin, " qu'il aurait bien pu me
commander un tableau. "
Deslauriers se taisait, en tenant dans la poche
de son pantalon ses billets de banque.
Frédéric était resté seul. Il
pensait à ses amis, et sentait entre eux et lui comme un grand fossé plein
d'ombre qui les séparait. Il leur avait tendu la main cependant, et ils
n'avaient pas répondu à la franchise de son coeur.
Il se rappela les
mots de Pellerin et de Dussardier sur Arnoux. C'était une invention, une
calomnie sans doute ? Mais pourquoi ? Et il aperçut Mme Arnoux, ruinée,
pleurant, vendant ses meubles. Cette idée le tourmenta toute la nuit ; le
lendemain, il se présenta chez elle.
Ne sachant comment s'y prendre pour
communiquer ce qu'il savait, il lui demanda en manière de conversation si Arnoux
avait toujours ses terrains de Belleville.
-- " Oui, toujours. "
-- " Il est maintenant dans une compagnie pour du kaolin de Bretagne, je
crois ? "
-- " C'est vrai. "
-- " Sa fabrique marche très bien,
n'est-ce pas ? "
-- " Mais... je le suppose. "
Et, comme il
hésitait :
-- " Qu'avez-vous donc ? vous me faites peur ! "
Il
lui apprit l'histoire des renouvellements.
Elle baissa la tête, et dit :
-- " Je m'en doutais "
En effet, Arnoux, pour faire une bonne
spéculation, s'était refusé à vendre ses terrains, avait emprunté dessus
largement, et, ne trouvant point d'acquéreurs, avait cru se rattraper par
l'établissement d'une manufacture. Les frais avaient dépassé les devis. Elle
n'en savait pas davantage ; il éludait toute question et affirmait
continuellement que " ça allait très bien " .
Frédéric tâcha de la
rassurer. C'étaient peut-être des embarras momentanés. Du reste, s'il apprenait
quelque chose, il lui en ferait part.
-- " Oh ! oui, n'est-ce pas ? "
dit-elle, en joignant ses deux mains, avec un air de supplication charmant.
Il pouvait donc lui être utile. Le voilà qui entrait dans son existence,
dans son coeur.
Arnoux parut.
-- " Ah ! comme c'est gentil de
venir me prendre pour dîner ! "
Frédéric en resta muet.
Arnoux
parla de choses indifférentes, puis avertit sa femme qu'il rentrerait fort tard,
ayant un rendez-vous avec M. Oudry.
-- " Chez lui ? "
-- " Mais
certainement, chez lui. "
Il avoua, tout en descendant l'escalier, que,
la Maréchale se trouvant libre, ils allaient faire ensemble une partie fine au
Moulin-Rouge ; et, comme il lui fallait toujours quelqu'un pour recevoir ses
épanchements, il se fit conduire par Frédéric jusqu'à la porte.
Au lieu
d'entrer, il se promena sur le trottoir, en observant les fenêtres du second
étage. Tout à coup les rideaux s'écartèrent.
-- " Ah ! bravo ! le père
Oudry n'y est plus. Bonsoir ! "
C'était donc le père Oudry qui
l'entretenait ? Frédéric ne savait que penser maintenant.
A partir de ce
jour-là, Arnoux fut encore plus cordial qu'auparavant ; il l'invitait à dîner
chez sa maîtresse, et bientôt Frédéric hanta tout à la fois les deux maisons.
Celle de Rosanette l'amusait. On venait là le soir, en sortant du club
ou du spectacle ; on prenait une tasse de thé, on faisait une partie de loto ;
le dimanche, on jouait des charades ; Rosanette, plus turbulente que les autres,
se distinguait par des inventions drolatiques, comme de courir à quatre pattes,
ou de s'affubler d'un bonnet de coton. Pour regarder les passants par la
croisée, elle avait un chapeau de cuir bouilli ; elle fumait des chibouques,
elle chantait des tyroliennes. L'après-midi, par désoeuvrement, elle découpait
des fleurs dans un morceau de toile perse, les collait elle-même sur ses
carreaux, barbouillait de fard ses deux petits chiens, faisait brûler des
pastilles, ou se tirait la bonne aventure. Incapable de résister à une envie,
elle s'engouait d'un bibelot, qu'elle avait vu, n'en dormait pas, courait
l'acheter, le troquait contre un autre, et gâchait les étoffes, perdait ses
bijoux, gaspillait l'argent, aurait vendu sa chemise pour une loge
d'avant-scène. Souvent, elle demandait à Frédéric l'explication d'un mot qu'elle
avait lu, mais n'écoutait pas sa réponse, car elle sautait vite à une autre
idée, en multipliant les questions. Après des spasmes de gaieté, c'étaient des
colères enfantines ; ou bien elle rêvait, assise par terre, devant le feu, la
tête basse et le genou dans ses deux mains, plus inerte qu'une couleuvre
engourdie. Sans y prendre garde, elle s'habillait devant lui, tirait avec
lenteur ses bas de soie, puis se lavait à grande eau le visage, en se renversant
la taille comme une naïade qui frissonne ; et le rire de ses dents blanches, les
étincelles de ses yeux, sa beauté, sa gaieté éblouissaient Frédéric, et lui
fouettaient les nerfs.
Presque toujours, il trouvait Mme Arnoux montrant
à lire à son bambin, ou derrière la chaise de Marthe qui faisait des gammes sur
son piano ; quand elle travaillait à un ouvrage de couture, c'était pour lui un
grand bonheur que de ramasser, quelquefois, ses ciseaux. Tous ses mouvements
étaient d'une majesté tranquille ; ses petites mains semblaient faites pour
épandre des aumônes, pour essuyer des pleurs ; et sa voix, un peu sourde
naturellement, avait des intonations caressantes et comme des légèretés de
brise.
Elle ne s'exaltait point pour la littérature, mais son esprit
charmait par des mots simples et pénétrants. Elle aimait les voyages, le bruit
du vent dans les bois, et à se promener tête nue sous la pluie, Frédéric
écoutait ces choses délicieusement, croyant voir un abandon d'elle-même qui
commençait.
La fréquentation de ces deux femmes faisait dans sa vie
comme deux musiques : l'une folâtre, emportée, divertissante, l'autre grave et
presque religieuse ; et, vibrant à la fois, elles augmentaient toujours, et peu
à peu se mêlaient ; -- car, si Mme Arnoux venait à l'effleurer du doigt
seulement, l'image de l'autre, tout de suite, se présentait à son désir, parce
qu'il avait, de ce côté-là, une chance moins lointaine ; -- et, dans la
compagnie de Rosanette, quand il lui arrivait d'avoir le coeur ému, il se
rappelait immédiatement son grand amour.
Cette confusion était provoquée
par des similitudes entre les deux logements. Un des bahuts que l'on voyait
autrefois boulevard Montmartre ornait à présent la salle à manger de Rosanette,
l'autre, le salon de Mme Arnoux. Dans les deux maisons, les services de table
étaient pareils, et l'on retrouvait jusqu'à la même calotte de velours traînant
sur les bergères ; puis une foule de petits cadeaux, des écrans, des boîtes, des
éventails allaient et venaient de chez la maîtresse chez l'épouse, car, sans la
moindre gêne, Arnoux, souvent, reprenait à l'une ce qu'il lui avait donné, pour
l'offrir à l'autre.
La Maréchale riait avec Frédéric de ses mauvaises
façons. Un dimanche, après dîner, elle l'emmena derrière la porte, et lui fit
voir dans son paletot un sac de gâteaux, qu'il venait d'escamoter sur la table,
afin d'en régaler, sans doute, sa petite famille. M. Arnoux se livrait à des
espiègleries côtoyant la turpitude. C'était pour lui un devoir que de frauder
l'octroi ; il n'allait jamais au spectacle en payant, avec un billet de secondes
prétendait toujours se pousser aux premières, et racontait comme une farce
excellente qu'il avait coutume, aux bains froids, de mettre dans le tronc du
garçon un bouton de culotte pour une pièce de dix sous, ce qui n'empêchait point
la Maréchale de l'aimer.
Un jour, cependant, elle dit, en parlant de lui
:
-- " Ah ! il m'embête, à la fin ! J'en ai assez ! Ma foi, tant pis,
j'en trouverai un autre ! "
Frédéric croyait " l'autre " déjà trouvé et
qu'il s'appelait M. Oudry.
-- " Eh bien " , dit Rosanette, " qu'est-ce
que cela fait ? "
Puis, avec des larmes dans la voix :
-- " Je
lui demande bien peu de chose, pourtant, et il ne veut pas, l'animal ! Il ne
veut pas ! Quant à ses promesses, oh ! c'est différent. "
Il lui avait
même promis un quart de ses bénéfices dans les fameuses mines de kaolin ; aucun
bénéfice ne se montrait, pas plus que le cachemire dont il la leurrait depuis
six mois.
Frédéric pensa, immédiatement, à lui en faire cadeau. Arnoux
pouvait prendre cela pour une leçon et se fâcher.
Il était bon
cependant, sa femme elle-même le disait. Mais si fou ! Au lieu d'amener tous les
jours du monde à dîner chez lui, à présent, il traitait ses connaissances chez
le restaurateur. Il achetait des choses complètement inutiles, telles que des
chaînes d'or, des pendules, des articles de ménage. Mme Arnoux montra même à
Frédéric, dans le couloir, une énorme provision de bouillottes, chaufferettes et
samovars. Enfin, un jour, elle avoua ses inquiétudes : Arnoux lui avait fait
signer un billet, souscrit à l'ordre de M. Dambreuse.
Cependant,
Frédéric conservait ses projets littéraires, par une sorte de point d'honneur
vis-à-vis de lui-même. Il voulut écrire une histoire de l'esthétique, résultat
de ses conversations avec Pellerin, puis mettre en drames différentes époques de
la Révolution française et composer une grande comédie, par l'influence
indirecte de Deslauriers et d'Hussonnet. Au milieu de son travail, souvent le
visage de l'une ou de l'autre passait devant lui ; il luttait contre l'envie de
la voir, ne tardait pas à y céder ; et il était plus triste en revenant de chez
Mme Arnoux.
Un matin qu'il ruminait sa mélancolie au coin de son feu,
Deslauriers entra. Les discours incendiaires de Sénécal avaient inquiété son
patron, et, une fois de plus, il se trouvait sans ressources.
-- " Que
veux-tu que j'y fasse ? " , dit Frédéric.
-- " Rien ! tu n'as pas
d'argent, je le sais. Mais ça ne te gênerait guère de lui découvrir une place,
soit par M. Dambreuse ou bien Arnoux ? "
Celui-ci devait avoir besoin
d'ingénieurs dans son établissement ; Frédéric eut une inspiration : Sénécal
pourrait l'avertir des absences du mari, porter des lettres, l'aider dans mille
occasions qui se présenteraient. D'homme à homme, on se rend toujours ces
services-là.
D'ailleurs, il trouverait moyen de l'employer sans qu'il
s'en doutât. Le hasard lui offrait un auxiliaire, c'était de bon augure, il
fallait le saisir ; et, affectant de l'indifférence, il répondit que la chose
peut-être était faisable et qu'il s'en occuperait.
Il s'en occupa tout
de suite. Arnoux se donnait beaucoup de peine dans sa fabrique. Il cherchait le
rouge de cuivre des Chinois ; mais ses couleurs se volatilisaient par la
cuisson. Afin d'éviter les gerçures de ses faïences, il mêlait de la chaux à son
argile ; mais les pièces se brisaient pour la plupart, l'émail de ses peintures
sur cru bouillonnait, ses grandes plaques gondolaient ; et, attribuant ces
mécomptes au mauvais outillage de sa fabrique, il voulait se faire faire
d'autres moulins à broyer, d'autres séchoirs. Frédéric se rappela quelques-unes
de ces choses ; et il l'aborda en annonçant qu'il avait découvert un homme très
fort, capable de trouver son fameux rouge. Arnoux en fit un bond, puis, l'ayant
écouté, répondit qu'il n'avait besoin de personne.
Frédéric exalta les
connaissances prodigieuses de Sénécal, tout à la fois ingénieur, chimiste et
comptable, étant un mathématicien de première force.
Le faïencier
consentit à le voir.
Tous deux se chamaillèrent sur les émoluments.
Frédéric s'interposa et parvint, au bout de la semaine, à leur faire conclure un
arrangement.
Mais l'usine étant située à Creil, Sénécal ne pouvait en
rien l'aider. Cette réflexion, très simple, abattit son courage comme une
mésaventure.
Il songea que plus Arnoux serait détaché de sa femme, plus
il aurait de chances auprès d'elle. Alors, il se mit à faire l'apologie de
Rosanette, continuellement ; il lui représenta tous ses torts à son endroit,
conta les vagues menaces de l'autre jour, et même parla du cachemire, sans taire
qu'elle l'accusait d'avarice.
Arnoux, piqué du mot (et, d'ailleurs,
concevant des inquiétudes), apporta le cachemire à Rosanette, mais la gronda de
s'être plainte à Frédéric ; comme elle disait lui avoir cent fois rappelé sa
promesse, il prétendit qu'il ne s'en était pas souvenu, ayant trop
d'occupations.
Le lendemain, Frédéric se présenta chez elle. Bien qu'il
fût deux heures, la Maréchale était encore couchée ; et, à son chevet, Delmar,
installé devant un guéridon, finissait une tranche de foie gras. Elle cria de
loin : " Je l'ai, je l'ai " ; puis, le prenant par les oreilles, elle l'embrassa
au front, le remercia beaucoup, le tutoya, voulut même le faire asseoir sur son
lit. Ses jolis yeux tendres pétillaient, sa bouche humide souriait, ses deux
bras ronds sortaient de sa chemise qui n'avait pas de manches ; et, de temps à
autre, il sentait, à travers la batiste, les fermes contours de son corps.
Delmar, pendant ce temps-là, roulait ses prunelles.
-- " Mais,
véritablement, mon amie, ma chère amie ! "
Il en fut de même les fois
suivantes. Dès que Frédéric entrait, elle montait debout sur son coussin, pour
qu'il l'embrassât mieux, l'appelait un mignon, un chéri, mettait une fleur à sa
boutonnière, arrangeait sa cravate ; ces gentillesses redoublaient toujours
lorsque Delmar se trouvait là.
Etaient-ce des avances ? Frédéric le
crut. Quant à tromper un ami, Arnoux, à sa place, ne s'en gênerait guère ! et il
avait bien le droit de n'être pas vertueux avec sa maîtresse, l'ayant toujours
été avec sa femme ; car il croyait l'avoir été, ou plutôt il aurait voulu se le
faire accroire, pour la justification de sa prodigieuse couardise. Il se
trouvait stupide cependant, et résolut de s'y prendre avec la Maréchale
carrément.
Donc, une après-midi, comme elle se baissait devant sa
commode, il s'approcha d'elle et eut un geste d'une éloquence si peu ambiguë,
qu'elle se redressa tout empourprée. Il recommença de suite ; alors, elle fondit
en larmes, disant qu'elle était bien malheureuse et que ce n'était pas une
raison pour qu'on la méprisât.
Il réitéra ses tentatives. Elle prit un
autre genre, qui fut de rire toujours. Il crut malin de riposter par le même
ton, et en l'exagérant. Mais il se montrait trop gai pour qu'elle le crût
sincère ; et leur camaraderie faisait obstacle à l'épanchement de toute émotion
sérieuse. Enfin, un jour elle répondit qu'elle n'acceptait pas les restes d'une
autre.
-- " Quelle autre ? "
-- " Eh oui ! va retrouver madame
Arnoux ! "
Car Frédéric en parlait souvent ; Arnoux, de son côté, avait
la même manie ; elle s'impatientait, à la fin, d'entendre toujours vanter cette
femme ; et son imputation était une espèce de vengeance.
Frédéric lui en
garda rancune.
Elle commençait, du reste, à l'agacer fortement.
Quelquefois, se posant comme expérimentée, elle disait du mal de l'amour avec un
rire sceptique qui donnait des démangeaisons de la gifler. Un quart d'heure
après, c'était la seule chose qu'il y eût au monde, et, croisant ses bras sur sa
poitrine, comme pour serrer quelqu'un, elle murmurait : " Oh ! oui, c'est bon !
c'est si bon ! " les paupières entre-closes et à demi pâmée d'ivresse. Il était
impossible de la connaître, de savoir, par exemple, si elle aimait Arnoux, car
elle se moquait de lui et en paraissait jalouse. De même pour la Vatnaz, qu'elle
appelait une misérable, d'autres fois sa meilleure amie. Elle avait, enfin, sur
toute sa personne et jusque dans le retroussement de son chignon, quelque chose
d'inexprimable qui ressemblait à un défi ; -- et il la désirait, pour le plaisir
surtout de la vaincre et de la dominer.
Comment faire ? car souvent elle
le renvoyait sans nulle cérémonie, apparaissant une minute entre deux portes
pour chuchoter : " Je suis occupée ; à ce soir ! " ou bien il la trouvait au
milieu de douze personnes ; et quand ils étaient seuls, on aurait juré une
gageure, tant les empêchements se succédaient. Il l'invitait à dîner, elle
refusait toujours ; une fois, elle accepta, mais ne vint pas.
Une idée
machiavélique surgit dans sa cervelle.
Connaissant par Dussardier les
récriminations de Pellerin sur son compte, il imagina de lui commander le
portrait de la Maréchale, un portrait grandeur nature, qui exigerait beaucoup de
séances ; il n'en manquerait pas une seule ; l'inexactitude habituelle de
l'artiste faciliterait les tête-à-tête. Il engagea donc Rosanette à se faire
peindre, pour offrir son visage à son cher Arnoux. Elle accepta, car elle se
voyait au milieu du Grand Salon, à la place d'honneur, avec une foule devant
elle, et les journaux en parleraient, ce qui " la lancerait " tout à coup.
Quant à Pellerin, il saisit la proposition avidement. Ce portrait devait
le poser en grand homme, être un chef-d'oeuvre.
Il passa en revue dans
sa mémoire tous les portraits de maîtres qu'il connaissait, et se décida
finalement pour un Titien, lequel serait rehaussé d'ornements à la Véronèse.
Donc il exécuterait son projet sans ombres factices, dans une lumière
franche éclairant les chairs d'un seul ton, et faisant étinceler les
accessoires.
-- " Si je lui mettais " , pensa-t-il, " une robe de soie
rose, avec un burnous oriental ? oh non ! canaille le burnous ! Ou plutôt si je
l'habillais de velours bleu, sur un fond gris, très coloré ? On pourrait lui
donner également une collerette de guipure blanche, avec un éventail noir et un
rideau d'écarlate par-derrière ? "
Et, cherchant ainsi, il élargissait
chaque jour sa conception et s'en émerveillait.
Il eut un battement de
coeur quand Rosanette, accompagnée de Frédéric, arriva chez lui pour la première
séance. Il la plaça debout, sur une manière d'estrade, au milieu de
l'appartement ; et, en se plaignant du jour et regrettant son ancien atelier, il
la fit d'abord s'accouder contre un piédestal, puis asseoir dans un fauteuil, et
tour à tour s'éloignant d'elle et s'en rapprochant pour corriger d'une
chiquenaude les plis de sa robe, il la regardait les paupières entre-closes, et
consultait d'un mot Frédéric.
-- " Eh bien, non ! " s'écria-t-il. " J'en
reviens à mon idée ! Je vous flanque en Vénitienne ! "
Elle aurait une
robe de velours ponceau avec une ceinture d'orfèvrerie, et sa large manche
doublée d'hermine laisserait voir son bras nu qui toucherait à la balustrade
d'un escalier montant derrière elle. A sa gauche, une grande colonne irait
jusqu'au haut de la toile rejoindre des architectures, décrivant un arc. On
apercevait en dessous, vaguement, des massifs d'orangers presque noirs, où se
découperait un ciel bleu, rayé de nuages blancs. Sur le balustre couvert d'un
tapis, il y aurait, dans un plat d'argent, un bouquet de fleurs, un chapelet
d'ambre, un poignard et un coffret de vieil ivoire un peu jaune dégorgeant des
sequins d'or ; quelques-uns même, tombés par terre çà et là, formeraient une
suite d'éclaboussures brillantes, de manière à conduire l'oeil vers la pointe de
son pied, car elle serait posée sur l'avant-dernière marche, dans un mouvement
naturel et en pleine lumière.
Il alla chercher une caisse à tableaux,
qu'il mit sur l'estrade pour figurer la marche ; puis il disposa comme
accessoires sur un tabouret en guise de balustrade, sa vareuse, un bouclier, une
boîte de sardines, un paquet de plumes, un couteau, et, quand il eut jeté devant
Rosanette une douzaine de gros sous, il lui fit prendre sa pose.
-- "
Imaginez-vous que ces choses-là sont des richesses, des présents splendides. La
tête un peu à droite ! Parfait ! Et ne bougez plus ! Cette attitude majestueuse
va bien à votre genre de beauté ? " .
Elle avait une robe écossaise avec
un gros manchon et se retenait pour ne pas rire.
-- " Quant à la
coiffure, nous la mêlerons à un tortis de perles : cela fait toujours bon effet
dans les cheveux rouges. "
La Maréchale se récria, disant qu'elle
n'avait pas les cheveux rouges.
-- " Laissez donc ! Le rouge des
peintres n'est pas celui des bourgeois ! "
Il commença à esquisser la
position des masses ; et il était si préoccupé des grands artistes de la
Renaissance, qu'il en parlait. Pendant une heure, il rêva tout haut à ces
existences magnifiques, pleines de génie, de gloire et de somptuosités, avec des
entrées triomphales dans les villes, et des galas à la lueur des flambeaux,
entre des femmes à moitié nues, belles comme des déesses.
-- " Vous
étiez faite pour vivre dans ce temps-là. Une créature de votre calibre aurait
mérité un monseigneur ! "
Rosanette trouvait ces compliments fort
gentils. On fixa le jour de la séance prochaine ; Frédéric se chargeait
d'apporter les accessoires.
Comme la chaleur du poêle l'avait étourdie
quelque peu, ils s'en retournèrent à pied par la rue du Bac et arrivèrent sur le
pont Royal.
Il faisait un beau temps, âpre et splendide. Le soleil
s'abaissait ; quelques vitres de maisons, dans la Cité, brillaient au loin comme
des plaques d'or, tandis que, par derrière, à droite, les tours de Notre-Dame se
profilaient en noir sur le ciel bleu, mollement baigné à l'horizon dans des
vapeurs grises. Le vent souffla ; et, Rosanette ayant déclaré qu'elle avait
faim, ils entrèrent à la Pâtisserie Anglaise.
Des jeunes femmes, avec
leurs enfants, mangeaient debout contre le buffet de marbre, où se pressaient,
sous des cloches de verre, les assiettes de petits gâteaux. Rosanette avala deux
tartes à la crème. Le sucre en poudre faisait des moustaches au coin de sa
bouche. De temps à autre, pour l'essuyer, elle tirait son mouchoir de son
manchon ; et sa figure ressemblait, sous sa capote de soie verte, à une rose
épanouie entre ses feuilles.
Ils se remirent en marche ; dans la rue de
la Paix, elle s'arrêta, devant la boutique d'un orfèvre, à considérer un
bracelet ; Frédéric voulut lui en faire cadeau.
-- " Non " , dit-elle, "
garde ton argent. "
Il fut blessé de cette parole.
-- " Qu'a
donc le mimi ? On est triste ? "
Et, la conversation s'étant renouée, il
en vint, comme d'habitude, à des protestations d'amour.
-- " Tu sais
bien que c'est impossible ! "
-- " Pourquoi ? "
-- " Ah ! parce
que... "
Ils allaient côte à côte, elle appuyée sur son bras, et les
volants de sa robe lui battaient contre les jambes. Alors, il se rappela un
crépuscule d'hiver, où, sur le même trottoir, Mme Arnoux marchait ainsi à son
côté ; et ce souvenir l'absorba tellement, qu'il ne s'apercevait plus de
Rosanette et n'y songeait pas.
Elle regardait, au hasard, devant elle,
tout en se laissant un peu traîner, comme un enfant paresseux. C'était l'heure
où l'on rentrait de la promenade, et des équipages défilaient au grand trot sur
le pavé sec. Les flatteries de Pellerin lui revenant sans doute à la mémoire,
elle poussa un soupir.
-- " Ah ! il y en a qui sont heureuses ! Je suis
faite pour un homme riche, décidément. "
Il répliqua d'un ton brutal :
-- " Vous en avez un, cependant ! " car M. Oudry passait pour trois fois
millionnaire.
Elle ne demandait pas mieux que de s'en débarrasser.
-- " Qui vous en empêche ? "
Et il exhala d'amères plaisanteries
sur ce vieux bourgeois à perruque, lui montrant qu'une pareille liaison était
indigne, et qu'elle devait la rompre !
-- " Oui " , répondit la
Maréchale, comme se parlant à elle-même. " C'est ce que je finirai par faire,
sans doute ! "
Frédéric fut charmé de ce désintéressement. Elle se
ralentissait, il la crut fatiguée. Elle s'obstina à ne pas vouloir de voiture et
elle le congédia devant sa porte, en lui envoyant un baiser du bout des doigts.
-- " Ah ! quel dommage ! et songer que des imbéciles me trouvent riche !
"
Il était sombre en arrivant chez lui.
Hussonnet et Deslauriers
l'attendaient.
Le bohème, assis devant sa table, dessinait des têtes de
Turcs, et l'avocat, en bottes crottées, sommeillait sur le divan.
-- "
Ah ! enfin ! ", s'écria-t-il. " Mais quel air farouche ! Peux-tu m'écouter ? "
Sa vogue comme répétiteur diminuait, car il bourrait ses élèves de
théories défavorables pour leurs examens. Il avait plaidé deux ou trois fois,
avait perdu, et chaque déception nouvelle le rejetait plus fortement vers son
vieux rêve : un journal où il pourrait s'étaler, se venger, cracher sa bile et
ses idées. Fortune et réputation, d'ailleurs, s'ensuivraient. C'était dans cet
espoir qu'il avait circonvenu le bohème, Hussonnet possédant une feuille.
A présent, il la tirait sur papier rose ; il inventait des canards,
composait des rébus, tâchait d'engager des polémiques, et même (en dépit du
local) voulait monter des concerts ! L'abonnement d'un an " donnait droit à une
place d'orchestre dans un des principaux théâtres de Paris ; de plus,
l'administration se chargeait de fournir à MM. les étrangers tous les
renseignements désirables, artistiques, et autres. " " . Mais l'imprimeur
faisait des menaces, on devait trois termes au propriétaire, toutes sortes
d'embarras surgissaient ; et Hussonnet aurait laissé périr l'Art, sans les
exhortations de l'avocat, qui lui chauffait le moral quotidiennement. Il l'avait
pris, afin de donner plus de poids à sa démarche.
-- " Nous venons pour
le Journal " , dit-il.
-- " Tiens, tu y penses encore ! " répondit
Frédéric, d'un ton distrait.
-- " Certainement ! j'y pense ! "
Et il exposa de nouveau son plan. Par des comptes rendus de la Bourse,
ils se mettraient en relations avec des financiers, et obtiendraient ainsi les
cent mille francs de cautionnement indispensables. Mais, pour que la feuille pût
être transformée en journal politique, il fallait auparavant avoir une large
clientèle, et, pour cela, se résoudre à quelques dépenses, tant pour les frais
de papeterie, d'imprimerie, de bureau, bref, une somme de quinze mille francs.
-- " Je n'ai pas de fonds " , dit Frédéric.
-- " Et nous donc !
" fit Deslauriers en croisant ses deux bras.
Frédéric, blessé du reste,
répliqua :
-- " Est-ce ma faute ?... "
-- " Ah ! très bien ! Ils
ont du bois dans leur cheminée, des truffes sur leur table, un bon lit, une
bibliothèque, une voiture, toutes les douceurs ! Mais qu'un autre grelotte sous
les ardoises, dîne à vingt sous, travaille comme un forçat et patauge dans la
misère ! est-ce leur faute ? "
Et il répétait " Est-ce leur faute ? "
avec une ironie cicéronienne qui sentait le Palais. Frédéric voulait parler.
-- " Du reste, je comprends, on a des besoins... aristocratiques ; car
sans doute. quelque femme... "
-- " Eh bien, quand cela serait ? Ne
suis-je pas libre ?... "
-- " Oh ! très libre ! "
Et, après une
minute de silence :
-- " C'est si commode, les promesses ! "
--
" Mon Dieu ! je ne les nie pas ! " dit Frédéric.
L'avocat continuait :
-- " Au collège, on fait des serments, on constituera une phalange, on
imitera les Treize de Balzac. Puis, quand on se retrouve : Bonsoir, mon vieux,
va te promener ! Car celui qui pourrait servir l'autre retient précieusement
tout, pour lui seul. "
-- " Comment ? "
-- " Oui, tu ne nous as
pas même présentés chez les Dambreuse ! "
Frédéric le regarda ; avec sa
pauvre redingote, ses lunettes dépolies et sa figure blême, l'avocat lui parut
un tel cuistre, qu'il ne put empêcher sur ses lèvres un sourire dédaigneux.
Deslauriers l'aperçut et rougit.
Il avait déjà son chapeau pour s'en
aller. Hussonnet, plein d'inquiétude, tâchait de l'adoucir par des regards
suppliants, et, comme Frédéric lui tournait le dos :
-- " Voyons, mon
petit ! Soyez mon Mécène ! Protégez les arts ! "
Frédéric, dans un
brusque mouvement de résignation, prit une feuille de papier, et, ayant
griffonné dessus quelques lignes, la lui tendit. Le visage du bohème s'illumina.
Puis, repassant la lettre à Deslauriers :
-- " Faites des excuses,
Seigneur ! "
Leur ami conjurait son notaire de lui envoyer au plus vite,
quinze mille francs.
-- " Ah ! je te reconnais là ! " dit Deslauriers.
-- " Foi de gentilhomme ! " ajouta le bohème, " vous êtes un brave, on
vous mettra dans la galerie des hommes utiles ! "
L'avocat reprit :
-- " Tu n'y perdras rien, la spéculation est excellente.
-- "
Parbleu ! " s'écria Hussonnet, " j'en fourrerais ma tête sur l'échafaud. "
Et il débita tant de sottises et promit tant de merveilles (auxquelles
il croyait peut-être), que Frédéric ne savait pas si c'était pour se moquer des
autres ou de lui-même.
Ce soir-là, il reçut une lettre de sa mère.
Elle s'étonnait de ne pas le voir encore ministre, tout en le
plaisantant quelque peu. Puis elle parlait de sa santé, et lui apprenait que M.
Roque venait maintenant chez elle. " Depuis qu'il est veuf, j'ai cru sans
inconvénient de le recevoir. Louise est très changée à son avantage. " Et en
post-scriptum : " Tu ne me dis rien de ta belle connaissance, M. Dambreuse ; à
ta place, je l'utiliserais. "
Pourquoi pas ? Ses ambitions
intellectuelles l'avaient quitté, et sa fortune (il s'en apercevait) était
insuffisante ; car, ses dettes payées et la somme convenue remise aux autres,
son revenu serait diminué de quatre mille francs, pour le moins ! D'ailleurs, il
sentait le besoin de sortir de cette existence, de se raccrocher à quelque
chose. Aussi, le lendemain, en dînant chez Mme Arnoux, il dit que sa mère le
tourmentait pour qu'il embrassât une profession.
-- " Mais je croyais "
, reprit-elle, " que M. Dambreuse devait vous faire entrer au Conseil d'Etat ?
Cela vous irait très bien. "
Elle le voulait donc. Il obéit.
Le
banquier, comme la première fois, était assis à son bureau, et d'un geste le
pria d'attendre quelques minutes, car un monsieur tournant le dos à la porte
l'entretenait de matières graves. Il s'agissait de charbons de terre et d'une
fusion à opérer entre diverses compagnies.
Les portraits du général Foy
et de Louis-Philippe se faisaient pendant de chaque côté de la glace ; des
cartonniers montaient contre le lambris jusqu'au plafond, et il y avait six
chaises de paille, M. Dambreuse n'ayant pas besoin pour ses affaires d'un
appartement plus beau ; c'était comme ces sombres cuisines où s'élaborent de
grands festins. Frédéric observa surtout deux coffres monstrueux, dressés dans
les encoignures. Il se demandait combien de millions y pouvaient tenir. Le
banquier en ouvrit un, et la planche de fer tourna, ne laissant voir à
l'intérieur que des cahiers de papier bleu.
Enfin l'individu passa
devant Frédéric. C'était le père Oudry. Tous deux se saluèrent en rougissant, ce
qui parut étonner M. Dambreuse. Du reste, il se montra fort aimable. Rien
n'était plus facile que de recommander son jeune ami au garde des sceaux. On
serait trop heureux de l'avoir ; et il termina ses politesses en l'invitant à
une soirée qu'il donnait dans quelques jours.
Frédéric montait en coupé
pour s'y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. A la lueur des
lanternes, il lut :
" Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser
mon Osage. A partir de demain soir, liberté ! Dites que je ne suis pas brave. "
Rien de plus ! Mais c'était le convier à la place vacante. Il poussa une
exclamation, serra le billet dans sa poche et partit.
Deux municipaux à
cheval stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux
portes cochères ; et des domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer
les voitures jusqu'au bas du perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le
bruit cessait dans le vestibule.
De grands arbres emplissaient la cage
de l'escalier ; les globes de porcelaine versaient une lumière qui ondulait
comme des moires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches
allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main ;
presque aussitôt, Mme Dambreuse parut.
Elle avait une robe mauve garnie
de dentelles, les boucles de sa coiffure plus abondantes qu'à l'ordinaire, et
pas un seul bijou.
Elle se plaignit de ses rares visites, trouva moyen
de dire quelque chose. Les invités arrivaient ; en manière de salut, ils
jetaient leur torse de côté, ou se courbaient en deux, ou baissaient la figure
seulement ; puis un couple conjugal, une famille passait, et tous se
dispersaient dans le salon déjà plein.
Sous le lustre, au milieu, un
pouf énorme supportait une jardinière, dont les fleurs, s'inclinant comme des
panaches, surplombaient la tête des femmes assises en rond, tout autour, tandis
que d'autres occupaient les bergères formant deux lignes droites interrompues
symétriquement par les grands rideaux des fenêtres en velours nacarat et les
hautes baies des portes à linteau doré.
La foule des hommes qui se
tenaient debout sur le parquet, avec leur chapeau à la main, faisait de loin une
seule masse noire, où les rubans des boutonnières mettaient des points rouges çà
et là, et que rendait plus sombre la monotone blancheur des cravates. Sauf de
petits jeunes gens à barbe naissante, tous paraissaient s'ennuyer ; quelques
dandies, d'un air maussade, se balançaient sur leurs talons. Les têtes grises,
les perruques étaient nombreuses ; de place en place, un crâne chauve luisait ;
et les visages, ou empourprés ou très blêmes, laissaient voir dans leur
flétrissure la trace d'immenses fatigues, -- les gens qu'il y avait là
appartenant à la politique ou aux affaires. M. Dambreuse avait aussi invité
plusieurs savants, des magistrats, deux ou trois médecins illustres, et il
repoussait avec d'humbles attitudes les éloges qu'on lui faisait sur sa soirée
et les allusions à sa richesse.
Partout, une valetaille à larges galons
d'or circulait. Les grandes torchères, comme des bouquets de feu,
s'épanouissaient sur les tentures ; elles se répétaient dans les glaces ; et, au
fond de la salle à manger, que tapissait un treillage de jasmin, le buffet
ressemblait à un maître-autel de cathédrale ou à une exposition d'orfèvrerie, --
tant il y avait de plats, de cloches, de couverts et de cuillers en argent et en
vermeil, au milieu des cristaux à facettes qui entrecroisaient, par-dessus les
viandes, des lueurs irisées. Les trois autres salons regorgeaient d'objets d'art
: paysages de maîtres contre les murs, ivoires et porcelaines au bord des
tables, chinoiseries sur les consoles ; des paravents de laque se développaient
devant les fenêtres, des touffes de camélias montaient dans les cheminées ; et
une musique légère vibrait, au loin, comme un bourdonnement d'abeilles.
Les quadrilles n'étaient pas nombreux, et les danseurs, à la manière
nonchalante dont ils traînaient leurs escarpins, semblaient s'acquitter d'un
devoir. Frédéric entendait des phrases comme celles-ci :
-- " Avez-vous
été à la dernière fête de charité de l'hôtel Lambert, Mademoiselle ? "
-- " Non, Monsieur ! "
-- " Il va faire, tout à l'heure, une
chaleur ! "
-- " Oh ! c'est vrai, étouffante ! "
-- " De qui
donc cette polka ? "
-- " Mon Dieu ! je ne sais pas, Madame ! "
Et, derrière lui, trois roquentins, postés dans une embrasure,
chuchotaient des remarques obscènes ; d'autres causaient chemins de fer,
libre-échange un sportsman contait une histoire de chasse ; un légitimiste et un
orléaniste discutaient.
En errant de groupe en groupe, il arriva dans le
salon des joueurs, où, dans un cercle de gens graves, il reconnut Martinon, "
attaché maintenant au Parquet de la Capitale " .
Sa grosse face couleur
de cire emplissait convenablement son collier, lequel était une merveille, tant
les poils noirs se trouvaient bien égalisés ; et, gardant un juste milieu entre
l'élégance voulue par son âge et la dignité que réclamait sa profession, il
accrochait son pouce dans son aisselle suivant l'usage des beaux, puis mettait
son bras dans son gilet à la façon des doctrinaires. Bien qu'il eût des bottes
extra-vernies, il portait les tempes rasées, pour se faire un front de penseur.
Après quelques mots débités froidement, il se retourna vers son
conciliabule. Un propriétaire disait :
-- " C'est une classe d'hommes
qui rêvent le bouleversement de la société ! "
-- " Ils demandent
l'organisation du travail ! " reprit un autre. " Conçoit- on cela ? "
--
" Que voulez-vous ! " fit un troisième, " quand on voit M. de Genoude donner la
main au Siècle ! "
-- " Et des conservateurs, eux-mêmes, s'intituler
progressifs ! Pour nous amener, quoi ? la République ! comme si elle était
possible en France ! "
Tous déclarèrent que la République était
impossible en France.
-- " N'importe " , remarqua tout haut un monsieur.
" On s'occupe trop de la Révolution ; on publie là-dessus un tas d'histoires, de
livres !... "
-- " Sans compter " , dit Martinon, qu'il y a, peut-être,
des sujets d'étude plus sérieux ! "
Un ministériel s'en prit aux
scandales du théâtre :
-- " Ainsi, par exemple, ce nouveau drame la
Reine Margot dépasse véritablement les bornes ! Où était le besoin qu'on nous
parlât des Valois ? Tout cela montre la royauté sous un jour défavorable ! C'est
comme votre Presse ! Les lois de septembre, on a beau dire, sont infiniment trop
douces ! Moi, je voudrais des cours martiales pour bâillonner les journalistes !
A la moindre insolence, traînés devant un conseil de guerre ! et allez donc ! "
-- " Oh ! prenez garde, Monsieur, prenez garde ! " dit un professeur, "
n'attaquez pas nos précieuses conquêtes de 1830 ! respectons nos libertés. " Il
fallait décentraliser plutôt, répartir l'excédent des villes dans les campagnes.
-- " Mais elles sont gangrenées ! " s'écria un catholique. " Faites
qu'on raffermisse la Religion ! "
Martinon s'empressa de dire :
-- " Effectivement, c'est un frein ! "
Tout le mal gisait dans
cette envie moderne de s'élever au-dessus de sa classe, d'avoir du luxe.
-- " Cependant " objecta un industriel, " le luxe favorise le commerce.
Aussi j'approuve le duc de Nemours d'exiger la culotte courte à ses soirées. "
-- " M. Thiers y est venu en pantalon. Vous connaissez son mot ? "
-- " Oui, charmant ! Mais il tourne au démagogue, et son discours dans
la question des incompatibilités n'a pas été sans influence sur l'attentat du 12
mai. "
-- " Ah ! bah ! "
-- " Eh ! eh ! "
Le cercle fut
contraint de s'entr'ouvrir pour livrer passage à un domestique portant un
plateau, et qui tâchait d'entrer dans le salon des joueurs.
Sous
l'abat-jour vert des bougies, des rangées de cartes et de pièces d'or couvraient
la table. Frédéric s'arrêta devant une d'elles, perdit les quinze napoléons
qu'il avait dans sa poche, fit une pirouette, et se trouva au seuil du boudoir
où était alors Mme Dambreuse.
Des femmes le remplissaient, les unes près
des autres, sur des chaises sans dossier. Leurs longues jupes, bouffant autour
d'elles, semblaient des flots d'où leur taille émergeait, et les seins
s'offraient aux regards dans l'échancrure des corsages. Presque toutes portaient
un bouquet de violettes à la main. Le ton mat de leurs gants faisait ressortir
la blancheur humaine de leurs bras ; des effilés, des herbes, leur pendaient sur
les épaules, et on croyait quelquefois, à certains frissonnements, que la robe
allait tomber. Mais la décence des figures tempérait les provocations du costume
; plusieurs même avaient une placidité presque bestiale, et ce rassemblement de
femmes demi-nues faisait songer à un intérieur de harem ; il vint à l'esprit du
jeune homme une comparaison plus grossière. En effet, toutes sortes de beautés
se trouvaient là : des Anglaises à profil de keepsake, une Italienne dont les
yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois soeurs habillées de bleu, trois
Normandes, fraîches comme des pommiers d'avril, une grande rousse avec une
parure d'améthystes ; -- et les blanches scintillations des diamants qui
tremblaient en aigrettes dans les chevelures, les taches lumineuses des
pierreries étalées sur les poitrines, et l'éclat doux des perles accompagnant
les visages se mêlaient au miroitement des anneaux d'or, aux dentelles, à la
poudre, aux plumes, au vermillon des petites bouches, à la nacre des dents. Le
plafond, arrondi en coupole, donnait au boudoir la forme d'une corbeille ; et un
courant d'air parfumé circulait sous le battement des éventails.
Frédéric, campé derrière elles avec son lorgnon dans l'oeil, ne jugeait
pas toutes les épaules irréprochables ; il songeait à la Maréchale, ce qui
refoulait ses tentations, ou l'en consolait.
Il regardait cependant Mme
Dambreuse, et il la trouvait charmante, malgré sa bouche un peu longue et ses
narines trop ouvertes. Mais sa grâce était particulière. Les boucles de sa
chevelure avaient comme une langueur passionnée, et son front couleur d'agate
semblait contenir beaucoup de choses et dénotait un maître.
Elle avait
mis près d'elle la nièce de son mari, jeune personne assez laide. De temps à
autre, elle se dérangeait pour recevoir celles qui entraient ; et le murmure des
voix féminines, augmentant, faisait comme un caquetage d'oiseaux.
Il
était question des ambassadeurs tunisiens et de leurs costumes. Une dame avait
assisté à la dernière réception de l'Académie ; une autre parla du Don Juan
de Molière, représenté nouvellement aux Français. Mais, désignant sa nièce
d'un coup d'oeil, Mme Dambreuse posa un doigt contre sa bouche, et un sourire
qui lui échappa démentait cette austérité.
Tout à coup, Martinon
apparut, en face, sous l'autre porte. Elle se leva. Il lui offrit son bras.
Frédéric, pour le voir continuer ses galanteries, traversa les tables de jeu et
les rejoignit dans le grand salon ; Mme Dambreuse quitta aussitôt son cavalier,
et l'entretint familièrement.
Elle comprenait qu'il ne jouât pas, ne
dansât pas.
-- " Dans la jeunesse on est triste ! "
Puis,
enveloppant le bal d'un seul regard :
-- " D'ailleurs, tout cela n'est
pas drôle ! pour certaines natures du moins ! "
Et elle s'arrêtait
devant la rangée des fauteuils, distribuant çà et là des mots aimables, tandis
que des vieux, qui avaient des binocles à deux branches, venaient lui faire la
cour. Elle présenta Frédéric à quelques- uns. M. Dambreuse le toucha au coude
légèrement, et l'emmena dehors sur la terrasse.
Il avait vu le Ministre.
La chose n'était pas facile. Avant d'être présenté comme auditeur au Conseil
d'Etat, on devait subir un examen ; Frédéric, pris d'une confiance inexplicable,
répondit qu'il en savait les matières.
Le financier n'en était pas
surpris, d'après tous les éloges que faisait de lui M. Roque.
A ce nom,
Frédéric revit la petite Louise, sa maison, sa chambre ; et il se rappela des
nuits pareilles, où il restait à sa fenêtre, écoutant les rouliers qui
passaient. Ce souvenir de ses tristesses amena la pensée de Mme Arnoux ; et il
se taisait, tout en continuant à marcher sur la terrasse. Les croisées
dressaient au milieu des ténèbres de longues plaques rouges ; le bruit du bal
s'affaiblissait : les voitures commençaient à s'en aller.
-- " Pourquoi
donc " , reprit M. Dambreuse, " tenez-vous au Conseil d'Etat ? "
Et il
affirma, d'un ton de libéral, que les fonctions publiques ne menaient à rien, il
en savait quelque chose ; les affaires valaient mieux. Frédéric objecta la
difficulté de les apprendre.
-- " Ah ! bah ! en peu de temps, je vous y
mettrais. "
Voulait-il l'associer à ses entreprises ?
Le jeune
homme aperçut, comme dans un éclair, une immense fortune qui allait venir.
-- " Rentrons " , dit le banquier. " Vous soupez avec nous, n'est-ce pas
? "
Il était trois heures, on partait. Dans la salle à manger, une table
servie attendait les intimes.
M. Dambreuse aperçut Martinon, et,
s'approchant de sa femme, d'une voix basse :
-- " C'est vous qui l'avez
invité ? "
Elle répliqua sèchement :
-- " Mais oui ! "
La nièce n'était pas là. On but très bien, on rit très haut ; et des
plaisanteries hasardeuses ne choquèrent point, tous éprouvant cet allégement qui
suit les contraintes un peu longues. Seul, Martinon se montra sérieux ; il
refusa de boire du vin de Champagne par bon genre, souple d'ailleurs et fort
poli, car M. Dambreuse, qui avait la poitrine étroite, se plaignant
d'oppression, il s'informa de sa santé à plusieurs reprises ; puis il dirigeait
ses yeux bleuâtres du côté de Mme Dambreuse.
Elle interpella Frédéric,
pour savoir quelles jeunes personnes lui avaient plu. Il n'en avait remarqué
aucune, et préférait, d'ailleurs, les femmes de trente ans.
-- " Ce
n'est peut-être pas bête ! " répondit-elle.
Puis, comme on mettait les
pelisses et les paletots, M. Dambreuse lui dit :
-- " Venez me voir un
de ces matins, nous causerons ! "
Martinon, au bas de l'escalier, alluma
un cigare ; et il offrait, en le suçant, un profil tellement lourd, que son
compagnon lâcha cette phrase :
-- " Tu as une bonne tête, ma parole ! "
-- " Elle en a fait tourner quelques-unes ! " , reprit le jeune
magistrat, d'un air à la fois convaincu et vexé.
Frédéric, en se
couchant, résuma la soirée. D'abord, sa toilette (il s'était observé dans les
glaces plusieurs fois), depuis la coupe de l'habit jusqu'au noeud des escarpins,
ne laissait rien à reprendre ; il avait parlé à des hommes considérables, avait
vu de près des femmes riches, M. Dambreuse s'était montré excellent et Mme
Dambreuse presque engageante. Il pesa un à un ses moindres mots, ses regards,
mille choses inanalysables et cependant expressives. Ce serait crânement beau
d'avoir une pareille maîtresse ! Pourquoi non, après tout ? Il en valait bien un
autre ! Peut-être qu'elle n'était pas si difficile ? Martinon ensuite revint à
sa mémoire ; et, en s'endormant, il souriait de pitié sur ce brave garçon.
L'idée de la Maréchale le réveilla ; ces mots de son billet : " A partir
de demain soir " , étaient bien un rendez-vous pour le jour même. Il attendit
jusqu'à neuf heures, et courut chez elle.
Quelqu'un, devant lui, qui
montait l'escalier, ferma la porte. Il tira la sonnette ; Delphine vint ouvrir,
et affirma que Madame n'y était pas.
Frédéric insista, pria. Il avait à
lui communiquer quelque chose de très grave, un simple mot. Enfin l'argument de
la pièce de cent sous réussit, et la bonne le laissa seul dans l'antichambre.
Rosanette parut. Elle était en chemise, les cheveux dénoués ; et, tout
en hochant la tête, elle fit de floin avec les deux bras, un grand geste
exprimant qu'elle ne pouvait le recevoir.
Frédéric descendit l'escalier,
lentement. Ce caprice-là dépassait tous les autres. Il n'y comprenait rien.
Devant la loge du portier, Mlle Vatnaz l'arrêta.
-- " Elle vous
a reçu ? "
-- " Non ! "
-- " On vous a mis à la porte ? "
-- " Comment le savez-vous ? "
-- " Ça se voit ! Mais venez !
sortons ! j'étouffe ! "
Elle l'emmena dans la rue. Elle haletait. Il
sentait son bras maigre trembler sur le sien. Tout à coup elle éclata :
-- " Ah ! le misérable ! "
-- " Qui donc ? "
-- " Mais
c'est lui ! lui ! Delmar ! "
Cette révélation humilia Frédéric ; il
reprit :
-- " En êtes-vous bien sûre ? "
-- " Mais quand je vous
dis que je l'ai suivi ! " s'écria la Vatnaz ; " je l'ai vu entrer !
Comprenez-vous maintenant ? Je devais m'y attendre, d'ailleurs ; c'est moi, dans
ma bêtise, qui l'ai mené chez elle. Et si vous saviez, mon Dieu ! Je l'ai
recueilli, je l'ai nourri, je l'ai habillé ; et toutes mes démarches dans les
journaux ! Je l'aimais comme une mère ! " -- Puis, avec un ricanement : " -- Ah
! c'est qu'il faut à Monsieur des robes de velours ! une spéculation de sa part,
vous pensez bien ! Et elle ! Dire que je l'ai connue confectionneuse de lingerie
! Sans moi, plus de vingt fois, elle serait tombée dans la crotte. Mais je l'y
plongerai ! oh oui ! Je veux qu'elle crève à l'hôpital ! On saura tout ! "
Et, comme un torrent d'eau de vaisselle qui charrie des ordures, sa
colère fit passer tumultueusement sous Frédéric les hontes de sa rivale.
-- " Elle a couché avec Jumillac, avec Flacourt, avec le petit Allard,
avec Bertinaux, avec Saint-Valéry, le grêlé.
Non ! l'autre ! Ils sont
deux frères, n'importe ! Et quand elle avait des embarras, j'arrangeais tout.
Qu'est-ce que j'y gagnais ? Elle est si avare ! Et puis, vous en conviendrez,
c'était une jolie complaisance que de la voir, car enfin, nous ne sommes pas du
même monde ! Est-ce que je suis une fille, moi ! Est-ce que je me vends ! Sans
compter qu'elle est bête comme un chou ! Elle écrit catégorie par un th .
Au reste, ils vont bien ensemble ; ça fait la paire, quoiqu'il s'intitule
artiste et se croie du génie ! Mais, mon Dieu ! s'il avait seulement de
l'intelligence, il n'aurait pas commis une infamie pareille ! On ne quitte pas
une femme supérieure pour une coquine ! Je m'en moque, après tout. Il devient
laid ! Je l'exècre ! Si je le rencontrais, tenez, je lui cracherais à la figure.
" -- Elle cracha. " -- Oui, voilà le cas que j'en fais maintenant ! Et Arnoux,
hein ? N'est-ce pas abominable ? Il lui a tant de fois pardonné ! On n'imagine
pas ses sacrifices ! Elle devrait baiser ses pieds ! Il est si généreux, si bon
! "
Frédéric jouissait à entendre dénigrer Delmar. Il avait accepté
Arnoux. Cette perfidie de Rosanette lui semblait une chose anormale, injuste ;
et, gagné par l'émotion de la vieille fille, il arrivait à sentir pour lui comme
de l'attendrissement. Tout à coup, il se trouva devant sa porte ; Mlle Vatnaz,
sans qu'il s'en aperçût, lui avait fait descendre le faubourg Poissonnière.
-- " Nous y voilà " , dit-elle. " Moi, je ne peux pas monter. Mais vous,
rien ne vous empêche ? "
-- " Pour quoi faire ? "
-- " Pour lui
dire tout, parbleu ! "
Frédéric, comme se réveillant en sursaut, comprit
l'infamie où on le poussait.
-- " Eh bien ? " reprit-elle.
Il
leva les yeux vers le second étage. La lampe de Mme Arnoux brûlait. Rien
effectivement ne l'empêchait de monter.
-- " Je vous attends ici. Allez
donc ! "
Ce commandement acheva de le refroidir, et il dit :
--
" Je serai là-haut longtemps. Vous feriez mieux de vous en retourner. J'irai
demain chez vous. "
-- " Non, non ! " répliqua la Vatnaz, en tapant du
pied. " Prenez-le ! emmenez-le ! faites qu'il les surprenne ! "
-- "
Mais Delmar n'y sera plus ! "
Elle baissa la tête.
-- " Oui,
c'est peut-être vrai ? "
Et elle resta sans parler, au milieu de la rue,
entre les voitures ; puis, fixant sur lui ses yeux de chatte sauvage :
-- " Je peux compter sur vous, n'est-ce pas ? Entre nous deux
maintenant, c'est sacré ! Faites donc. A demain ! "
Frédéric, en
traversant le corridor, entendit deux voix qui se répondaient. Celle de Mme
Arnoux disait :
-- " Ne mens pas ! ne mens donc pas ! "
Il
entra. On se tut.
Arnoux marchait de long en large, et Madame était
assise sur la petite chaise près du feu, extrêmement pâle, l'oeil fixe. Frédéric
fit un mouvement pour se retirer. Arnoux lui saisit la main, heureux du secours
qui lui arrivait.
-- " Mais je crains... " , dit Frédéric.
-- "
Restez donc ! " souffla Arnoux dans son oreille.
Madame reprit :
-- " Il faut être indulgent, monsieur Moreau ! Ce sont de ces choses que
l'on rencontre parfois dans les ménages. "
-- " C'est qu'on les y met "
, dit gaillardement Arnoux.
-- " Les femmes vous ont des lubies ! Ainsi,
celle-là, par exemple, n'est pas mauvaise. Non, au contraire ! Eh bien, elle
s'amuse depuis une heure à me taquiner avec un tas d'histoires. "
-- "
Elles sont vraies ! " répliqua Mme Arnoux impatientée. " Car, enfin, tu l'as
acheté. "
-- " Moi ? "
-- " Oui, toi-même ! au Persan ! "
-- " Le cachemire ! " pensa Frédéric.
Il se sentait coupable et
avait peur.
Elle ajouta, de suite :
-- " C'était l'autre mois,
un samedi, le 14. "
-- " Ah ! ce jour-là, précisément, j'étais à Creil !
Ainsi, tu vois. "
-- " Pas du tout ! Car nous avons dîné chez les
Bertin, le 14. "
-- " Le 14 ?... " fit Arnoux, en levant les yeux comme
pour chercher une date.
-- " Et même, le commis qui t'a vendu était un
blond ! "
-- " Est-ce que je peux me rappeler le commis ! "
-- "
Il a cependant écrit, sous ta dictée, l'adresse : 18, rue de Laval. "
--
" Comment sais-tu ? " dit Arnoux stupéfait.
Elle leva les épaules.
-- " Oh ! c'est bien simple : j'ai été pour faire réparer mon cachemire,
et un chef de rayon m'a appris qu'on venait d'en expédier un autre pareil chez
Mme Arnoux. "
-- " Est-ce ma faute, à moi, s'il y a dans la même rue une
dame Arnoux ? "
-- " Oui ! mais pas Jacques Arnoux " , reprit-elle.
Alors, il se mit à divaguer, protestant de son innocence. C'était une
méprise, un hasard, une de ces choses inexplicables comme il en arrive. On ne
devait pas condamner les gens sur de simples soupçons, des indices vagues ; et
il cita l'exemple de l'infortuné Lesurques.
-- " Enfin, j'affirme que tu
te trompes ! Veux-tu que je t'en jure ma parole ? "
-- " Ce n'est point
la peine. "
-- " Pourquoi ? "
Elle le regarda en face, sans rien
dire ; puis allongea la main, prit le coffret d'argent sur la cheminée, et lui
tendit une facture grande ouverte.
Arnoux rougit jusqu'aux oreilles et
ses traits décomposés s'enflèrent.
-- " Eh bien ? "
-- " Mais. "
répondit-il, lentement, " qu'est-ce que ça prouve ? "
-- " Ah "
fit-elle, avec une intonation de voix singulière, où il y avait de la douleur et
de l'ironie. " Ah ! "
Arnoux gardait la note entre ses mains, et la
retournait, n'en détachant pas les yeux comme s'il avait dû y découvrir la
solution d'un grand problème.
-- " Oh ! oui, oui, je me rappelle " ,
dit-il enfin. " C'est une commission. - - Vous devez savoir cela, vous. Frédéric
? " Frédéric se taisait. " Une commission dont j'étais chargé. par. par le père
Oudry. "
-- " Et pour qui ? "
-- " Pour sa maîtresse. "
-- " Pour la vôtre ! " s'écria Mme Arnoux, se levant toute droite.
-- " Je te jure. "
-- " Ne recommencez pas ! Je sais tout ! "
-- " Ah ! très bien ! Ainsi, on m'espionne ! "
Elle répliqua
froidement :
-- " Cela blesse, peut-être, votre délicatesse ? "
-- " Du moment qu'on s'emporte " , reprit Arnoux, en cherchant son
chapeau, " et qu'il n'y a pas moyen de raisonner "
Puis, avec un grand
soupir :
Puis, avec un grand soupir :
-- " Ne vous mariez pas,
mon pauvre ami, non, croyez-moi ! "
Et il décampa, ayant besoin de
prendre l'air.
Alors, il se fit un grand silence ; et tout, dans
l'appartement, sembla plus immobile. Un cercle lumineux, au-dessus de la carcel,
blanchissait le plafond, tandis que, dans les coins, l'ombre s'étendait comme
des gazes noires superposées ; on entendait le tic-tac de la pendule avec la
crépitation du feu.
Mme Arnoux venait de se rasseoir, à l'autre angle de
la cheminée, dans le fauteuil ; elle mordait ses lèvres en grelottant ; ses deux
mains se levèrent, un sanglot lui échappa, elle pleurait.
Il se mit sur
la petite chaise ; et, d'une voix caressante, comme on fait à une personne
malade :
-- " Vous ne doutez pas que je ne partage ?... "
Elle
ne répondit rien. Mais, continuant tout haut ses réflexions :
-- " Je le
laisse bien libre ! Il n'avait pas besoin de mentir ! "
-- "
Certainement " , dit Frédéric.
C'était la conséquence de ses habitudes
sans doute, il n'y avait pas songé, et peut-être que, dans des choses plus
graves...
-- " Que voyez-vous donc de plus grave ? "
-- " Oh !
rien ! "
Frédéric s'inclina, avec un sourire d'obéissance. Arnoux
néanmoins possédait certaines qualités ; il aimait ses enfants.
-- " Ah
! et il fait tout pour les ruiner ! "
Cela venait de son humeur trop
facile ; car, enfin, c'était un bon garçon.
Elle s'écria :
-- "
Mais qu'est-ce que cela veut dire, un bon garçon ? "
Il le défendait
ainsi, de la manière la plus vague qu'il pouvait trouver, et, tout en la
plaignant, il se réjouissait, se délectait au fond de l'âme. Par vengeance ou
besoin d'affection, elle se réfugierait vers lui. Son espoir, démesurément
accru, renforçait son amour.
Jamais elle ne lui avait paru si
captivante, si profondément belle. De temps à autre, une aspiration soulevait sa
poitrine ; ses deux yeux fixes semblaient dilatés par une vision intérieure, et
sa bouche demeurait entre-close comme pour donner son âme. Quelquefois, elle
appuyait dessus fortement son mouchoir ; il aurait voulu être ce petit morceau
de batiste tout trempé de larmes. Malgré lui, il regardait la couche, au fond de
l'alcôve, en imaginant sa tête sur l'oreiller ; et il voyait cela si bien, qu'il
se retenait pour ne pas la saisir dans ses bras. Elle ferma les paupières,
apaisée, inerte. Alors, il s'approcha de plus près, et, penché sur elle, il
examinait avidement sa figure. Un bruit de bottes résonna dans le couloir,
c'était l'autre. Ils l'entendirent fermer la porte de sa chambre. Frédéric
demanda, d'un signe, à Mme Arnoux, s'il devait y aller.
Elle répliqua "
oui " de la même façon ; et ce muet échange de leurs pensées était comme un
consentement, un début d'adultère.
Arnoux, près de se coucher, défaisait
sa redingote.
-- " Eh bien, comment va-t-elle ? "
-- " Oh !
mieux ! " dit Frédéric. " Cela se passera ! "
Mais Arnoux était peiné.
-- " Vous ne la connaissez pas ! Elle a maintenant des nerfs !...
Imbécile de commis ! Voilà ce que c'est que d'être trop bon ! Si je n'avais pas
donné ce maudit châle à Rosanette ! "
-- " Ne regrettez rien ! Elle vous
est on ne peut plus reconnaissante ! "
-- " Vous croyez ? "
Frédéric n'en doutait pas. La preuve, c'est qu'elle venait de congédier
le père Oudry.
-- " Ah ! pauvre biche ! "
Et, dans l'excès de
son émotion, Arnoux voulait courir chez elle.
-- " Ce n'est pas la peine
! j'en viens. Elle est malade ! "
-- " Raison de plus ! "
Il
repassa vivement ça redingote et avait pris son bougeoir. Frédéric se maudit
pour sa sottise, et lui représenta qu'il devait, par décence, rester ce soir
auprès de sa femme. Il ne pouvait l'abandonner, ce serait très mal.
-- "
Franchement, vous auriez tort ! Rien ne presse, là-bas ! Vous irez demain !
Voyons ! faites cela pour moi. "
Arnoux déposa son bougeoir, et lui dit,
en l'embrassant :
-- " Vous êtes bon, vous ! "
Chapitre III.
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Alors commença
pour Frédéric une existence misérable. Il fut le parasite de la maison.
Si quelqu'un était indisposé, il venait trois fois par jour savoir de
ses nouvelles, allait chez l'accordeur de piano, inventait mille prévenances ;
et il endurait d'un air content les bouderies de Mlle Marthe et les caresses du
jeune Eugène, qui lui passait toujours ses mains sales sur la figure. Il
assistait aux dîners où Monsieur et Madame, en face l'un de l'autre,
n'échangeaient pas un mot : où bien, Arnoux agaçait sa femme par des remarques
saugrenues. Le repas terminé, il jouait dans la chambre avec son fils, se
cachait derrière les meubles, ou le portait sur son dos, en marchant à quatre
pattes, comme le Béarnais. Il s'en allait enfin, et elle abordait immédiatement
l'éternel sujet de plainte : Arnoux.
Ce n'était pas son inconduite qui
l'indignait. Mais elle paraissait souffrir dans son orgueil, et laissait voir sa
répugnance pour cet homme sans délicatesse, sans dignité, sans honneur.
-- " Ou plutôt il est fou ! " disait-elle.
Frédéric sollicitait
adroitement ses confidences. Bientôt, il connut toute sa vie.
Ses
parents étaient de petits bourgeois de Chartres. Un jour, Arnoux, dessinant au
bord de la rivière (il se croyait peintre dans ce temps-là), l'avait aperçue
comme elle sortait de l'église et demandée en mariage ; à cause de sa fortune,
on n'avait pas hésité. D'ailleurs, il l'aimait éperdument. Elle ajouta :
-- " Mon Dieu, il m'aime encore ! à sa manière ! "
Ils avaient,
les premiers mois, voyagé en Italie.
Arnoux, malgré son enthousiasme
devant les paysages et les chefs- d'oeuvre, n'avait fait que gémir sur le vin,
et organisait des pique-niques avec des Anglais, pour se distraire. Quelques
tableaux bien revendus l'avaient poussé au commerce des arts. Puis il s'était
engoué d'une manufacture de faïence. D'autres spéculations, à présent, le
tentaient ; et, se vulgarisant de plus en plus, il prenait des habitudes
grossières et dispendieuses. Elle avait moins à lui reprocher ses vices que
toutes ses actions. Aucun changement ne pouvait survenir, et son malheur à elle
était irréparable.
Frédéric affirmait que son existence, de même, se
trouvait manquée.
Il était bien jeune cependant. Pourquoi désespérer ?
Et elle lui donnait de bons conseils : " Travaillez ! mariez-vous ! "
Il
répondait par des sourires amers ; car, au lieu d'exprimer le véritable motif de
son chagrin, il en feignait un autre, sublime, faisant un peu l' Antony ,
le maudit, -- langage, du reste, qui ne dénaturait pas complètement sa pensée.
L'action, pour certains hommes, est d'autant plus impraticable que le
désir est plus fort. La méfiance d'eux-mêmes les embarrasse, la crainte de
déplaire les épouvante ; d'ailleurs, les affections profondes ressemblent aux
honnêtes femmes ; elles ont peur d'être découvertes, et passent dans la vie les
yeux baissés.
Bien qu'il connût Mme Arnoux davantage (à cause de cela,
peut-être), il était encore plus lâche qu'autrefois. Chaque matin, il se jurait
d'être hardi. Une invincible pudeur l'en empêchait ; et il ne pouvait se guider
d'après aucun exemple puisque celle-là différait des autres. Par la force de ses
rêves, il l'avait posée en dehors des conditions humaines. Il se sentait, à côté
d'elle, moins important sur la terre que les brindilles de soie s'échappant de
ses ciseaux.
Puis il pensait à des choses monstrueuses, absurdes, telles
que des surprises, la nuit, avec des narcotiques et des fausses clefs, -- tout
lui paraissant plus facile que d'affronter son dédain.
D'ailleurs, les
enfants, les deux bonnes, la disposition des pièces faisaient d'insurmontables
obstacles. Donc, il résolut de la posséder à lui seul, et d'aller vivre ensemble
bien loin, au fond d'une solitude ; il cherchait même sur quel lac assez bleu,
au bord de quelle plage assez douce, si ce serait l'Espagne, la Suisse ou
l'Orient ; et, choisissant exprès les jours où elle semblait plus irritée, il
lui disait qu'il faudrait sortir de là, imaginer un moyen, et qu'il n'en voyait
pas d'autre qu'une séparation. Mais, pour l'amour de ses enfants, jamais elle
n'en viendrait à une telle extrémité. Tant de vertu augmenta son respect.
Ses après-midi se passaient à se rappeler la visite de la veille, à
désirer celle du soir. Quand il ne dînait pas chez eux, vers neuf heures, il se
postait au coin de la rue ; et, dès qu'Arnoux avait tiré la grande porte,
Frédéric montait vivement les deux étages et demandait à la bonne d'un air
ingénu :
-- " Monsieur est là ? "
Puis faisait l'homme surpris
de ne pas le trouver.
Arnoux, souvent, rentrait à l'improviste. Alors,
il fallait le suivre dans un petit café de la rue Sainte-Anne, que fréquentait
maintenant Regimbart.
Le Citoyen commençait par articuler contre la
Couronne quelque nouveau grief. Puis ils causaient, en se disant amicalement des
injures ; car le fabricant tenait Regimbart pour un penseur de haute volée, et,
chagriné de voir tant de moyens perdus, il le taquinait sur sa paresse. Le
Citoyen jugeait Arnoux plein de coeur et d'imagination, mais décidément trop
immoral ; aussi le traitait-il sans la moindre indulgence et refusait même de
dîner chez lui, parce que " la cérémonie l'embêtait. "
Quelquefois, au
moment des adieux, Arnoux était pris de fringale. Il " avait besoin " de manger
une omelette ou des pommes cuites ; et, les comestibles ne se trouvant jamais
dans l'établissement, il les envoyait chercher. On attendait. Regimbart ne s'en
allait pas, et finissait, en grommelant, par accepter quelque chose.
Il
était sobre néanmoins, car il restait pendant des heures, en face du même verre
à moitié plein. La Providence ne gouvernant point les choses selon ses idées, il
tournait à l'hypocondriaque, ne voulait même plus lire les journaux, et poussait
des rugissements au seul nom de l'Angleterre. Il s'écria une fois, à propos d'un
garçon qui le servait mal :
-- " Est-ce que nous n'avons pas assez des
affronts de l'Etranger ! "
En dehors de ces crises, il se tenait
taciturne, méditant " un coup infaillible pour faire péter toute la boutique " .
Tandis qu'il était perdu dans ses réflexions, Arnoux, d'une voix
monotone et avec un regard un peu ivre, contait d'incroyables anecdotes où il
avait toujours brillé, grâce à son aplomb ; et Frédéric (cela tenait sans doute
à des ressemblances profondes), éprouvait un certain entraînement pour sa
personne. Il se reprochait cette faiblesse, trouvant qu'il aurait dû le haïr, au
contraire.
Arnoux se lamentait devant lui sur l'humeur de sa femme, son
entêtement, ses préventions injustes. Elle n'était pas comme cela autrefois.
-- " A votre place " , disait Frédéric, " je lui ferais une pension, et
je vivrais seul. "
Arnoux ne répondait rien ; et, un moment après,
entamait son éloge. Et elle était bonne, dévouée, intelligente, vertueuse ; et,
passant à ses qualités corporelles, il prodiguait les révélations, avec
l'étourderie de ces gens qui étalent leurs trésors dans les auberges.
Une catastrophe dérangea son équilibre.
Il était entré, comme
membre du Conseil de surveillance, dans une compagnie de kaolin. Mais, se fiant
à tout ce qu'on lui disait, il avait signé des rapports inexacts et approuvé,
sans vérification, les inventaires annuels frauduleusement dressés par le
gérant. Or, la compagnie avait croulé, et Arnoux, civilement responsable, venait
d'être condamné, avec les autres, à la garantie des dommages-intérêts, ce qui
lui faisait une perte d'environ trente mille francs, aggravée par les motifs du
jugement.
Frédéric apprit cela dans un journal, et se précipita vers la
rue de Paradis.
On le reçut dans la chambre de Madame. C'était l'heure
du premier déjeuner. Des bols de café au lait encombraient un guéridon auprès du
feu. Des savates traînaient sur le tapis, des vêtements sur les fauteuils.
Arnoux, en caleçon et en veste de tricot, avait les yeux rouges et la chevelure
ébouriffée ; le petit Eugène, à cause de ses oreillons, pleurait, tout en
grignotant sa tartine ; sa soeur mangeait tranquillement ; Mme Arnoux, un peu
plus pâle que d'habitude, les servait tous les trois.
-- " Eh bien " ,
dit Arnoux, en poussant un gros soupir, " vous savez ! " - - Et Frédéric ayant
fait un geste de compassion : " -- Voilà ! J'ai été victime de ma confiance ! "
Puis il se tut ; et son abattement était si fort, qu'il repoussa le
déjeuner. Mme Arnoux leva les yeux, avec un haussement d'épaules. Il se passa
les mains sur le front.
-- " Après tout, je ne suis pas coupable ! Je
n'ai rien à me reprocher. C'est un malheur ! On s'en tirera ! Ah ! ma foi, tant
pis ! "
Et il entama une brioche, obéissant, du reste, aux
sollicitations de sa femme.
Le soir, il voulut dîner seul, avec elle,
dans un cabinet particulier, à la Maison d'Or. Mme Arnoux ne comprit rien à ce
mouvement de coeur, s'offensant même d'être traitée en lorette ; -- ce qui, de
la part d'Arnoux, au contraire, était une preuve d'affection. Puis, comme il
s'ennuyait, il alla se distraire chez la Maréchale.
Jusqu'à présent, on
lui avait passé beaucoup de choses, grâce à son caractère bonhomme. Son procès
le classa parmi les gens tarés. Une solitude se fit autour de sa maison.
Frédéric, par point d'honneur, crut devoir les fréquenter plus que
jamais. Il loua une baignoire aux Italiens et les y conduisit chaque semaine.
Cependant, ils en étaient à cette période où, dans les unions disparates, une
invincible lassitude ressort des concessions que l'on s'est faites et rend
l'existence intolérable. Mme Arnoux se retenait pour ne pas éclater, Arnoux
s'assombrissait ; et le spectacle de ces deux êtres malheureux attristait
Frédéric.
Elle l'avait chargé, puisqu'il possédait sa confiance, de
s'enquérir de ses affaires. Mais il avait honte, il souffrait de prendre ses
dîners en ambitionnant sa femme. Il continuait, néanmoins, se donnant pour
excuse qu'il devait la défendre, et qu'une occasion pouvait se présenter de lui
être utile.
Huit jours après le bal, il avait fait une visite à M.
Dambreuse. Le financier lui avait offert une vingtaine d'actions dans son
entreprise de houilles ; Frédéric n'y était pas retourné. Deslauriers lui
écrivait des lettres ; il les laissait sans réponse. Pellerin l'avait engagé à
venir voir le portrait ; il l'éconduisait toujours. Il céda cependant à Cisy,
qui l'obsédait pour faire la connaissance de Rosanette.
Elle le reçut
fort gentiment, mais sans lui sauter au cou, comme autrefois. Son compagnon fut
heureux d'être admis chez une impure, et surtout de causer avec un acteur ;
Delmar se trouvait là.
Un drame, où il avait représenté un manant qui
fait la leçon à Louis XIV et prophétise 89, l'avait mis en telle évidence, qu'on
lui fabriquait sans cesse le même rôle ; et sa fonction, maintenant, consistait
à bafouer les monarques de tous les pays. Brasseur anglais, il invectivait
Charles 1er ; étudiant de Salamanque, maudissait Philippe II ; ou, père
sensible, s'indignait contre la Pompadour, c'était le plus beau ! Les gamins,
pour le voir, l'attendaient à la porte des coulisses ; et sa biographie, vendue
dans les entractes, le dépeignait comme soignant sa vieille mère, lisant
l'Evangile, assistant les pauvres, enfin sous les couleurs d'un saint Vincent de
Paul mélangé de Brutus et de Mirabeau. On disait : " Notre Delmar. " Il avait
une mission, il devenait Christ.
Tout cela avait fasciné Rosanette ; et
elle s'était débarrassée du père Oudry, sans se soucier de rien, n'étant pas
cupide.
Arnoux, qui la connaissait, en avait profité pendant longtemps
pour l'entretenir à peu de frais ; le bonhomme était venu, et ils avaient eu
soin, tous les trois, de ne point s'expliquer franchement. Puis, s'imaginant
qu'elle congédiait l'autre pour lui seul, Arnoux avait augmenté sa pension. Mais
ses demandes se renouvelaient avec une fréquence inexplicable, car elle menait
un train moins dispendieux ; elle avait même vendu jusqu'au cachemire, tenant à
s'acquitter de ses vieilles dettes, disait-elle ; et il donnait toujours, elle
l'ensorcelait, elle abusait de lui, sans pitié. Aussi les factures, les papiers
timbrés pleuvaient dans la maison. Frédéric sentait une crise prochaine.
Un jour, il se présenta pour voir Mme Arnoux. Elle était sortie.
Monsieur travaillait en bas dans le magasin.
En effet, Arnoux. au milieu
de ses potiches. tâchait d' enfoncer de jeunes mariés, des bourgeois de
la province. Il parlait du tournage et du tournassage, du truité et du glacé ;
les autres. ne voulant pas avoir l'air de n'y rien comprendre, faisaient des
signes d'approbation et achetaient.
Quand les chalands furent dehors, il
conta qu'il avait eu, le matin. avec sa femme, une petite altercation. Pour
prévenir les observations sur la dépense, il avait affirmé que la Maréchale
n'était plus sa maîtresse.
-- " Je lui ai même dit que c'était la vôtre.
"
Frédéric fut indigné ; mais des reproches pouvaient le trahir ; il
balbutia :
-- " Ah ! vous avez eu tort, grand tort ! "
-- "
Qu'est-ce que ça fait ? " , dit Arnoux. " Où est le déshonneur de passer pour
son amant ? Je le suis bien, moi ! Ne seriez-vous pas flatté de l'être ? "
Avait-elle parlé ? Etait-ce une allusion' ? Frédéric se hâta de répondre
:
-- " Non ! pas du tout ! au contraire ! "
-- " Eh bien. alors
? "
-- " Oui, c'est vrai ! cela n'y fait rien. "
Arnoux reprit :
-- " Pourquoi ne venez-vous plus là-bas ? "
Frédéric promit d'y
retourner.
-- " Ah j'oubliais ! vous devriez... en causant de
Rosanette... lâcher à ma femme quelque chose... je ne sais quoi, mais vous
trouverez... quelque chose qui la persuade que vous êtes son amant. Je vous
demande cela comme un service, hein ? "
Le jeune homme, pour toute
réponse, fit une grimace ambiguë. Cette calomnie le perdait. Il alla le soir
même chez elle, et jura que l'allégation d'Arnoux était fausse.
-- "
Bien vrai ? "
Il paraissait sincère ; et, quand elle eut respiré
largement, elle lui dit : " Je vous crois " , avec un beau sourire ; puis elle
baissa la tête, et, sans le regarder :
-- " Au reste, personne n'a de
droit sur vous ! "
Elle ne devinait donc rien, et elle le méprisait,
puisqu'elle ne pensait pas qu'il pût assez l'aimer pour lui être fidèle !
Frédéric, oubliant ses tentatives près de l'autre, trouvait la permission
outrageante.
Ensuite, elle le pria d'aller quelquefois " chez cette
femme " , pour voir un peu ce qui en était.
Arnoux survint, et, cinq
minutes après, voulut l'entraîner chez Rosanette.
La situation devenait
intolérable.
Il en fut distrait par une lettre du notaire qui devait lui
envoyer le lendemain quinze mille francs ; et, pour réparer sa négligence envers
Deslauriers, il alla lui apprendre tout de suite cette bonne nouvelle.
L'avocat logeait rue des Trois-Maries, au cinquième étage, sur une cour.
Son cabinet, petite pièce carrelée, froide, et tendue d'un papier grisâtre,
avait pour principale décoration une médaille en or, son prix de doctorat,
insérée dans un cadre d'ébène contre la glace. Une bibliothèque d'acajou
enfermait sous vitres cent volumes, à peu près. Le bureau, couvert de basane,
tenait le milieu de l'appartement. Quatre vieux fauteuils de velours vert en
occupaient les coins ; et des copeaux flambaient dans la cheminée, où il y avait
toujours un fagot prêt à allumer au coup de sonnette. C'était l'heure de ses
consultations ; l'avocat portait une cravate blanche.
L'annonce des
quinze mille francs (il n'y comptait plus, sans doute) lui causa un ricanement
de plaisir.
-- " C'est bien, mon brave, c'est bien, c'est très bien ! "
Il jeta du bois dans le feu, se rassit, et parla immédiatement du
Journal. La première chose à faire était de se débarrasser d'Hussonnet.
-- " Ce crétin-là me fatigue ! Quant à desservir une opinion, le plus
équitable, selon moi, et le plus fort, c'est de n'en avoir aucune. "
Frédéric parut étonné.
-- " Mais sans doute ! Il serait temps de
traiter la Politique scientifiquement. Les vieux du XVIIIe siècle commençaient,
quand Rousseau, les littérateurs, y ont introduit la philanthropie, la poésie,
et autres blagues, pour la plus grande joie des catholiques ; alliance
naturelle, du reste, puisque les réformateurs modernes (je peux le prouver)
croient tous à la Révélation. Mais, si vous chantez des messes pour la Pologne,
si à la place du Dieu des dominicains, qui était un bourreau, vous prenez le
Dieu des romantiques, qui est un tapissier ; si, enfin, vous n'avez pas de
l'Absolu une conception plus large que vos aïeux, la monarchie percera sous vos
formes républicaines, et votre bonnet rouge ne sera jamais qu'une calotte
sacerdotale ! Seulement, le régime cellulaire aura remplacé la torture,
l'outrage à la Religion le sacrilège, le concert européen la Sainte-Alliance ;
et, dans ce bel ordre qu'on admire, fait de débris louis-quatorziens, de ruines
voltairiennes, avec du badigeon impérial par-dessus et des fragments de
constitution anglaise, on verra les conseils municipaux tâchant de vexer le
maire, les conseils généraux leur préfet, les chambres le roi, la presse le
pouvoir, l'administration tout le monde ! Mais les bonnes âmes s'extasient sur
le Code civil, oeuvre fabriquée, quoi qu'on dise, dans un esprit mesquin,
tyrannique ; car le législateur, au lieu de faire son état, qui est de
régulariser la coutume, a prétendu modeler la société comme un Lycurgue !
Pourquoi la loi gêne-t-elle le père de famille en matière de testament ?
Pourquoi entrave-t-elle la vente forcée des immeubles ? Pourquoi punit-elle
comme délit le vagabondage, lequel ne devrait pas être même une contravention ?
Et il y en a d'autres ! Je les connais ! aussi je vais écrire un petit roman
intitulé Histoire de l'idée de justice, qui sera drôle ! Mais j'ai une
soif abominable ! et toi ? "
Il se pencha par la fenêtre et cria au
portier d'aller chercher des grogs au cabaret.
-- " En résumé, je vois
trois partis..., non ! trois groupes, -- et dont aucun ne m'intéresse : ceux qui
ont, ceux qui n'ont plus et ceux qui tâchent d'avoir. Mais tous s'accordent dans
l'idolâtrie imbécile de l'Autorité ! Exemples : Mably recommande qu'on empêche
les philosophes de publier leurs doctrines ; M. Wronski, géomètre, appelle en
son langage la censure " répression critique de la spontanéité spéculative " ;
le père Enfantin bénit les Habsbourg " d'avoir passé par-dessus les Alpes une
main pesante pour comprimer l'Italie " ; Pierre Leroux veut qu'on vous force à
entendre un orateur, et Louis Blanc incline à une religion d'Etat, tant ce
peuple de vassaux a la rage du gouvernement ! Pas un cependant n'est légitime,
malgré leurs sempiternels principes. Mais, principe signifiant origine, il faut
se reporter toujours à une révolution, à un acte de violence, à un fait
transitoire. Ainsi, le principe du nôtre est la souveraineté nationale, comprise
dans la forme parlementaire, quoique le parlement n'en convienne pas ! Mais en
quoi la souveraineté du peuple serait-elle plus sacrée que le droit divin ? L'un
et l'autre sont deux fictions ! Assez de métaphysique, plus de fantômes ! Pas
n'est besoin de dogmes pour faire balayer les rues ! On dira que je renverse la
société ! Eh bien, après ? où serait le mai ? Elle est propre, en effet, ta
société. "
Frédéric aurait eu beaucoup de choses à lui répondre. Mais,
le voyant loin des théories de Sénécal, il était plein d'indulgence. Il se
contenta d'objecter qu'un pareil système les ferait haïr généralement.
-- " Au contraire, comme nous aurons donné à chaque parti un gage de
haine contre son voisin, tous compteront sur nous. Tu vas t'y mettre aussi, toi,
et nous faire de la critique transcendante " !
Il fallait attaquer les
idées reçues, l'Académie, l'Ecole Normale, le Conservatoire, la
Comédie-Française, tout ce qui ressemblait à une institution. C'est par là
qu'ils donneraient un ensemble de doctrine à leur Revue. Puis, quand elle serait
bien posée, le journal tout à coup deviendrait quotidien ; alors, ils s'en
prendraient aux personnes.
-- " Et on nous respectera, sois-en sûr ! "
Deslauriers touchait à son vieux rêve : une rédaction en chef,
c'est-à-dire au bonheur inexprimable de diriger les autres, de tailler en plein
dans leurs articles, d'en commander, d'en refuser. Ses yeux pétillaient sous ses
lunettes, il s'exaltait et buvait des petits verres, coup sur coup,
machinalement.
-- " Il faudra que tu donnes un dîner une fois la
semaine. C'est indispensable, quand même la moitié de ton revenu y passerait !
On voudra y venir, ce sera un centre pour les autres, un levier pour toi ; et,
maniant l'opinion par les deux bouts, littérature et politique, avant six mois,
tu verras, nous tiendrons le haut du pavé dans Paris. "
Frédéric, en
l'écoutant, éprouvait une sensation de rajeunissement, comme un homme qui, après
un long séjour dans une chambre, est transporté au grand air. Cet enthousiasme
le gagnait.
-- " Oui, j'ai été un paresseux, un imbécile, tu as raison !
"
-- " A la bonne heure ! " s'écria Deslauriers ; " je retrouve mon
Frédéric ! "
Et, lui mettant le poing sous la mâchoire :
-- " Ah
! tu m'as fait souffrir. N'importe ! je t'aime tout de même. "
Ils
étaient debout et se regardaient, attendris l'un et l'autre, et près de
s'embrasser.
Un bonnet de femme parut au seuil de l'antichambre.
-- " Qui t'amène ? " dit Deslauriers.
C'était Mlle Clémence, sa
maîtresse.
Elle répondit que, passant devant sa maison par hasard, elle
n'avait pu résister au désir de le voir ; et, pour faire une petite collation
ensemble, elle lui apportait des gâteaux, qu'elle déposa sur la table.
-- " Prends garde à mes papiers ! " reprit aigrement l'avocat. "
D'ailleurs, c'est la troisième fois que je te défends de venir pendant mes
consultations. "
Elle voulut l'embrasser.
-- " Bien ! va-t'en !
file ton noeud ! "
Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.
-- " Ah ! tu m'ennuies, à la fin ! "
-- " C'est que je t'aime !
"
-- " Je ne demande pas qu'on m'aime, mais qu'on m'oblige ! "
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta devant la
fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre le carreau.
Son
attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.
-- " Quand tu auras fini,
tu commanderas ton carrosse, n'est-ce pas ? "
Elle se retourna en
sursaut.
-- " Tu me renvoies ! "
-- " Parfaitement ! "
Elle fixa sur lui ses grands yeux bleus, pour une dernière prière sans
doute, puis croisa les deux bouts de son tartan, attendit une minute encore et
s'en alla.
-- " Tu devrais la rappeler " , dit Frédéric.
-- "
Allons donc ! "
Et, comme il avait besoin de sortir, Deslauriers passa
dans sa cuisine, qui était son cabinet de toilette. Il y avait sur la dalle,
près d'une paire de bottes, les débris d'un maigre déjeuner, et un matelas avec
une couverture était roulé par terre dans un coin.
-- " Ceci te démontre
" , dit-il, " que je reçois peu de marquises ! On s'en passe aisément, va ! et
des autres aussi. Celles qui ne coûtent rien prennent votre temps ; c'est de
l'argent sous une autre forme ; or, je ne suis pas riche ! Et puis elles sont
toutes si bêtes ! si bêtes ! Est-ce que tu peux causer avec une femme, toi ? "
Ils se séparèrent à l'angle du Pont-Neuf.
-- " Ainsi, c'est
convenu ! tu m'apporteras la chose demain, dès que tu l'auras. "
-- "
Convenu ! " dit Frédéric.
Le lendemain à son réveil, il reçut par la
poste un bon de quinze mille francs sur la Banque.
Ce chiffon de papier
lui représenta quinze gros sacs d'argent ; et il se dit qu'avec une somme
pareille, il pourrait : d'abord garder sa voiture pendant trois ans, au lieu de
la vendre comme il y serait forcé prochainement, ou s'acheter deux belles
armures damasquinées qu'il avait vues sur le quai Voltaire, puis quantité de
choses encore, des peintures, des livres et combien de bouquets de fleurs ! de
cadeaux pour Mme Arnoux ! Tout, enfin, aurait mieux valu que de risquer, que de
perdre tant d'argent dans ce journal ! Deslauriers lui semblait présomptueux,
son insensibilité de la veille le refroidissant à son endroit, et Frédéric
s'abandonnait à ces regrets quand il fut tout surpris de voir entrer Arnoux, --
lequel s'assit sur le bord de sa couche, pesamment, comme un homme accablé.
-- " Qu'y a-t-il donc ? "
-- " Je suis perdu ! "
Il
avait à verser, le jour même, en l'étude de Me Beauminet, notaire rue
Sainte-Anne, dix-huit mille francs, prêtés par un certain Vanneroy.
-- "
C'est un désastre inexplicable ! Je lui ai donné une hypothèque qui devait le
tranquilliser, pourtant ! Mais il me menace d'un commandement, s'il n'est pas
payé cette après-midi, tantôt ! "
-- " Et alors ? "
-- " Alors,
c'est bien simple ! Il va faire exproprier mon immeuble. La première affiche me
ruine, voilà tout ! Ah ! si je trouvais quelqu'un pour m'avancer cette maudite
somme-là, il prendrait la place de Vanneroy et je serais sauvé ! Vous ne
l'auriez pas, par hasard ? "
Le mandat était resté sur la table de nuit,
près d'un livre. Frédéric souleva le volume et le posa par-dessus, en répondant
:
-- " Mon Dieu, non, cher ami ! "
Mais il lui coûtait de
refuser à Arnoux.
-- " Comment, vous ne trouvez personne qui veuille ? "
-- " Personne ! et songer que, d'ici à huit jours, j'aurai des rentrées
! On me doit peut-être... cinquante mille francs pour la fin du mois ! "
-- " Est-ce que vous ne pourriez pas prier les individus qui vous
doivent d'avancer ? "
-- " Ah, bien, oui ! "
-- " Mais vous avez
des valeurs quelconques, des billets ? "
-- " Rien ! "
-- " Que
faire ? " dit Frédéric.
-- " C'est ce que je me demande " , reprit
Arnoux.
Il se tut, et il marchait dans la chambre de long en large.
-- " Ce n'est pas pour moi, mon Dieu ! mais pour mes enfants, pour ma
pauvre femme ! "
Puis, en détachant chaque mot :
-- " Enfin...
je serai fort... j'emballerai tout cela... et j'irai chercher fortune... je ne
sais où ! "
-- " Impossible ! " s'écria Frédéric.
Arnoux
répliqua d'un air calme :
-- " Comment voulez-vous que je vive à Paris,
maintenant ? "
Il y eut un long silence.
Frédéric se mit à dire
:
-- " Quand le rendriez-vous, cet argent ? "
Non pas qu'il
l'eût ; au contraire ! Mais rien ne l'empêchait de voir des amis, de faire des
démarches. Et il sonna son domestique pour s'habiller. Arnoux le remerciait.
-- " C'est dix-huit mille francs qu'il vous faut, n'est-ce pas ? "
-- " Oh ! je me contenterais bien de seize mille ! Car j'en ferai bien
deux mille cinq cents, trois mille avec mon argenterie, si Vanneroy. toutefois,
m'accorde jusqu'à demain ; et, je vous le répète, vous pouvez affirmer, jurer au
prêteur que. dans huit jours, peut-être même dans cinq ou six, l'argent sera
remboursé. D'ailleurs, l'hypothèque en répond. Ainsi, pas de danger, vous
comprenez ? "
Frédéric assura qu'il comprenait et qu'il allait sortir
immédiatement.
Il resta chez lui, maudissant Deslauriers, car il voulait
tenir sa parole, et cependant obliger Arnoux.
-- " Si je m'adressais à
M. Dambreuse ? Mais sous quel prétexte demander de l'argent ? C'est à moi, au
contraire, d'en porter chez lui pour ses actions de houilles ! Ah ! qu'il aille
se promener avec ses actions ! Je ne les dois pas ! "
Et Frédéric
s'applaudissait de son indépendance, comme s'il eût refusé un service à M.
Dambreuse.
-- " Eh bien " , se dit-il ensuite, " puisque je fais une
perte de ce côté-là... car je pourrais, avec quinze mille francs, en gagner cent
mille ! A la Bourse, ça se voit quelquefois... Donc, puisque je manque à l'un,
ne suis-je pas libre ?... D'ailleurs, quand Deslauriers attendrait ! -- Non,
non, c'est mal, allons-y ! "
Il regarda sa pendule.
-- " Ah !
rien ne presse ! la Banque ne ferme qu'à cinq heures. "
Et, à quatre
heures et demie, quand il eut touché son argent :
-- " C'est inutile,
maintenant ! Je ne le trouverais pas ; j'irai ce soir ! " se donnant ainsi le
moyen de revenir sur sa décision, car il reste toujours dans la conscience
quelque chose des sophismes qu'on y a versés ; elle en garde l'arrière-goût,
comme d'une liqueur mauvaise.
Il se promena sur les boulevards, et dîna
seul au restaurant. Puis il entendit un acte au Vaudeville, pour se distraire.
Mais ses billets de banque le gênaient, comme s'il les eût volés. Il n'aurait
pas été chagrin de les perdre.
En rentrant chez lui, il trouva une
lettre contenant ces mots :
" Quoi de neuf ?
" Ma
femme se joint à moi, cher ami, dans l'espérance, etc.
" A vous "
Et un parafe.
-- " Sa femme ! elle me prie ! "
Au
même moment, parut Arnoux, pour savoir s'il avait trouvé la somme urgente.
-- " Tenez, la voilà ! " dit Frédéric.
Et, vingt-quatre heures
après, il répondit à Deslauriers :
-- " Je n'ai rien reçu. "
L'Avocat revint trois jours de suite. Il le pressait d'écrire au
notaire. Il offrit même de faire le voyage du Havre.
-- " Non c'est
inutile je vais y aller ! "
La semaine finie, Frédéric demanda
timidement au sieur Arnoux ses quinze mille francs.
Arnoux le remit au
lendemain, puis au surlendemain. Frédéric se risquait dehors à la nuit close,
craignant d'être surpris par Deslauriers.
Un soir, quelqu'un le heurta
au coin de la Madeleine. C'était lui.
-- " Je vais les chercher " ,
dit-il.
Et Deslauriers l'accompagna jusqu'à la porte d'une maison, dans
le faubourg Poissonnière.
-- " Attends-moi. "
Il attendit.
Enfin, après quarante-trois minutes, Frédéric sortit avec Arnoux, et lui fit
signe de patienter encore un peu. Le marchand de faïences et son compagnon
montèrent, bras dessus, bras dessous, la rue d'Hauteville, prirent ensuite la
rue de Chabrol.
La nuit était sombre, avec des rafales de vent tiède.
Arnoux marchait doucement, tout en parlant des Galeries du Commerce :
une suite de passages couverts qui auraient mené du boulevard Saint- Denis au
Châtelet, spéculation merveilleuse, où il avait grande envie d'entrer ; et il
s'arrêtait de temps à autre, pour voir aux carreaux des boutiques la figure des
grisettes, puis reprenait son discours.
Frédéric entendait les pas de
Deslauriers derrière lui, comme des reproches, comme des coups frappant sur sa
conscience. Mais il n'osait faire sa réclamation, par mauvaise honte, et dans la
crainte qu'elle ne fût inutile. L'autre se rapprochait. Il se décida.
Arnoux, d'un ton fort dégagé, dit que, ses recouvrements n'ayant pas eu
lieu, il ne pouvait rendre actuellement les quinze mille francs.
-- "
Vous n'en avez pas besoin, j'imagine ? "
A ce moment, Deslauriers
accosta Frédéric, et, le tirant à l'écart :
-- " Sois franc, les as-tu,
oui ou non ? "
-- " Eh bien, non ! " dit Frédéric, " Je les ai perdus !
"
-- " Ah ! et à quoi ? "
-- " Au jeu ! "
Deslauriers ne
répondit pas un mot, salua très bas, et partit. Arnoux avait profité de
l'occasion pour allumer un cigare dans un débit de tabac. Il revint en demandant
quel était ce jeune homme.
-- " Rien ! un ami ! "
Puis, trois
minutes après, devant la porte de Rosanette :
-- " Montez donc " , dit
Arnoux, " elle sera contente de vous voir. Quel sauvage vous êtes maintenant ! "
Un réverbère, en face, l'éclairait ; et avec son cigare entre ses dents
blanches et son air heureux, il avait quelque chose d'intolérable.
-- "
Ah ! à propos, mon notaire a été ce matin chez le vôtre, pour cette inscription
d'hypothèque. C'est ma femme qui me l'a rappelé. "
-- " Une femme de
tête ! " reprit machinalement Frédéric.
-- " Je crois bien ! "
Et Arnoux recommença son éloge. Elle n'avait pas sa pareille pour
l'esprit, le coeur, l'économie ; il ajouta d'une voix basse, en roulant des yeux
:
-- " Et comme corps de femme ! "
-- " Adieu ! " dit Frédéric.
Arnoux fit un mouvement.
-- " Tiens ! pourquoi ? "
Et,
la main à demi tendue vers lui, il l'examinait, tout décontenancé par la colère
de son visage.
Frédéric répliqua sèchement :
-- " Adieu ! "
Il descendit la rue de Bréda comme une pierre qui déroule, furieux
contre Arnoux, se faisant le serment de ne jamais plus le revoir, ni elle non
plus, navré, désolé. Au lieu de la rupture qu'il attendait, voilà que l'autre,
au contraire, se mettait à la chérir et complètement, depuis le bout des cheveux
jusqu'au fond de l'âme. La vulgarité de cet homme exaspérait Frédéric. Tout lui
appartenait donc, à celui-là ! Il le retrouvait sur le seuil de la lorette ; et
la mortification d'une rupture s'ajoutait à la rage de son impuissance.
D'ailleurs, l'honnêteté d'Arnoux offrant des garanties pour son argent
l'humiliait ; il aurait voulu l'étrangler ; et par- dessus son chagrin planait
dans sa conscience, comme un brouillard, le sentiment de sa lâcheté envers son
ami. Des larmes l'étouffaient.
Deslauriers dévalait la rue des Martyrs,
en jurant tout haut d'indignation ; car son projet, tel qu'un obélisque abattu,
lui paraissait maintenant d'une hauteur extraordinaire. Il s'estimait volé,
comme s'il avait subi un grand dommage. Son amitié pour Frédéric était morte, et
il en éprouvait de la joie ; c'était une compensation ! Une haine l'envahit
contre les riches. Il pencha vers les opinions de Sénécal et se promettait de
les servir.
Arnoux, pendant ce temps-là, commodément assis dans une
bergère, auprès du feu, humait sa tasse de thé, en tenant la Maréchale sur ses
genoux.
Frédéric ne retourna point chez eux ; et, pour se distraire de
sa passion calamiteuse, adoptant le premier sujet qui se présenta, il résolut de
composer une Histoire de la Renaissance . Il entassa pêle-mêle sur sa
table les humanistes, les philosophes et les poètes ; il allait au cabinet des
estampes, voir les gravures de Marc-Antoine ; il tâchait d'entendre Machiavel.
Peu à peu, la sérénité du travail l'apaisa. En plongeant dans la personnalité
des autres, il oublia la sienne, ce qui est la seule manière peut-être de n'en
pas souffrir.
Un jour qu'il prenait des notes, tranquillement, la porte
s'ouvrit et le domestique annonça Mme Arnoux.
C'était bien elle ! seule
? Mais non ! car elle tenait par la main le petit Eugène, suivi de sa bonne en
tablier blanc. Elle s'assit ; et, quand elle eut toussé :
-- " Il y a
longtemps que vous n'êtes venu à la maison. "
Frédéric ne trouvant pas
d'excuse, elle ajouta :
-- " C'est une délicatesse de votre part ! "
Il reprit :
-- " Quelle délicatesse ? "
-- " Ce que vous
avez fait pour Arnoux ! " dit-elle.
Frédéric eut un geste signifiant :
-- " Je m'en moque bien ! c'était pour vous ! "
Elle envoya son
enfant jouer avec la bonne, dans le salon. Ils échangèrent deux ou trois mots
sur leur santé, puis l'entretien tomba.
Elle portait une robe de soie
brune, de la couleur d'un vin d'Espagne, avec un paletot de velours noir, bordé
de martre ; cette fourrure donnait envie de passer les mains dessus, et ses
longs bandeaux, bien lissés, attiraient les lèvres. Mais une émotion la
troublait, et, tournant les yeux du côté de la porte :
-- " Il fait un
peu chaud, ici ! "
Frédéric devina l'intention prudente de son regard.
-- " Pardon ! les deux battants ne sont que poussés. "
-- " Ah !
c'est vrai ! "
Et elle sourit, comme pour dire : " Je ne crains rien. "
Il lui demanda immédiatement ce qui l'amenait.
-- " Mon mari " ,
reprit-elle avec effort, " m'a engagée à venir chez vous, n'osant faire cette
démarche lui-même. "
-- " Et pourquoi ? "
-- " Vous connaissez
M. Dambreuse, n'est-ce pas ? "
-- " Oui, un peu ! "
-- " Ah ! un
peu. "
Elle se taisait.
-- " N'importe ! achevez. "
Alors, elle conta que, l'avant-veille, Arnoux n'avait pu payer quatre
billets de mille francs souscrits à l'ordre du banquier, et sur lesquels il lui
avait fait mettre sa signature. Elle se repentait d'avoir compromis la fortune
de ses enfants. Mais tout valait mieux que le déshonneur ; et, si M. Dambreuse
arrêtait les poursuites, on le payerait bientôt, certainement ; car elle allait
vendre, à Chartres, une petite maison qu'elle avait.
-- " Pauvre femme !
" murmura Frédéric.
-- " J'irai comptez sur moi. "
-- " Merci !
"
Et elle se leva pour partir.
-- " Oh ! rien ne vous presse
encore ! "
Elle resta debout, examinant le trophée de flèches mongoles
suspendu au plafond, la bibliothèque, les reliures, tous les ustensiles pour
écrire ; elle souleva la cuvette de bronze qui contenait les plumes ; ses talons
se posèrent à des places différentes sur le tapis. Elle était venue plusieurs
fois chez Frédéric, mais toujours avec Arnoux.
Ils se trouvaient seuls,
maintenant, -- seuls, dans sa propre maison ; -- c'était un événement
extraordinaire, presque une bonne fortune.
Elle voulut voir son jardinet
; il lui offrit le bras pour lui montrer ses domaines, trente pieds de terrain,
enclos par des maisons, ornés d'arbustes dans les angles et d'une plate-bande au
milieu.
On était aux premiers jours d'avril. Les feuilles des lilas
verdoyaient déjà, un souffle pur se roulait dans l'air, et de petits oiseaux
pépiaient, alternant leur chanson avec le bruit lointain que faisait la forge
d'un carrossier.
Frédéric alla chercher une pelle à feu ; et, tandis
qu'ils se promenaient côte à côte, l'enfant élevait des tas de sable dans
l'allée.
Mme Arnoux ne croyait pas qu'il eût plus tard une grande
imagination, mais il était d'humeur caressante. Sa soeur, au contraire, avait
une sécheresse naturelle qui la blessait quelquefois.
-- " Cela changera
" , dit Frédéric. " Il ne faut jamais désespérer. "
Elle répliqua :
-- " Il ne faut jamais désespérer. "
Cette répétition machinale
de sa phrase lui parut une sorte d'encouragement ; il cueillit une rose, la
seule du jardin.
-- " Vous rappelez-vous... un certain bouquet de roses,
un soir, en voiture ? "
Elle rougit quelque peu ; et, avec un air de
compassion railleuse :
-- " Ah ! j'étais bien jeune ! "
-- " Et
celle-là " , reprit à voix basse Frédéric, " en sera-t-il de même ? "
Elle répondit, tout en faisant tourner la tige entre ses doigts, comme
le fil d'un fuseau :
-- " Non ! je la garderai ! "
Elle appela
d'un geste la bonne, qui prit l'enfant sur son bras ; puis, au seuil de la
porte, dans la rue, Mme Arnoux aspira la fleur, en inclinant la tête sur son
épaule, et avec un regard aussi doux qu'un baiser.
Quand il fut remonté
dans son cabinet, il contempla le fauteuil où elle s'était assise et tous les
objets qu'elle avait touchés. Quelque chose d'elle circulait autour de lui. La
caresse de sa présence durait encore.
-- " Elle est donc venue là ! " se
disait-il.
Et les flots d'une tendresse infinie le submergeaient.
Le lendemain, à onze heures, il se présenta chez M. Dambreuse. On le
reçut dans la salle à manger. Le banquier déjeunait en face de sa femme. Sa
nièce était près d'elle, et de l'autre côté l'institutrice, une Anglaise,
fortement marquée de petite vérole.
M. Dambreuse invita son jeune ami à
prendre place au milieu d'eux, et, sur son refus :
-- " A quoi puis-je
vous être bon ? Je vous écoute. "
Frédéric avoua, en affectant de
l'indifférence, qu'il venait faire une requête pour un certain Arnoux.
-- " Ah ! ah ! l'ancien marchand de tableaux " , dit le banquier, avec
un rire muet découvrant ses gencives.
-- " Oudry le garantissait,
autrefois ; on s'est fâché. "
Et il se mit à parcourir les lettres et
les journaux posés près de son couvert.
Deux domestiques servaient, sans
faire de bruit sur le parquet ; et la hauteur de la salle, qui avait trois
portières en tapisserie et deux fontaines de marbre blanc, le poli des réchauds,
la disposition des hors-d'oeuvre, et jusqu'aux plis raides des serviettes, tout
ce bien-être luxueux établissait dans la pensée de Frédéric un contraste avec un
autre déjeuner chez Arnoux. Il n'osait interrompre M. Dambreuse.
Madame
remarqua son embarras.
-- " Voyez-vous quelquefois notre ami Martinon ?
"
-- " Il viendra ce soir " , dit vivement la jeune fille.
-- "
Ah ! tu le sais ? " répliqua sa tante, en arrêtant sur elle un regard froid.
Puis, un des valets s'étant penché à son oreille :
-- " Ta
couturière, mon enfant !... Miss John ! "
Et l'institutrice, obéissante,
disparut avec son élève.
M. Dambreuse, troublé par le dérangement des
chaises, demanda ce qu'il y avait.
-- " C'est Mme Regimbart. "
-- " Tiens ! Regimbart ! Je connais ce nom-là. J'ai rencontré sa
signature. "
Frédéric aborda enfin la question ; Arnoux méritait de
l'intérêt ; il allait même, dans le seul but de remplir ses engagements, vendre
une maison à sa femme.
-- " Elle passe pour très jolie " , dit Mme
Dambreuse.
Le banquier ajouta d'un air bonhomme :
-- " Etes-vous
leur ami. intime ? "
Frédéric, sans répondre nettement, dit qu'il lui
serait fort obligé de prendre en considération...
-- " Eh bien, puisque
cela vous fait plaisir, soit ! on attendra ! J'ai du temps encore. Si nous
descendions dans mon bureau, voulez-vous ? "
Le déjeuner était fini ;
Mme Dambreuse s'inclina légèrement, tout en souriant d'un rire singulier, plein
à la fois de politesse et d'ironie. Frédéric n'eut pas le temps d'y réfléchir,
car M. Dambreuse, dès qu'ils furent seuls :
-- " Vous n'êtes pas venu
chercher vos actions. "
Et, sans lui permettre de s'excuser :
--
" Bien ! bien ! il est juste que vous connaissiez l'affaire un peu mieux. "
Il lui offrit une cigarette et commença.
L' Union générale
des Houilles françaises était constituée, on n'attendait plus que
l'ordonnance. Le fait seul de la fusion diminuait les frais de surveillance et
de main-d'oeuvre, augmentait les bénéfices. De plus, la Société imaginait une
chose nouvelle, qui était d'intéresser les ouvriers à son entreprise. Elle leur
bâtirait des maisons, des logements salubres ; enfin elle se constituait le
fournisseur de ses employés, leur livrait tout à prix de revient.
-- "
Et ils gagneront, monsieur ; voilà du véritable progrès, c'est répondre
victorieusement à certaines criailleries républicaines ! Nous avons dans notre
conseil " , il exhiba le prospectus, " un pair de France, un savant de
l'Institut, un officier supérieur du Génie en retraite, des noms connus ! De
pareils éléments rassurent les capitaux craintifs et appellent les capitaux
intelligents ! " La Compagnie aurait pour elle les commandes de l'Etat, puis les
chemins de fer, la marine à vapeur, les établissements métallurgiques, le gaz,
les cuisines bourgeoises. " Ainsi, nous chauffons, nous éclairons, nous
pénétrons jusqu'au foyer des plus humbles ménages. Mais comment, me direz-vous,
pourrons-nous assurer la vente ? Grâce à des droits protecteurs, cher monsieur,
et nous les obtiendrons ; cela nous regarde ! Moi, du reste, je suis franchement
prohibitionniste ! le Pays avant tout ! "
On l'avait nommé directeur ;
mais le temps lui manquait pour s'occuper de certains détails, de la rédaction
entre autres. " Je suis un peu brouillé avec mes auteurs, j'ai oublié mon grec !
J'aurais besoin de quelqu'un... qui pût traduire mes idées. " Et tout à coup : "
Voulez-vous être cet homme-là, avec le titre de secrétaire général ? "
Frédéric ne sut que répondre.
-- " Eh bien, qui vous empêche ? "
Ses fonctions se borneraient à écrire, tous les ans, un rapport pour les
actionnaires. Il se trouverait en relations quotidiennes avec les hommes les
plus considérables de Paris. Représentant la Compagnie près les ouvriers, il
s'en ferait adorer, naturellement, ce qui lui permettrait, plus tard, de se
pousser au Conseil général, à la députation.
Les oreilles de Frédéric
tintaient. D'où provenait cette bienveillance ? Il se confondit en
remerciements.
Mais il ne fallait point, dit le banquier, qu'il fût
dépendant de personne. Le meilleur moyen, c'était de prendre des actions, "
placement superbe d'ailleurs, car votre capital garantit votre position, comme
votre position votre capital. "
-- " A combien, environ, doit-il se
monter ? " dit Frédéric.
-- " Mon Dieu ! ce qui vous plaira ; de
quarante à soixante mille francs, je suppose. "
Cette somme était si
minime pour M. Dambreuse et son autorité si grande, que le jeune homme se décida
immédiatement à vendre une ferme. Il acceptait. M. Dambreuse fixerait un de ces
jours un rendez- vous pour terminer leurs arrangements.
-- " Ainsi, je
puis dire à Jacques Arnoux ? "
-- " Tout ce que vous voudrez ! le pauvre
garçon ! Tout ce que vous voudrez ! "
Frédéric écrivit aux Arnoux de se
tranquilliser, et il fit porter la lettre par son domestique auquel on répondit
:
-- " Très bien ! "
Sa démarche, cependant, méritait mieux. Il
s'attendait à une visite, à une lettre, tout au moins. Il ne reçut pas de
visite. Aucune lettre n'arriva.
Y avait-il oubli de leur part ou
intention ? Puisque Mme Arnoux était venue une fois, qui l'empêchait de revenir
? L'espèce de sous-entendu, d'aveu qu'elle lui avait fait, n'était donc qu'une
manoeuvre exécutée par intérêt ? " Se sont-ils joués de moi ? est-elle complice
? " Une sorte de pudeur, malgré son envie, l'empêchait de retourner chez eux.
Un matin (trois semaines après leur entrevue), M. Dambreuse lui écrivit
qu'il l'attendait le jour même, dans une heure.
En route, l'idée des
Arnoux l'assaillit de nouveau ; et, ne découvrant point de raison à leur
conduite, il fut pris par une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour s'en
débarrasser, il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis.
Arnoux était en voyage.
-- " Et Madame ? "
-- " A la
campagne, à la fabrique ! "
-- " Quand revient Monsieur ? "
-- "
Demain, sans faute ! "
Il la trouverait seule ; c'était le moment.
Quelque chose d'impérieux criait dans sa conscience : " Vas-y donc ! "
Mais M. Dambreuse ? " Eh bien, tant pis ! Je dirai que j'étais malade. "
Il courut à la gare ; puis, dans le wagon : " J'ai eu tort, peut-être ? Ah bah !
qu'importe ! "
A droite et à gauche des plaines vertes s'étendaient ; le
convoi roulait ; les maisonnettes des stations glissaient comme des décors, et
la fumée de la locomotive versait toujours du même côté ses gros flocons qui
dansaient sur l'herbe quelque temps, puis se dispersaient.
Frédéric,
seul sur sa banquette, regardait cela, par ennui, perdu dans cette langueur que
donne l'excès même de l'impatience. Mais des grues, des magasins, parurent.
C'était Creil.
La ville, construite au versant de deux collines
basses (dont la première est nue et la seconde couronnée par un bois), avec la
tour de son église, ses maisons inégales et son pont de pierre, lui semblait
avoir quelque chose de gai, de discret et de bon. Un grand bateau plat
descendait au fil de l'eau, qui clapotait fouettée par le vent ; des poules, au
pied du calvaire, picoraient dans la paille ; une femme passa, portant du linge
mouillé sur la tête.
Après le pont, il se trouva dans une île, où l'on
voit sur la droite les ruines d'une abbaye. Un moulin tournait, barrant dans
toute sa largeur le second bras de l'Oise, que surplombe la manufacture.
L'importance de cette construction étonna grandement Frédéric. Il en conçut plus
de respect pour Arnoux. Trois pas plus loin, il prit une ruelle, terminée au
fond par une grille.
Il était entré. La concierge le rappela en lui
criant :
-- " Avez-vous une permission ? "
-- " Pourquoi ? "
-- " Pour visiter l'établissement ! "
Frédéric, d'un ton brutal,
dit qu'il venait voir M. Arnoux.
-- " Qu'est-ce que c'est que M. Arnoux
? "
-- " Mais le chef, le maître, le propriétaire, enfin ! "
--
" Non, monsieur, c'est ici la fabrique de MM. Leboeuf et Milliet ! "
La
bonne femme plaisantait sans doute. Des ouvriers arrivaient ; il en aborda deux
ou trois ; leur réponse fut la même.
Frédéric sortit de la cour, en
chancelant comme un homme ivre ; et il avait l'air tellement ahuri que, sur le
pont de la Boucherie, un bourgeois en train de fumer sa pipe lui demanda s'il
cherchait quelque chose. Celui-là connaissait la manufacture d'Arnoux. Elle
était située à Montataire.
Frédéric s'enquit d'une voiture, on n'en
trouvait qu'à la gare. Il y retourna. Une calèche disloquée, attelée d'un vieux
cheval dont les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnait
devant le bureau des bagages, solitairement.
Un gamin s'offrit à
découvrir " le père Pilon " . Il revint au bout de dix minutes ; le père Pilon
déjeunait. Frédéric, n'y tenant plus, partit. Mais la barrière du passage était
close. Il fallut attendre que deux convois eussent défilé. Enfin il se précipita
dans la campagne.
La verdure monotone la faisait ressembler à un immense
tapis de billard. Des scories de fer étaient rangées, sur les deux bords de la
route, comme des mètres de cailloux. Un peu plus loin, des cheminées d'usine
fumaient les unes près des autres. En face de lui se dressait, sur une colline
ronde, un petit château à tourelles, avec le clocher quadrangulaire d'une
église. De longs murs, en dessous, formaient des lignes irrégulières parmi les
arbres ; et, tout en bas, les maisons du village s'étendaient.
Elles
sont à un seul étage, avec des escaliers de trois marches, faites de blocs sans
ciment. On entendait, par intervalles, la sonnette d'un épicier. Des pas lourds
s'enfonçaient dans la boue noire, et une pluie fine tombait, coupant de mille
hachures le ciel pâle.
Frédéric suivit le milieu du pavé ; puis il
rencontra sur sa gauche, à l'entrée d'un chemin, un grand arc de bois qui
portait écrit en lettres d'or : FAÏENCES.
Ce n'était pas sans but que
Jacques Arnoux avait choisi le voisinage de Creil ; en plaçant sa manufacture le
plus près possible de l'autre (accréditée depuis longtemps), il provoquait dans
le public une confusion favorable à ses intérêts.
Le principal corps de
bâtiment s'appuyait sur le bord même d'une rivière qui traverse la prairie. La
maison de maître, entourée d'un jardin, se distinguait par son perron, orné de
quatre vases où se hérissaient des cactus. Des amas de terre blanche séchaient
sous des hangars ; il y en avait d'autres à l'air libre ; et au milieu de la
cour se tenait Sénécal, avec son éternel paletot bleu, doublé de rouge.
L'ancien répétiteur tendit sa main froide.
-- " Vous venez pour
le patron ? Il n'est pas là. "
Frédéric, décontenancé, répondit bêtement
:
-- " Je le savais. " Mais, se reprenant aussitôt : " C'est pour une
affaire qui concerne Mme Arnoux. Peut-elle me recevoir ? "
-- " Ah ! je
ne l'ai pas vue depuis trois jours " , dit Sénécal.
Et il entama une
kyrielle de plaintes. En acceptant les conditions du fabricant, il avait entendu
demeurer à Paris, et non s'enfouir dans cette campagne, loin de ses amis, privé
de journaux. N'importe ! il avait passé par là-dessus ! Mais Arnoux ne
paraissait faire nulle attention à son mérite. Il était borné d'ailleurs, et
rétrograde, ignorant comme pas un. Au lieu de chercher des perfectionnements
artistiques, mieux aurait valu introduire des chauffages à la houille et au gaz.
Le bourgeois s'enfonçait ; Sénécal appuya sur le mot. Bref, ses
occupations lui déplaisaient ; et il somma presque Frédéric de parler en sa
faveur, afin qu'on augmentât ses émoluments.
-- " Soyez tranquille ! "
dit l'autre.
Il ne rencontra personne dans l'escalier. Au premier étage,
il avança la tête dans une pièce vide ; c'était le salon. Il appela très haut.
On ne répondit pas ; sans doute, la cuisinière était sortie, la bonne aussi ;
enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte. Mme Arnoux était seule,
devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entrouverte
pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot
noir sur l'épaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant d'une
main son chignon, tandis que l'autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri,
et disparut.
Puis elle revint correctement habillée. Sa taille, ses
yeux, le bruit de sa robe, tout l'enchanta. Frédéric se retenait pour ne pas la
couvrir de baisers.
-- " Je vous demande pardon " , dit-elle, " mais je
ne pouvais... "
Il eut la hardiesse de l'interrompre :
-- "
Cependant..., vous étiez très bien... tout à l'heure. "
Elle trouva sans
doute le compliment un peu grossier, car ses pommettes se colorèrent. Il
craignait de l'avoir offensée. Elle reprit :
-- " Par quel bon hasard
êtes-vous venu ? "
Il ne sut que répondre ; et, après un petit
ricanement qui lui donna le temps de réfléchir :
-- " Si je vous le
disais, me croiriez-vous ? "
-- " Pourquoi pas ? "
Frédéric
conta qu'il avait eu, l'autre nuit, un songe affreux :
-- " J'ai rêvé
que vous étiez gravement malade, près de mourir. "
-- " Oh ! ni moi, ni
mon mari ne sommes jamais malades ! "
-- " Je n'ai rêvé que de vous " ,
dit-il.
Elle le regarda d'un air calme.
-- " Les rêves ne se
réalisent pas toujours. "
Frédéric balbutia, chercha ses mots, et se
lança enfin dans une longue période sur l'affinité des âmes. Une force existait
qui peut, à travers les espaces, mettre en rapport deux personnes, les avertir
de ce qu'elles éprouvent et les faire se rejoindre.
Elle l'écoutait la
tête basse, tout en souriant de son beau sourire. Il l'observait du coin de
l'oeil, avec joie, et épanchait son amour plus librement sous la facilité d'un
lieu commun. Elle proposa de lui montrer la fabrique ; et, comme elle insistait,
il accepta.
Pour le distraire d'abord par quelque chose d'amusant, elle
lui fit voir l'espèce de musée qui décorait l'escalier. Les spécimens accrochés
contre les murs ou posés sur des planchettes attestaient les efforts et les
engouements successifs d'Arnoux. Après avoir cherché le rouge de cuivre des
Chinois, il avait voulu faire des majoliques, des faënza, de l'étrusque, de
l'oriental, tenté enfin quelques-uns des perfectionnements réalisés plus tard.
Aussi remarquait-on, dans la série, de gros vases couverts de mandarins, des
écuelles d'un mordoré chatoyant, des pots rehaussés d'écritures arabes, des
buires dans le goût de la Renaissance, et de larges assiettes avec deux
personnages, qui étaient comme dessinés à la sanguine, d'une façon mignarde et
vaporeuse. Il fabriquait maintenant des lettres d'enseigne, des étiquettes à vin
; mais son intelligence n'était pas assez haute pour atteindre jusqu'à l'Art, ni
assez bourgeoise non plus pour viser exclusivement au profit, si bien que, sans
contenter personne, il se ruinait. Tous deux considéraient ces choses, quand
Mlle Marthe passa.
-- " Tu ne le reconnais donc pas ? " lui dit sa mère.
-- " Si fait ! " reprit-elle en le saluant, tandis que son regard
limpide et soupçonneux, son regard de vierge semblait murmurer : " Que viens-tu
faire ici, toi ? " et elle montait les marches, la tête un peu tournée sur
l'épaule.
Mme Arnoux emmena Frédéric dans la cour, puis elle expliqua
d'un ton sérieux comment on broie les terres, on les nettoie, on les tamisé.
-- " L'important, c'est la préparation des pâtes. "
Et elle
l'introduisit dans une salle que remplissaient des cuves, où virait sur lui-même
un axe vertical, armé de bras horizontaux. Frédéric s'en voulait de n'avoir pas
refusé nettement sa proposition, tout à l'heure.
-- " Ce sont les
patouillards " , dit-elle.
Il trouva le mot grotesque, et comme
inconvenant dans sa bouche.
De larges courroies filaient d'un bout à
l'autre du plafond, pour s'enrouler sur des tambours, et tout s'agitait d'une
façon continue, mathématique, agaçante.
Ils sortirent de là, et
passèrent près d'une cabane en ruines, qui avait autrefois servi à mettre des
instruments de jardinage.
-- " Elle n'est plus utile " , dit Mme Arnoux.
Il répliqua d'une voix tremblante :
-- " Le bonheur peut y tenir
! "
Le tintamarre de la pompe à feu couvrit ses paroles, et ils
entrèrent dans l'atelier des ébauchages.
Des hommes, assis à une table
étroite, posaient devant eux, sur un disque tournant, une masse de pâte ; leur
main gauche en raclait l'intérieur, leur droite en caressait la surface, et l'on
voyait s'élever des vases, comme des fleurs qui s'épanouissent.
Mme
Arnoux fit exhiber les moules pour les ouvrages plus difficiles.
Dans
une autre pièce, on pratiquait les filets, les gorges, les lignes saillantes. A
l'étage supérieur, on enlevait les coutures, et l'on bouchait avec du plâtre les
petits trous que les opérations précédentes avaient laissés.
Sur des
claires-voies, dans des coins, au milieu des corridors, partout s'alignaient des
poteries.
Frédéric commençait à s'ennuyer.
-- " Cela vous
fatigue peut-être ? " dit-elle.
Craignant qu'il ne fallût borner là sa
visite, il affecta, au contraire, beaucoup d'enthousiasme. Il regrettait même de
ne s'être pas voué à cette industrie.
Elle parut surprise.
-- "
Certainement ! j'aurais pu vivre près de vous ! "
Et, comme il cherchait
son regard, Mme Arnoux, afin de l'éviter, prit sur une console des boulettes de
pâte, provenant des rajustages manqués, les aplatit en une galette, et imprima
dessus sa main.
-- " Puis-je emporter cela ? " dit Frédéric.
--
" Etes-vous assez enfant, mon Dieu ! "
Il allait répondre, Sénécal
entra.
M. le sous-directeur, dès le seuil, s'aperçut d'une infraction au
règlement. Les ateliers devaient être balayés toutes les semaines ; on était au
samedi, et, comme les ouvriers n'en avaient rien fait, Sénécal leur déclara
qu'ils auraient à rester une heure de plus.
-- " Tant pis pour vous ! "
Ils se penchèrent sur leurs pièces, sans murmurer ; mais on devinait
leur colère au souffle rauque de leur poitrine. Ils étaient, d'ailleurs, peu
faciles à conduire, tous ayant été chassés de la grande fabrique. Le républicain
les gouvernait durement. Homme de théories, il ne considérait que les masses et
se montrait impitoyable pour les individus.
Frédéric, gêné par sa
présence, demanda bas à Mme Arnoux s'il n'y avait pas moyen de voir les fours.
Ils descendirent au rez-de-chaussée ; et elle était en train d'expliquer l'usage
des cassettes, quand Sénécal, qui les avait suivis, s'interposa entre eux.
Il continua de lui-même la démonstration, s'étendit sur les différentes
sortes de combustibles, l'enfournement, les pyroscopes, les alandiers, les
engobes, les lustres et les métaux, prodiguant les termes de chimie, chlorure,
sulfure, borax, carbonate. Frédéric n'y comprenait rien, et à chaque minute se
retournait vers Mme Arnoux.
-- " Vous n'écoutez pas " , dit-elle. " M.
Sénécal pourtant est très clair. Il sait toutes ces choses beaucoup mieux que
moi. "
Le mathématicien, flatté de cet éloge, proposa de faire voir le
posage des couleurs. Frédéric interrogea d'un regard anxieux Mme Arnoux. Elle
demeura impassible, ne voulant sans doute ni être seule avec lui, ni le quitter
cependant. Il lui offrit son bras.
-- " Non ! merci bien ! l'escalier
est trop étroit ! "
Et, quand ils furent en haut, Sénécal ouvrit la
porte d'un appartement rempli de femmes.
Elles maniaient des pinceaux,
des fioles, des coquilles, des plaques de verre. Le long de la corniche, contre
le mur, s'alignaient des planches gravées ; des bribes de papier fin
voltigeaient ; et un poêle de fonte exhalait une température écoeurante, où se
mêlait l'odeur de la térébenthine.
Les ouvrières, presque toutes,
avaient des costumes sordides. On en remarquait une, cependant, qui portait un
madras et de longues boucles d'oreilles. Tout à la fois mince et potelée, elle
avait de gros yeux noirs et les lèvres charnues d'une négresse. Sa poitrine
abondante saillissait sous sa chemise, tenue autour de sa taille par le cordon
de sa jupe ; et, un coude sur l'établi, tandis que l'autre bras pendait, elle
regardait vaguement, au loin dans la campagne. A côté d'elle traînaient une
bouteille de vin et de la charcuterie.
Le règlement interdisait de
manger dans les ateliers, mesure de propreté pour la besogne et d'hygiène pour
les travailleurs.
Sénécal, par sentiment du devoir ou besoin de
despotisme, s'écria de loin, en indiquant une affiche dans un cadre :
--
" Hé ! là-bas, la Bordelaise ! lisez-moi tout haut l'article 9. "
-- "
Eh bien, après ? "
-- " Après, mademoiselle ? C'est trois francs
d'amende que vous payerez ! "
Elle le regarda en face, impudemment.
-- " Qu'est-ce que ça me fait ? Le patron, à son retour, la lèvera votre
amende ! Je me fiche de vous, mon bonhomme ! "
Sénécal, qui se promenait
les mains derrière le dos, comme un pion dans une salle d'études, se contenta de
sourire.
-- " Article 13, insubordination, dix francs ! "
La
Bordelaise se remit à sa besogne. Mme Arnoux, par convenance, ne disait rien,
mais ses sourcils se froncèrent. Frédéric murmura :
-- " Ah ! pour un
démocrate, vous êtes bien dur ! "
L'autre répondit magistralement :
-- " La Démocratie n'est pas le dévergondage de l'individualisme. C'est
le niveau commun sous la loi, la répartition du travail, l'ordre ! "
--
" Vous oubliez l'humanité ! " dit Frédéric.
Mme Arnoux prit son bras ;
Sénécal, offensé peut-être de cette approbation silencieuse, s'en alla.
Frédéric en ressentit un immense soulagement. Depuis le matin, il
cherchait l'occasion de se déclarer ; elle était venue. D'ailleurs le mouvement
spontané de Mme Arnoux lui semblait contenir des promesses ; et il demanda,
comme pour se réchauffer les pieds, à monter dans sa chambre. Mais, quand il fut
assis près d'elle, son embarras commença ; le point de départ lui manquait.
Sénécal, heureusement, vint à sa pensée.
-- " Rien de plus sot " ,
dit-il, " que cette punition ! "
Mme Arnoux reprit :
-- " Il y a
des sévérités indispensables. "
-- " Comment, vous qui êtes si bonne !
Oh ! je me trompe ! car vous vous plaisez quelquefois à faire souffrir ! "
-- " Je ne comprends pas les énigmes, mon ami. "
Et son regard
austère, plus encore que le mot, l'arrêta. Frédéric était déterminé à
poursuivre. Un volume de Musset se trouvait par hasard sur la commode. Il en
tourna quelques pages, puis se mit à parler de l'amour, de ses désespoirs et de
ses emportements.
Tout cela, suivant Mme Arnoux, était criminel ou
factice.
Le jeune homme se sentit blessé par cette négation ; et, pour
la combattre, il cita en preuve les suicides qu'on voit dans les journaux,
exalta les grands types littéraires, Phèdre, Didon, Roméo, Des Grieux. Il
s'enferrait.
Le feu dans la cheminée ne brûlait plus, la pluie fouettait
contre les vitres. Mme Arnoux, sans bouger, restait les deux mains sur les bras
de son fauteuil ; les pattes de son bonnet tombaient comme les bandelettes d'un
sphinx ; son profil pur se découpait en pâleur au milieu de l'ombre.
Il
avait envie de se jeter à ses genoux. Un craquement se fit dans le couloir, il
n'osa.
Il était empêché, d'ailleurs, par une sorte de crainte
religieuse. Cette robe, se confondant avec les ténèbres, lui paraissait
démesurée, infinie, insoulevable ; et précisément à cause de cela son désir
redoublait. Mais, la peur de faire trop et de ne pas faire assez lui ôtait tout
discernement.
-- " Si je lui déplais " , pensait-il, -- qu'elle me
chasse ! Si elle veut de moi, qu'elle m'encourage ! "
Il dit en
soupirant :
-- " Donc, vous n'admettez pas qu'on puisse aimer... une
femme ? "
Mme Arnoux répliqua :
-- " Quant elle est à marier, on
l'épouse ; lorsqu'elle appartient à un autre, on s'éloigne. "
-- " Ainsi
le bonheur est impossible ? "
-- " Non ! Mais on ne le trouve jamais
dans le mensonge, les inquiétudes et le remords. "
-- " Qu'importe !
s'il est payé par des joies sublimes. "
-- L'expérience est trop
coûteuse ! "
Il voulut l'attaquer par l'ironie.
-- " La vertu ne
serait donc que de la lâcheté ? "
-- " Dites de la clairvoyance, plutôt.
Pour celles même qui oublieraient le devoir ou la religion, le simple bon sens
peut suffire. L'égoïsme fait une base solide à la sagesse. "
-- " Ah !
quelles maximes bourgeoises vous avez ! "
-- " Mais je ne me vante pas
d'être une grande dame ! "
A ce moment-là, le petit garçon accourut.
-- " Maman, viens-tu dîner ? "
-- " Oui, tout à l'heure ! "
Frédéric se leva ; en même temps Marthe parut.
Il ne pouvait se
résoudre à s'en aller ; et, avec un regard tout plein de supplications :
-- " Ces femmes dont vous parlez sont donc bien insensibles ? "
-- " Non ! mais sourdes quand il le faut. "
Et elle se tenait
debout, sur le seuil de sa chambre, avec ses deux enfants à ses côtés. Il
s'inclina sans dire un mot. Elle répondit silencieusement à son salut.
Ce qu'il éprouva d'abord, ce fut une stupéfaction infinie. Cette manière
de lui faire comprendre l'inanité de son espoir l'écrasait. Il se sentait perdu
comme un homme tombé au fond d'un abîme, qui sait qu'on ne le secourra pas et
qu'il doit mourir.
Il marchait cependant, mais sans rien voir, au hasard
; il se heurtait contre les pierres ; il se trompa de chemin.
Un bruit
de sabots retentit près de son oreille ; c'étaient les ouvriers qui sortaient de
la fonderie. Alors il se reconnut.
A l'horizon, les lanternes du chemin
de fer traçaient une ligne de feux. Il arriva comme un convoi partait, se laissa
pousser dans un wagon, et s'endormit.
Une heure après, sur les
boulevards, la gaieté de Paris le soir recula tout à coup son voyage dans un
passé déjà loin. Il voulut être fort, et allégea son coeur en dénigrant Mme
Arnoux par des épithètes injurieuses :
-- " C'est une imbécile, une
dinde, une brute, n'y pensons plus ! "
Rentré chez lui, il trouva dans
son cabinet une lettre de huit pages sur papier à glaçure bleue et initiales
R. A
Cela commençait par des reproches amicaux :
" Que
devenez-vous, mon cher ? Je m'ennuie. "
Mais l'écriture était si
abominable, que Frédéric allait rejeter tout le paquet quand il aperçut, en
post-scriptum :
" Je compte sur vous demain pour me conduire aux
courses. "
Que signifiait cette invitation ? était-ce encore un tour de
la Maréchale ? Mais on ne se moque pas deux fois du même homme à propos de rien
; et pris de curiosité, il relut la lettre attentivement.
Frédéric
distingua : " Malentendu... avoir fait fausse route... désillusions... Pauvres
enfants que nous sommes !... Pareils à deux fleuves qui se rejoignent ! " etc. "
Ce style contrastait avec le langage ordinaire de la lorette. Quel
changement était donc survenu ?
Il garda longtemps les feuilles entre
ses doigts. Elles sentaient l'iris ; et il y avait, dans la forme des caractères
et l'espacement irrégulier des lignes, comme un désordre de toilette qui le
troubla.
-- " Pourquoi n'irais-je pas ? " se dit-il enfin. " Mais si Mme
Arnoux le savait ? Ah ! qu'elle le sache ! Tant mieux ! et qu'elle en soit
jalouse ! ça me vengera ! "
Chapitre IV.
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La Maréchale
était prête et l'attendait.
-- " C'est gentil, cela ! " dit-elle, en
fixant sur lui ses jolis yeux, à la fois tendres et gais.
Quand elle eut
fait le noeud de sa capote, elle s'assit sur le divan et resta silencieuse.
-- " Partons-nous ? " dit Frédéric.
Elle regarda la pendule.
-- " Oh ! non ! pas avant une heure et demie " , comme si elle eût posé
en elle-même cette limite à son incertitude.
Enfin l'heure ayant sonné :
-- " Eh bien, andiamo, caro mio ! "
Et elle donna un
dernier tour à ses bandeaux, fit des recommandations à Delphine.
-- "
Madame revient dîner ? "
-- " Pourquoi donc ? Nous dînerons ensemble
quelque part, au Café Anglais, où vous voudrez ! "
-- " Soit ! "
Ses petits chiens jappaient autour d'elle.
-- " On peut les
emmener, n'est-ce pas ? "
Frédéric les porta, lui-même, jusqu'à la
voiture.
C'était une berline de louage avec deux chevaux de poste et un
postillon ; il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchale
parut satisfaite de ses prévenances ; puis, dès qu'elle fut assise, lui demanda
s'il avait été chez Arnoux, dernièrement.
-- " Pas depuis un mois " ,
dit Frédéric.
-- " Moi, je l'ai rencontré avant-hier, il serait même
venu aujourd'hui. Mais il a toutes sortes d'embarras, encore un procès, je ne
sais quoi. Quel drôle d'homme ! "
-- " Oui ! très drôle ! "
Frédéric ajouta d'un air indifférent :
Elle répliqua sèchement :
-- " A propos, voyez-vous toujours... comment donc l'appelez vous ?...
cet ancien chanteur..., Delmar ? "
-- " Non ! c'est fini. "
Ainsi, leur rupture était certaine. Frédéric en conçut de l'espoir.
Ils descendirent au pas le quartier Bréda ; les rues, à cause du
dimanche, étaient désertes, et des figures de bourgeois apparaissaient derrière
des fenêtres. La voiture prit un train plus rapide ; le bruit des roues faisait
se retourner les passants, le cuir de la capote rabattue brillait, le domestique
se cambrait la taille, et les deux havanais l'un près de l'autre semblaient deux
manchons d'hermine, posés sur les coussins. Frédéric se laissait aller au
bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en
souriant.
Son chapeau de paille nacrée avait une garniture de dentelle
noire. Le capuchon de son burnous flottait au vent ; et elle s'abritait du
soleil sous une ombrelle de satin lilas, pointue par le haut comme une pagode.
-- " Quels amours de petits doigts ! " dit Frédéric, en lui prenant
doucement l'autre main, la gauche, ornée d'un bracelet d'or, en forme de
gourmette. " Tiens, c'est mignon ; d'où cela vient-il ? "
-- " Oh ! il y
a longtemps que je l'ai " , dit la Maréchale.
Le jeune homme n'objecta
rien à cette réponse hypocrite. Il aima mieux " profiter de la circonstance " .
Et, lui tenant toujours le poignet, il appuya dessus ses lèvres, entre le gant
et la manchette.
-- " Finissez, on va nous voir ! "
-- " -- Bah
! qu'est-ce que cela fait ! "
Après la place de la Concorde, ils prirent
par le quai de la Conférence et le quai de Billy, où l'on remarque un cèdre dans
un jardin. Rosanette croyait le Liban situé en Chine ; elle rit elle-même de son
ignorance et pria Frédéric de lui donner des leçons de géographie. Puis,
laissant à droite le Trocadéro, ils traversèrent le pont d'Iéna, et s'arrêtèrent
enfin, au milieu du Champ de Mars, près des autres voitures, déjà rangées dans
l'Hippodrome.
Les tertres de gazon étaient couverts de menu peuple. On
apercevait des curieux sur le balcon de l'Ecole Militaire ; et les deux
pavillons en dehors du pesage, les deux tribunes comprises dans son enceinte, et
une troisième devant celle du Roi se trouvaient remplies d'une foule en toilette
qui témoignait, par son maintien, de la révérence pour ce divertissement encore
nouveau. Le public des courses, plus spécial dans ce temps-là, avait un aspect
moins vulgaire ; c'était l'époque des sous- pieds, des collets de velours et des
gants blancs. Les femmes, vêtues de couleurs brillantes, portaient des robes à
taille longue, et, assises sur les gradins des estrades, elles faisaient comme
de grands massifs de fleurs, tachetés de noir, çà et là, par les sombres
costumes des hommes. Mais tous les regards se tournaient vers le célèbre
Algérien Bou-Maza, qui se tenait impassible, entre deux officiers d'état-major,
dans une des tribunes particulières. Celle du Jockey-Club contenait
exclusivement des messieurs graves.
Les plus enthousiastes s'étaient
placés, en bas, contre la piste, défendue par deux lignes de bâtons supportant
des cordes ; dans l'ovale immense que décrivait cette allée, des marchands de
coco agitaient leur crécelle, d'autres vendaient le programme des courses,
d'autres criaient des cigares, un vaste bourdonnement s'élevait ; les gardes
municipaux passaient et repassaient ; une cloche, suspendue à un poteau couvert
de chiffres, tinta. Cinq chevaux parurent, et on rentra dans les tribunes.
Cependant, de gros nuages effleuraient de leurs volutes la cime des
ormes, en face. Rosanette avait peur de la pluie.
-- " J'ai des riflards
" , dit Frédéric, " et tout ce qu'il faut pour se distraire " , ajouta-t-il en
soulevant le coffre, où il y avait des provisions de bouche dans un panier.
-- " Bravo ! nous nous comprenons ! "
-- " Et on se comprendra
encore mieux, n'est-ce pas ? "
-- " Cela se pourrait ! " fit-elle en
rougissant.
Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient d'aligner leurs
chevaux et les retenaient à deux mains. Quelqu'un abaissa un drapeau rouge.
Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, partirent. Ils restèrent
d'abord serrés en une seule masse ; bientôt elle s'allongea, se coupa ; celui
qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber ;
longtemps il y eut de l'incertitude entre Filly et Tibi, puis Tom-Pouce parut en
tête ; mais Culbstick, en arrière depuis le départ, les rejoignit et arriva
premier, battant Sir-Charles de deux longueurs ; ce fut une surprise ; on criait
; les baraques de planches vibraient sous les trépignements.
-- " Nous
nous amusons ! " dit la Maréchale. " Je t'aime, mon chéri ! "
Frédéric
ne douta plus de son bonheur ; ce dernier mot de Rosanette le confirmait.
A cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se
penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement ; cela recommença
plusieurs fois ; Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit,
il lui sembla que c'était Mme Arnoux. Impossible, cependant ! Pourquoi
serait-elle venue ?
Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au
pesage.
-- " Vous n'êtes guère galant ! " dit Rosanette.
Il
n'écouta rien et s'avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot.
Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.
-- " Bonjour, cher
! comment allez-vous ? Hussonnet est là-bas ! Ecoutez donc ! "
Frédéric
tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La Maréchale lui faisait signe
de retourner près d'elle. Cisy l'aperçut, et voulait obstinément lui dire
bonjour.
Depuis que le deuil de sa grand-mère était fini, il réalisait
son idéal, parvenait à avoir du cachet . Gilet écossais, habit court,
larges bouffettes sur l'escarpin et carte d'entrée dans la ganse du chapeau,
rien ne manquait effectivement à ce qu'il appelait lui-même son " chic " , un
chic anglomane et mousquetaire. Il commença par se plaindre du Champ de Mars,
turf exécrable, parla ensuite des courses de Chantilly et des farces qu'on y
faisait, jura qu'il pouvait boire douze verres de vin de Champagne pendant les
douze coups de minuit, proposa à la Maréchale de parier, caressait doucement ses
deux bichons ; et de l'autre coude s'appuyant sur la portière, il continuait à
débiter des sottises, le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes
écartées, les reins tendus. Frédéric, à côté de lui, fumait, tout en cherchant à
découvrir ce que le milord était devenu.
La cloche ayant tinté, Cisy
s'en alla, au grand plaisir de Rosanette, qu'il ennuyait beaucoup, disait-elle.
La seconde épreuve n'eut rien de particulier, la troisième non plus,
sauf un homme qu'on emporta sur un brancard. La quatrième, où huit chevaux
disputèrent le prix de la Ville, fut plus intéressante.
Les spectateurs
des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures,
suivaient avec des lorgnettes à la main l'évolution des jockeys ; on les voyait
filer comme des taches rouges, jaunes, blanches et bleues sur toute la longueur
de la foule, qui bordait le tour de l'Hippodrome. De loin, leur vitesse n'avait
pas l'air excessive ; à l'autre bout du Champ de Mars, ils semblaient même se
ralentir, et ne plus avancer que par une sorte de glissement, où les ventres des
chevaux touchaient la terre sans que leurs jambes étendues pliassent. Mais,
revenant bien vite, ils grandissaient ; leur passage coupait le vent, le sol
tremblait, les cailloux volaient ; l'air, s'engouffrant dans les casaques des
jockeys, les faisait palpiter comme des voiles ; à grands coups de cravache, ils
fouaillaient leurs bêtes pour atteindre le poteau, c'était le but. On enlevait
les chiffres, un autre était hissé ; et, au milieu des applaudissements, le
cheval victorieux se traînait jusqu'au pesage, tout couvert de sueur, les genoux
raidis, l'encolure basse, tandis que son cavalier, comme agonisant sur sa selle,
se tenait les côtes.
Une contestation retarda le dernier départ. La
foule qui s'ennuyait se répandit. Des groupes d'hommes causaient au bas des
tribunes. Les propos étaient libres ; des femmes du monde partirent,
scandalisées par le voisinage des lorettes.
Il y avait aussi des
illustrations de bals publics, des comédiennes du boulevard ; -- et ce n'étaient
pas les plus belles qui recevaient le plus d'hommages. La vieille Georgine
Aubert, celle qu'un vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution,
horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à
un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de
martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise à la mode par son procès,
trônait sur le siège d'un break en compagnie d'Américains ; et Thérèse Bachelu,
avec son air de vierge gothique, emplissait de ses douze falbalas l'intérieur
d'un escargot qui avait, à la place du tablier, une jardinière pleine de roses.
La Maréchale fut jalouse de ces gloires ; pour qu'on la remarquât, elle se mit à
faire de grands gestes et à parler très haut.
Des gentlemen la
reconnurent, lui envoyèrent des saluts. Elle y répondait en disant leurs noms à
Frédéric. C'étaient tous comtes, vicomtes, ducs et marquis ; et il se
rengorgeait, car tous les yeux exprimaient un certain respect pour sa bonne
fortune.
Cisy n'avait pas l'air moins heureux dans le cercle d'hommes
mûrs qui l'entourait. Ils souriaient du haut de leurs cravates, comme se moquant
de lui ; enfin il tapa dans la main du plus vieux et s'avança vers la Maréchale.
Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras ;
Frédéric, par obéissance, l'imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses
genoux.
Le milord reparut, c'était Mme Arnoux. Elle pâlit
extraordinairement.
-- " Donne-moi du champagne ! " dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s'écria :
-- " Ohé là-bas ! les femmes honnêtes, l'épouse de mon protecteur, ohé !
"
Des rires éclatèrent autour d'elle, le milord disparut.
Frédéric la tirait par sa robe, il allait s'emporter. Mais Cisy était
là, dans la même attitude que tout à l'heure ; et, avec un surcroît d'aplomb, il
invita Rosanette à dîner pour le soir même.
-- " Impossible ! "
répondit-elle. " Nous allons ensemble au Café Anglais. "
Frédéric, comme
s'il n'eût rien entendu, demeura muet ; et Cisy quitta la Maréchale d'un air
désappointé.
Tandis qu'il lui parlait, debout contre la portière de
droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de Café
Anglais :
-- " C'est un joli établissement ! si l'on y cassait une
croûte, hein ? "
-- " Comme vous voudrez " , dit Frédéric, qui, affaissé
dans le coin de la berline, regardait à l'horizon le milord disparaître, sentant
qu'une chose irréparable venait de se faire et qu'il avait perdu son grand
amour. Et l'autre était là, près de lui, l'amour joyeux et facile ! Mais, lassé,
plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu'il voulait, il
éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir.
Un grand bruit
de pas et de voix lui fit relever la tête ; les gamins, enjambant les cordes de
la piste, venaient regarder les tribunes ; on s'en allait. Quelques gouttes de
pluie tombèrent. L'embarras des voitures augmenta, Hussonnet était perdu.
-- " Eh bien, tant mieux ! " dit Frédéric.
-- " On préfère être
seul ? " reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.
Alors
passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d'acier, un splendide
landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste
de velours, à crépines d'or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur
l'autre banquette en face, tous les trois avaient des figures étonnées.
-- " Ils m'ont reconnu ! " se dit Frédéric.
Rosanette voulut
qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria
au postillon :
-- " Va donc ! va donc ! en avant ! "
Et la
berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures,
calèches, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, tapissières à rideaux
de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient
avec prudence des pères de famille eux- mêmes. Dans des victorias bourrées de
monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors
ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières
qui sommeillaient ; ou bien un stepper magnifique passait, emportant une chaise,
simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. L'averse cependant redoublait.
On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh ; on se criait de loin :
" Bonjour ! -- ça va bien ? -- Oui ! -- Non ! -- A tantôt ! " et les
figures se succédaient avec une vitesse d'ombres chinoises. Frédéric et
Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébétude à voir auprès
d'eux continuellement toutes ces roues tourner.
Par moments, les files
de voitures, trop pressées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes.
Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. Du bord des
panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule ; des yeux
pleins d'envie brillaient au fond des fiacres ; des sourires de dénigrement
répondaient aux ports de tête orgueilleux ; des bouches grandes ouvertes
exprimaient des admirations imbéciles ; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu
de la voie, se rejetait en arrière d'un bond pour éviter un cavalier qui
galopait entre les voitures et parvenait à en sortir. Puis tout se remettait en
mouvement ; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets ;
les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour d'eux ;
et les croupes et les harnais humides fumaient dans la vapeur d'eau que le
soleil couchant traversait. Passant sous l'Arc de Triomphe, il allongeait à
hauteur d'homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des
roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes
; et, sur les deux côtés de la grande avenue, -- pareille à un fleuve où
ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines --, les arbres tout
reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes. Le bleu du ciel,
au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin.
Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait
l'inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d'une de
ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n'en était pas plus joyeux.
La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes
du Garde-Meubles, s'en allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient
vers le boulevard. Devant l'hôtel des Affaires Etrangères, une file de badauds
stationnait sur les marches.
A la hauteur des Bains-Chinois, comme il y
avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot
noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous
les ressorts, s'étala dans son dos. L'homme se retourna, furieux. Frédéric
devint pâle ; il avait reconnu Deslauriers.
A la porte du Café Anglais,
il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu'il payait
le postillon.
Il la retrouva dans l'escalier, causant avec un monsieur.
Frédéric prit son bras. Mais, au milieu du corridor, un deuxième seigneur
l'arrêta.
-- " Va toujours ! " dit-elle, " je suis à toi ! "
Et
il entra seul dans le cabinet. Par les deux fenêtres ouvertes, on apercevait du
monde aux croisées des autres maisons, vis-à-vis. De larges moires frissonnaient
sur l'asphalte qui séchait, et un magnolia posé au bord du balcon embaumait
l'appartement. Ce parfum et cette fraîcheur détendirent ses nerfs ; il
s'affaissa sur le divan rouge, au- dessous de la glace.
La Maréchale
revint ; et, le baisant au front :
-- " On a des chagrins, pauvre mimi ?
"
-- " Peut-être ! " répliqua-t-il.
-- " Tu n'es pas le seul, va
! " ce qui voulait dire : " Oublions chacun les nôtres dans une félicité commune
! "
Puis elle posa un pétale de fleur entre ses lèvres, et le lui tendit
à becqueter. Ce mouvement, d'une grâce et presque d'une mansuétude lascive,
attendrit Frédéric.
-- " Pourquoi me fais-tu de la peine ? " dit-il, en
songeant à Mme Arnoux.
-- " Moi, de la peine ? "
Et, debout
devant lui, elle le regardait, les cils rapprochés et les deux mains sur les
épaules.
Toute sa vertu, toute sa rancune sombra dans une lâcheté sans
fond.
Il reprit :
-- " Puisque tu ne veux pas m'aimer ! " en
l'attirant sur ses genoux.
Elle se laissait faire ; il lui entourait la
taille à deux bras ; le pétillement de sa robe de soie l'enflammait.
--
" Où sont-ils ? " dit la voix d'Hussonnet dans le corridor.
La Maréchale
se leva brusquement, et alla se mettre à l'autre bout du cabinet, tournant le
dos à la porte.
Elle demanda des huîtres ; et ils s'attablèrent.
Hussonnet ne fut pas drôle. A force d'écrire quotidiennement sur toutes
sortes de sujets, de lire beaucoup de journaux, d'entendre beaucoup de
discussions et d'émettre des paradoxes pour éblouir, il avait fini par perdre la
notion exacte des choses, s'aveuglant lui-même avec ses faibles pétards. Les
embarras d'une vie légère autrefois, mais à présent difficile, l'entretenaient
dans une agitation perpétuelle ; et son impuissance, qu'il ne voulait pas
s'avouer, le rendait hargneux, sarcastique. A propos d'Ozaï, un ballet nouveau,
il fit une sortie à fond contre la danse, et, à propos de la danse, contre
l'Opéra ; puis, à propos de l'Opéra, contre les Italiens, remplacés, maintenant,
par une troupe d'acteurs espagnols, " comme si l'on n'était pas rassasié des
Castilles ! " Frédéric fut choqué dans son amour romantique de l'Espagne ; et,
afin de rompre la conversation, il s'informa du Collège de France, d'où l'on
venait d'exclure Edgar Quinet et Mickiewicz. Mais Hussonnet, admirateur de M. de
Maistre, se déclara pour l'Autorité et le Spiritualisme. Il doutait, cependant,
des faits les mieux prouvés, niait l'histoire, et contestait les choses les plus
positives, jusqu'à s'écrier au mot géométrie : " Quelle blague que la géométrie
! " Le tout entremêlé d'imitations d'acteurs. Sainville était particulièrement
son modèle.
Ces calembredaines assommaient Frédéric. Dans un mouvement
d'impatience, il attrapa, avec sa botte, un des bichons sous la table.
Tous deux se mirent à aboyer d'une façon odieuse.
-- " Vous
devriez les faire reconduire ! " dit-il brusquement.
Rosanette n'avait
confiance en personne.
Alors, il se tourna vers le bohème.
-- "
Voyons, Hussonnet, dévouez-vous ! "
-- " Oh ! oui, mon petit ! Ce serait
bien aimable ! "
Hussonnet s'en alla, sans se faire prier.
De
quelle manière payait-on sa complaisance ? Frédéric n'y pensa pas. Il commençait
même à se réjouir du tête-à-tête, lorsqu'un garçon entra.
-- " Madame,
quelqu'un vous demande. "
-- " Comment ! encore ? "
-- " Il faut
pourtant que je voie ! " dit Rosanette.
Il en avait soif, besoin. Cette
disparition lui semblait une forfaiture, presque une grossièreté. Que
voulait-elle donc ? n'était-ce pas assez d'avoir outragé Mme Arnoux ? Tant pis
pour celle-là, du reste ! Maintenant, il haïssait toutes les femmes ; et des
pleurs l'étouffaient, car son amour était méconnu et sa concupiscence trompée.
La Maréchale rentra, et, lui présentant Cisy :
-- " J'ai invité
monsieur. J'ai bien fait, n'est-ce pas ? "
-- " Comment donc !
certainement ! "
Frédéric, avec un sourire de supplicié, fit signe au
gentilhomme de s'asseoir.
La Maréchale se mit à parcourir la carte, en
s'arrêtant aux noms bizarres.
-- " Si nous mangions, je suppose, un
turban de lapins à la Richelieu et un pudding à la d'Orléans ? "
-- " Oh
! pas d'Orléans ! " s'écria Cisy, lequel était légitimiste et crut faire un mot.
-- " Aimez-vous mieux un turbot à la Chambord ? reprit-elle.
Cette politesse choqua Frédéric.
La Maréchale se décida pour un
simple tournedos, des écrevisses, des truffes, une salade d'ananas, des sorbets
à la vanille.
-- " Nous verrons ensuite. Allez toujours. Ah ! j'oubliais
! Apportez-moi un saucisson ! pas à l'ail ! "
Et elle appelait le garçon
" jeune homme " , frappait son verre avec son couteau, jetait au plafond la mie
de son pain. Elle voulut boire tout de suite du vin de Bourgogne.
-- "
On n'en prend pas dès le commencement " , dit Frédéric.
Cela se faisait
quelquefois, suivant le Vicomte.
-- " Eh non ! Jamais ! "
-- "
Si fait, je vous assure ! "
-- " Ah ! tu vois ! "
Le regard dont
elle accompagna cette phrase signifiait :
" C'est un homme riche,
celui-là, écoute-le ! "
Cependant, la porte s'ouvrait à chaque minute,
les garçons glapissaient, et, sur un infernal piano, dans le cabinet à côté,
quelqu'un tapait une valse. Puis les courses amenèrent à parler d'équitation et
des deux systèmes rivaux. Cisy défendait Baucher, Frédéric le comte d'Aure,
quand Rosanette haussa les épaules.
-- " Assez, mon Dieu ! il s'y
connaît mieux que toi, va ! "
Elle mordait dans une grenade, le coude
posé sur la table ; les bougies du candélabre devant elle tremblaient au vent ;
cette lumière blanche pénétrait sa peau de tons nacrés, mettait du rose à ses
paupières, faisait briller les globes de ses yeux ; la rougeur du fruit se
confondait avec la pourpre de ses lèvres, ses narines minces battaient ; et
toute sa personne avait quelque chose d'insolent, d'ivre et de noyé qui
exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au coeur des désirs fous.
Puis elle demanda, d'une voix calme, à qui appartenait ce grand landau
avec une livrée marron.
-- " A la comtesse Dambreuse " , répliqua Cisy.
-- " Ils sont très riches, n'est-ce pas ? "
-- " Oh ! très
riches ! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle
Boutron, la fille d'un préfet, ait une fortune médiocre. "
Son mari, au
contraire, devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les énuméra ; fréquentant
les Dambreuse, il savait leur histoire.
Frédéric, pour lui être
désagréable, s'entêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s'appelait
de Boutron, certifiait sa noblesse.
-- " N'importe ! je voudrais bien
avoir son équipage ! dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil. "
Et la manche de sa robe, glissant un peu, découvrit, à son poignet
gauche, un bracelet orné de trois opales.
Frédéric l'aperçut.
--
Tiens ! mais...
Ils se considérèrent tous les trois, et rougirent.
La porte s'entrebâilla discrètement, le bord d'un chapeau parut, puis le
profil d'Hussonnet.
-- " Excusez, si je vous dérange, les amoureux ! "
Mais il s'arrêta, étonné de voir Cisy et de ce que Cisy avait pris sa
place.
On apporta un autre couvert ; et, comme il avait grand'faim, il
empoignait au hasard, parmi les restes du dîner, de la viande dans un plat, un
fruit dans une corbeille, buvait d'une main, se servait de l'autre, tout en
racontant sa mission. Les deux toutous étaient reconduits. Rien de neuf au
domicile. Il avait trouvé la cuisinière avec un soldat, histoire fausse,
uniquement inventée pour produire de l'effet.
La Maréchale décrocha de
la patère sa capote. Frédéric se précipita sur la sonnette en criant de loin au
garçon :
-- " Une voiture "
-- " J'ai la mienne " , dit le
Vicomte.
-- " Mais, monsieur ! "
-- " Cependant, monsieur. "
Et ils se regardaient dans les prunelles, pâles tous les deux et les
mains tremblantes.
Enfin, la Maréchale prit le bras de Cisy, et, en
montrant le bohème attablé :
-- " Soignez-le donc ! il s'étouffe. Je ne
voudrais pas que son dévouement pour mes roquets le fît mourir ! "
La
porte retomba.
-- " Eh bien ? " dit Hussonnet.
-- " Eh bien,
quoi ? "
-- " Je croyais. "
-- " Qu'est-ce que vous croyiez ? "
-- " Est-ce que vous ne ?... "
Il compléta sa phrase par un
geste.
-- " Eh non ! jamais de la vie ! "
Hussonnet n'insista
pas davantage.
Il avait eu un but en s'invitant à dîner. Son journal,
qui ne s'appelait plus l' Art , mais le Flambard , avec cette
épigraphe : " Canonniers, à vos pièces ! " ne prospérant nullement, il avait
envie de le transformer en une revue hebdomadaire, seul, sans le secours de
Deslauriers. Il reparla de l'ancien projet, et exposa son plan nouveau.
Frédéric, ne comprenant pas sans doute, répondit par des choses vagues.
Hussonnet empoigna plusieurs cigares sur la table, dit : " Adieu, mon bon " , et
disparut.
Frédéric demanda la note. Elle était longue ; et le garçon, la
serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu
blafard qui ressemblait à Martinon vint lui dire :
-- " Faites excuse,
on a oublié au comptoir de porter le fiacre. "
-- " Quel fiacre ? "
-- " Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens. "
Et la figure du garçon s'allongea, comme s'il eût plaint le pauvre jeune
homme. Frédéric eut envie de le gifler.
Il donna de pourboire les vingt
francs qu'on lui rendait.
-- " Merci, Monseigneur ! " dit l'homme à la
serviette, avec un grand salut.
Frédéric passa la journée du lendemain à
ruminer sa colère et son humiliation. Il se reprochait de n'avoir pas souffleté
Cisy. Quant à la Maréchale, il se jura de ne plus la revoir ; d'autres aussi
belles ne manquaient pas ; et, puisqu'il fallait de l'argent pour posséder ces
femmes-là, il jouerait à la Bourse le prix de sa ferme, il serait riche, il
écraserait de son luxe la Maréchale et tout le monde. Le soir venu, il s'étonna
de n'avoir pas songé à Mme Arnoux.
-- " Tant mieux ! à quoi bon ? "
Le surlendemain, dès huit heures, Pellerin vint lui faire visite. Il
commença par des admirations sur le mobilier, des cajoleries. Puis, brusquement
:
-- " Vous étiez aux courses, dimanche ? "
-- " Oui, hélas ! "
Alors, le peintre déclama contre l'anatomie des chevaux anglais, vanta
les chevaux de Géricault, les chevaux du Parthénon. " Rosanette était avec vous
? " Et il entama son éloge, adroitement.
La froideur de Frédéric le
décontenança. Il ne savait comment en venir au portrait.
Sa première
intention avait été de faire un Titien. Mais, peu à peu, la coloration variée de
son modèle l'avait séduit ; et il avait travaillé franchement, accumulant pâte
sur pâte et lumière sur lumière. Rosanette fut enchantée d'abord ; ses
rendez-vous avec Delmar avaient interrompu les séances et laissé à Pellerin tout
le temps de s'éblouir. Puis, l'admiration s'apaisant, il s'était demandé si sa
peinture ne manquait point de grandeur. Il avait été revoir les Titien, avait
compris la distance, reconnu sa faute ; et il s'était mis à repasser ses
contours simplement. Ensuite il avait cherché, en les rongeant, à y perdre, à y
mêler les tons de la tête et ceux des fonds ; et la figure avait pris de la
consistance, les ombres de la vigueur ; tout paraissait plus ferme. Enfin la
Maréchale était revenue. Elle s'était même permis des objections ; l'artiste,
naturellement, avait persévéré. Après de grandes fureurs contre sa sottise, il
s'était dit qu'elle pouvait avoir raison. Alors avait commencé l'ère des doutes,
tiraillements de la pensée qui provoquèrent les crampes d'estomac, les
insomnies, la fièvre, le dégoût de soi-même ; il avait eu le courage de faire
des retouches, mais sans coeur et sentant que sa besogne était mauvaise.
Il se plaignit seulement d'avoir été refusé au Salon, puis reprocha à
Frédéric de ne pas être venu voir le portrait de la Maréchale.
-- " Je
me moque bien de la Maréchale ! "
Une déclaration pareille l'enhardit.
-- " Croiriez-vous que cette bête-là n'en veut plus, maintenant ? "
Ce qu'il ne disait point, c'est qu'il avait réclamé d'elle mille écus.
Or, la Maréchale s'était peu souciée de savoir qui payerait, et, préférant tirer
d'Arnoux des choses plus urgentes, ne lui en avait même pas parlé.
-- "
Eh bien, et Arnoux ? " dit Frédéric.
Elle l'avait relancé vers lui.
L'ancien marchand de tableaux n'avait que faire du portrait.
-- " Il
soutient que ça appartient à Rosanette. "
-- " En effet, c'est à elle. "
-- " Comment ! c'est elle qui m'envoie vers vous ! " répliqua Pellerin.
S'il eût cru à l'excellence de son oeuvre, il n'eût pas songé,
peut-être, à l'exploiter. Mais une somme (et une somme considérable) serait un
démenti à la critique, un raffermissement pour lui-même. Frédéric, afin de s'en
délivrer, s'enquit de ses conditions, courtoisement.
L'extravagance du
chiffre le révolta, il répondit :
-- " Non, ah ! non ! "
-- "
Vous êtes pourtant son amant, c'est vous qui m'avez fait la commande ! "
-- " J'ai été l'intermédiaire, permettez ! "
-- " Mais je ne
peux pas rester avec ça sur les bras ! "
L'artiste s'emportait.
-- " Ah ! je ne vous croyais pas si cupide. "
-- " Ni vous si
avare ! Serviteur ! "
Il venait de partir que Sénécal se présenta.
Frédéric, troublé, eut un mouvement d'inquiétude.
-- " Qu'y
a-t-il ? "
Sénécal conta son histoire.
-- " Samedi, vers neuf
heures, Mme Arnoux a reçu une lettre qui l'appelait à Paris ; comme personne,
par hasard, ne se trouvait là pour aller à Creil chercher une voiture, elle
avait envie de m'y faire aller moi- même. J'ai refusé, car ça ne rentre pas dans
mes fonctions. Elle est partie, et revenue dimanche soir. Hier matin, Arnoux
tombe à la fabrique. La Bordelaise s'est plainte. Je ne sais pas ce qui se passe
entre eux, mais il a levé son amende devant tout le monde. Nous avons échangé
des paroles vives. Bref, il m'a donné mon compte, et me voilà ! "
Puis,
détachant ses paroles :
-- " Au reste, je ne me repens pas, j'ai fait
mon devoir. N'importe, c'est à cause de vous. "
-- " Comment ? " s'écria
Frédéric, ayant peur que Sénécal ne l'eût deviné.
Sénécal n'avait rien
deviné, car il reprit :
-- " C'est-à-dire que, sans vous, j'aurais
peut-être trouvé mieux.
Frédéric fut saisi d'une espèce de remords.
-- " En quoi puis-je vous servir, maintenant ? "
Sénécal
demandait un emploi quelconque, une place.
-- " Cela vous est facile.
Vous connaissez tant de monde, M. Dambreuse entre autres, à ce que m'a dit
Deslauriers. "
Ce rappel de Deslauriers fut désagréable à son ami. Il ne
se souciait guère de retourner chez les Dambreuse, depuis la rencontre du Champ
de Mars.
-- " Je ne suis pas suffisamment intime dans la maison pour
recommander quelqu'un. "
Le démocrate essuya ce refus stoïquement, et,
après une minute de silence :
-- " Tout cela, j'en suis sûr, vient de la
Bordelaise et aussi de votre Mme Arnoux. "
Ce votre ôta du coeur
de Frédéric le peu de bon vouloir qu'il gardait. Par délicatesse, cependant, il
atteignit la clef de son secrétaire.
Sénécal le prévint.
-- "
Merci ! "
Puis, oubliant ses misères, il parla des choses de la patrie,
les croix d'honneur prodiguées à la fête du Roi, un changement de cabinet, les
affaires Drouillard et Bénier, scandales de l'époque, déclama contre les
bourgeois et prédit une révolution.
Un crid japonais suspendu
contre le mur arrêta ses yeux. Il le prit, en essaya le manche, puis le rejeta
sur le canapé, avec un air de dégoût.
-- " Allons, adieu ! Il faut que
j'aille à Notre-Dame-de-Lorette.
-- " Tiens ! pourquoi ? "
-- "
C'est aujourd'hui le service anniversaire de Godefroy Cavaignac. Il est mort à
l'oeuvre, celui-là ! Mais tout n'est pas fini !... Qui sait ? "
Et
Sénécal tendit sa main, gravement.
-- " Nous ne nous reverrons peut-être
jamais ! adieu ! "
Cet adieu, répété deux fois, son froncement de
sourcils en contemplant le poignard, sa résignation et son air solennel,
surtout, firent rêver Frédéric, qui bientôt n'y pensa plus.
Dans la même
semaine, son notaire du Havre lui envoya le prix de sa ferme, cent
soixante-quatorze mille francs. Il en fit deux parts, plaça la première sur
l'Etat, et alla porter la seconde chez un agent de change pour la risquer à la
Bourse.
Il mangeait dans les cabarets à la mode, fréquentait les
théâtres et tâchait de se distraire, quand Hussonnet lui adressa une lettre, où
il narrait gaiement que la Maréchale, dès le lendemain des courses, avait
congédié Cisy. Frédéric en fut heureux, sans chercher pourquoi le bohème lui
apprenait cette aventure.
Le hasard voulut qu'il rencontrât Cisy, trois
jours après.
Le gentilhomme fit bonne contenance, et l'invita même à
dîner pour le mercredi suivant.
Frédéric, le matin de ce jour-là, reçut
une notification d'huissier, où M. Charles-Jean-Baptiste Oudry lui apprenait
qu'aux termes d'un jugement du tribunal, il s'était rendu acquéreur d'une
propriété sise à Belleville, appartenant au sieur Jacques Arnoux, et qu'il était
prêt à payer les deux cent vingt-trois mille francs, montant du prix de la
vente. Mais il résultait du même acte que, la somme des hypothèques dont
l'immeuble était grevé dépassant le prix de l'acquisition, la créance de
Frédéric se trouvait complètement perdue.
Tout le mal venait de n'avoir
pas renouvelé en temps utile une inscription hypothécaire. Arnoux s'était chargé
de cette démarche, et, l'avait ensuite oubliée. Frédéric s'emporta contre lui,
et, quand sa colère fut passée :
-- " Eh bien après... quoi ? " si cela
peut le sauver, tant mieux ! je n'en mourrai pas ! n'y pensons plus ! "
Mais, en remuant ses paperasses sur sa table, il rencontra la lettre
d'Hussonnet, et aperçut le post-scriptum, qu'il n'avait point remarqué la
première fois. Le bohème demandait cinq mille francs, tout juste, pour mettre
l'affaire du journal en train.
-- " Ah ! celui-là m'embête ! "
Et il le refusa brutalement dans un billet laconique. Après quoi, il
s'habilla pour se rendre à la Maison d'Or.
Cisy présenta ses convives,
en commençant par le plus respectable, un gros monsieur à cheveux blancs :
-- " Le marquis Gilbert des Aulnays, mon parrain. M. Anselme de
Forchambeaux " , dit-il ensuite (c'était un jeune homme blond et fluet, déjà
chauve) ; puis, désignant un quadragénaire d'allures simples : " Joseph Boffreu,
mon cousin ; et voici mon ancien professeur M. Vezou " , personnage moitié
charretier, moitié séminariste, avec de gros favoris et une longue redingote,
boutonnée dans le bas par un seul bouton, de manière à faire châle sur la
poitrine.
Cisy attendait encore quelqu'un, le baron de Comaing, " qui
peut-être viendra, ce n'est pas sûr " . Il sortait à chaque minute, paraissait
inquiet ; enfin, à huit heures, on passa dans une salle éclairée magnifiquement
et trop spacieuse pour le nombre des convives. Cisy l'avait choisie par pompe,
tout exprès.
Un surtout de vermeil, chargé de fleurs et de fruits,
occupait le milieu de la table, couverte de plats d'argent, suivant la vieille
mode française ; des raviers, pleins de salaisons et d'épices, formaient bordure
tout autour ; des cruches de vin rosat frappé de glace se dressaient de distance
en distance ; cinq verres de hauteur différente étaient alignés devant chaque
assiette, avec des choses dont on ne savait pas l'usage, mille ustensiles de
bouche ingénieux ; -- et il y avait, rien que pour le premier service : une hure
d'esturgeon mouillée de champagne, un jambon d'York au tokay, des grives au
gratin, des cailles rôties, un vol-au-vent Béchamel, un sauté de perdrix rouges,
et, aux deux bouts de tout cela, des effilés de Pommes de terre qui étaient
mêlés à des truffes. Un lustre et des girandoles illuminaient l'appartement,
tendu de damas rouge. Quatre domestiques en habit noir se tenaient derrière les
fauteuils de maroquin. A ce spectacle, les convives se récrièrent, le Précepteur
surtout.
-- " Notre amphitryon, ma parole, a fait de véritables folies !
C'est trop beau ! "
-- " Ça ? " dit le vicomte de Cisy, " allons donc !
"
Et, dès la première cuillerée :
-- " Eh bien ! mon vieux des
Aulnays, avez-vous été au Palais-Royal, voir Père et Portier ? "
-- " Tu sais bien que je n'ai pas le temps ! " répliqua le marquis.
Ses matinées étaient prises par un cours d'arboriculture, ses soirées
par le Cercle agricole, et toutes ses après-midi par des études dans les
fabriques d'instruments aratoires. Habitant la Saintonge, les trois quarts de
l'année, il profitait de ses voyages dans la Capitale pour s'instruire ; et son
chapeau à larges bords, posé sur une console, était plein de brochures.
Mais Cisy, s'apercevant que M. de Forchambeaux refusait du vin :
-- " Buvez donc, saprelotte ! Vous n'êtes pas crâne pour votre dernier
repas de garçon ! "
A ce mot, tous s'inclinèrent, on le congratulait.
-- " Et la jeune personne " , dit le Précepteur, " est charmante, j'en
suis sûr ? "
-- " Parbleu ! " s'écria Cisy. " N'importe, il a tort c'est
si bête, le mariage ! "
-- " Tu parles légèrement, mon ami, répliqua M.
des Aulnays, tandis qu'une larme roulait dans ses yeux, au souvenir de sa
défunte.
Et Forchambeaux répéta plusieurs fois de suite, en ricanant :
-- " Vous y viendrez vous-même, vous y viendrez ! "
Cisy
protesta. Il aimait mieux se divertir, " être Régence " . Il voulait apprendre
la savate, pour visiter les tapis-francs de la Cité, comme le prince Rodolphe
des Mystères de Paris , tira de sa poche un brûle- gueule, rudoyait les
domestiques, buvait extrêmement ; et, afin de donner de lui bonne opinion,
dénigrait tous les plats.
Il renvoya même les truffes, et le Précepteur,
qui s'en délectait, dit par bassesse :
-- " Cela ne vaut pas les oeufs à
la neige de madame votre grand-mère ! "
Puis il se remit à causer avec
son voisin l'agronome, lequel trouvait au séjour de la campagne beaucoup
d'avantages, ne serait-ce que de pouvoir élever ses filles dans des goûts
simples. Le Précepteur applaudissait à ses idées et le flagornait, lui supposant
de l'influence sur son élève, dont il désirait secrètement être l'homme
d'affaires.
Frédéric était venu plein d'humeur contre Cisy ; sa sottise
l'avait désarmé. Mais ses gestes, sa figure, toute sa personne lui rappelant le
dîner du Café Anglais l'agaçait de plus en plus ; et il écoutait les remarques
désobligeantes que faisait à demi-voix le cousin Joseph, un brave garçon sans
fortune, amateur de chasse et boursier. Cisy, par manière de rire, l'appela "
voleur " plusieurs fois ; puis, tout à coup :
-- " Ah ! le baron ! "
Alors entra un gaillard de trente ans, qui avait quelque chose de rude
dans la physionomie, de souple dans les membres, le chapeau sur l'oreille, et
une fleur à la boutonnière. C'était l'idéal du Vicomte. Il fut ravi de le
posséder ; et, sa présence l'excitant, il tenta même un calembour, car il dit,
comme on passait un coq de bruyère :
-- " Voilà le meilleur des
caractères de la Bruyère " !
Ensuite, il adressa à M. de Comaing une
foule de questions sur des personnes inconnues à la société ; puis, comme saisi
d'une idée :
-- " Dites donc ! avez-vous pensé à moi ? "
L'autre
haussa les épaules.
-- " Vous n'avez pas l'âge, mon petiot ! Impossible
! "
Cisy l'avait prié de le faire admettre à son club. Mais le baron,
ayant sans doute pitié de son amour-propre :
-- " Ah ! j'oubliais !
Mille félicitations pour votre pari, mon cher ! "
-- " Quel pari ? "
-- " Celui que vous avez fait, aux courses, d'aller le soir même chez
cette dame. "
Frédéric éprouva comme la sensation d'un coup de fouet. Il
fut calmé tout de suite, par la figure décontenancée de Cisy.
En effet,
la Maréchale, dès le lendemain, en était aux regrets, quand Arnoux, son premier
amant, son homme, s'était présenté ce jour-là même. Tous deux avaient fait
comprendre au Vicomte qu'il " gênait " , et on l'avait flanqué dehors, avec peu
de cérémonie.
Il eut l'air de ne pas entendre. Le Baron ajouta :
-- " Que devient-elle, cette brave Rose ?... A-t-elle toujours d'aussi
jolies jambes ? " prouvant par ce mot qu'il la connaissait intimement.
Frédéric fut contrarié de la découverte.
-- " Il n'y a pas de
quoi rougir " , reprit le Baron " ; c'est une bonne affaire ! "
Cisy
claqua de la langue.
-- " Peuh ! pas si bonne ! "
-- " Ah ! "
-- " Mon Dieu, oui ! D'abord, moi, je ne lui trouve rien
d'extraordinaire, et puis on en récolte de pareilles tant qu'on veut, car enfin.
elle est à vendre ! "
-- " Pas pour tout le monde ! " reprit aigrement
Frédéric.
-- " il se croit différent des autres ! " répliqua Cisy, "
quelle farce ! "
Et un rire parcourut la table.
Frédéric sentait
les battements de son coeur l'étouffer. Il avala deux verres d'eau, coup sur
coup.
Mais le Baron avait gardé bon souvenir de Rosanette.
-- "
Est-ce qu'elle est toujours avec un certain Arnoux ? "
-- " Je n'en sais
rien " , dit Cisy. " Je ne connais pas ce monsieur ! "
Il avança,
néanmoins, que c'était une manière d'escroc.
-- " Un moment ! " ,
s'écria Frédéric.
-- " Cependant, la chose est certaine ! Il a même eu
un procès. "
-- " Ce n'est pas vrai ! "
Frédéric se mit à
défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait
des chiffres, des preuves. Le Vicomte, plein de rancune, et qui était gris
d'ailleurs, s'entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement
:
-- " Est-ce pour m'offenser, monsieur ? "
Et il le regardait,
avec des prunelles ardentes comme son cigare.
-- " Oh ! pas du tout ! je
vous accorde même qu'il a quelque chose de très bien : sa femme. "
-- "
Vous la connaissez ? "
-- " Parbleu ! Sophie Arnoux, tout le monde
connaît ça ! "
-- " Vous dites ? "
Cisy, qui s'était levé,
répéta en balbutiant :
-- " Tout le monde connaît ça ! "
-- "
Taisez-vous ! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez ! "
-- " Je
m'en flatte. "
Frédéric lui lança son assiette au visage.
Elle
passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un
compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre
du Vicomte.
Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en
criant, pris d'une sorte de frénésie ; M. des Aulnays répétait :
-- "
Calmez-vous ! voyons ! cher enfant ! "
-- " Mais c'est épouvantable ! "
vociférait le Précepteur.
Forchambeaux, livide comme les prunes,
tremblait ; Joseph riait aux éclats ; les garçons épongeaient le vin,
ramassaient par terre les débris ; et le Baron alla fermer la fenêtre, car le
tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s'entendre du boulevard.
Comme tout le monde, au moment où l'assiette avait été lancée, parlait à
la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c'était à
cause d'Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d'un autre. Ce qu'il y avait de
certain, c'était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; et il se refusa
positivement à en témoigner le moindre regret.
M. des Aulnays tâcha de
l'adoucir ; le cousin Joseph, le Précepteur, Forchambeaux lui-même. Le Baron,
pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse,
versait des larmes. Frédéric, au contraire, s'irritait de plus en plus ; et l'on
serait resté là jusqu'au jour si le Baron n'avait dit pour en finir :
--
" Le Vicomte, Monsieur, enverra demain chez vous ses témoins. "
-- "
Votre heure ? "
-- " A midi, s'il vous plaît. "
-- "
Parfaitement, Monsieur. "
Frédéric, une fois dehors, respira à pleins
poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son coeur. Il venait de le
satisfaire enfin ; il éprouvait comme un orgueil de virilité, une surabondance
de forces intimes qui l'enivraient. Il avait besoin de deux témoins. Le premier
auquel il songea fut Regimbart ; et il se dirigea tout de suite vers un
estaminet de la rue Saint-Denis. La devanture était close. Mais la lumière
brillait à un carreau, au-dessus de la porte. Elle s'ouvrit, et il entra en se
courbant très bas sous l'auvent.
Une chandelle, au bord du comptoir,
éclairait la salle déserte. Tous les tabourets, les pieds en l'air, étaient
posés sur les tables. Le maître et la maîtresse avec leur garçon soupaient dans
l'angle près de la cuisine ; -- et Regimbart, le chapeau sur la tête, partageait
leur repas, et même gênait le garçon, qui était contraint à chaque bouchée de se
tourner de côté, quelque peu. Frédéric, lui ayant conté la chose brièvement,
réclama son assistance. Le Citoyen commença par ne rien répondre ; il roulait
des yeux, avait l'air de réfléchir, fit plusieurs tours dans la salle, et dit
enfin :
-- " Oui, volontiers ! "
Et un sourire homicide le
dérida, en apprenant que l'adversaire était un noble.
-- " Nous le
ferons marcher tambour battant, soyez tranquille ! D'abord... avec l'épée... "
-- " Mais peut-être " , objecta Frédéric, " que je n'ai pas le droit...
"
-- " Je vous dis qu'il faut prendre l'épée ! " répliqua brutalement le
Citoyen. " Savez-vous tirer ? "
-- " Un peu ! "
-- " Ah ! un peu
! voilà comme ils sont tous ! Et ils ont la rage de faire assaut ! Qu'est-ce que
ça prouve, la salle d'armes ! Ecoutez-moi : tenez- vous bien à distance en vous
enfermant toujours dans des cercles, et rompez ! rompez ! C'est permis.
Fatiguez-le ! Puis fendez-vous dessus, franchement ! Et surtout pas de malice,
pas de coups à la Fougère ! non ! de simples une-deux, des dégagements. Tenez,
voyez-vous ? en tournant le poignet comme pour ouvrir une serrure. -- Père
Vauthier, donnez-moi votre canne ! Ah ! cela suffit. "
Il empoigna la
baguette qui servait à allumer le gaz, arrondit le bras gauche, plia le droit,
et se mit à pousser des bottes contre la cloison. Il frappait du pied,
s'animait, feignait même de rencontrer des difficultés, tout en criant : " Y
es-tu, là ? y es-tu ? " et sa silhouette énorme se projetait sur la muraille,
avec son chapeau qui semblait toucher au plafond. Le limonadier disait de temps
en temps : " Bravo ! très bien ! " Son épouse également l'admirait, quoique émue
; et Théodore, un ancien soldat, en restait cloué d'ébahissement, étant, du
reste, fanatique de M. Regimbart.
Le lendemain, de bonne heure, Frédéric
courut au magasin de Dussardier. Après une suite de pièces, toutes remplies
d'étoffes garnissant des rayons ou étendues en travers sur des tables, tandis
que, çà et là, des champignons de bois supportaient des châles, il l'aperçut
dans une espèce de cage grillée, au milieu de registres, et écrivant debout sur
un pupitre. Le brave garçon lâcha immédiatement sa besogne.
Les témoins
arrivèrent avant midi. Frédéric, par bon goût, crut devoir ne pas assister à la
conférence.
Le Baron et M. Joseph déclarèrent qu'ils se contenteraient
des excuses les plus simples. Mais Regimbart, ayant pour principe de ne céder
jamais, et qui tenait à défendre l'honneur d'Arnoux (Frédéric ne lui avait point
parlé d'autre chose), demanda que le Vicomte fît des excuses. M. de Comaing fut
révolté de l'outrecuidance. Le Citoyen n'en voulut pas démordre. Toute
conciliation devenant impossible, on se battrait.
D'autres difficultés
surgirent ; car le choix des armes légalement appartenait à Cisy, l'offensé.
Mais Regimbart soutint que, par l'envoi du cartel, il se constituait
l'offenseur. Ses témoins se récrièrent qu'un soufflet, cependant, était la plus
cruelle des offenses. Le Citoyen épilogua sur les mots, un coup n'étant pas un
soufflet. Enfin, on décida qu'on s'en rapporterait à des militaires ; et les
quatre témoins sortirent, pour aller consulter des officiers dans une caserne
quelconque.
Ils s'arrêtèrent à celle du quai d'Orsay. M. de Comaing,
ayant abordé deux capitaines, leur exposa la contestation.
Les
capitaines n'y comprirent goutte, embrouillée qu'elle fut par les phrases
incidentes du Citoyen. Bref, ils conseillèrent à ces messieurs d'écrire un
procès-verbal ; après quoi, ils décideraient. Alors, on se transporta dans un
café ; et même, pour faire les choses plus discrètement, on désigna Cisy par un
H et Frédéric par un K.
Puis on retourna à la caserne. Les officiers
étaient sortis. Ils reparurent, et déclarèrent qu'évidemment le choix des armes
appartenait à M. H. Tous s'en revinrent chez Cisy. Regimbart et Dussardier
restèrent sur le trottoir.
Le Vicomte, en apprenant la solution, fut
pris d'un si grand trouble, qu'il se la fit répéter plusieurs fois ; et, quand
M. de Comaing en vint aux prétentions de Regimbart, il murmura " cependant " ,
n'étant pas loin, en lui-même, d'y obtempérer. Puis il se laissa choir dans un
fauteuil, et déclara qu'il ne se battrait pas.
-- " Hein ? comment ? "
dit le Baron.
Alors, Cisy s'abandonna à un flux labial désordonné.
Il voulait se battre au tromblon, à bout portant, avec un seul pistolet.
-- " Ou bien on mettra de l'arsenic dans un verre, qui sera tiré au
sort. Ça se fait quelquefois ; je l'ai lu ! "
Le Baron, peu endurant
naturellement, le rudoya.
-- " Ces messieurs attendent votre réponse.
C'est indécent, à la fin ! Que prenez-vous ? voyons ! Est-ce l'épée ? "
Le Vicomte répliqua " oui " , par un signe de tête ; et le rendez-vous
fut fixé pour le lendemain, à la porte Maillot, à sept heures juste.
Dussardier étant contraint de s'en retourner à ses affaires, Regimbart
alla prévenir Frédéric.
On l'avait laissé toute la journée sans
nouvelles ; son impatience était devenue intolérable.
-- " Tant mieux !
" s'écria-t-il.
Le Citoyen fut satisfait de sa contenance.
-- "
On réclamait de nous des excuses, croiriez-vous ? Ce n'était rien, un simple mot
! Mais je les ai envoyés joliment bouler ! Comme je le devais, n'est-ce pas ? "
-- " Sans doute " , dit Frédéric, tout en songeant qu'il eût mieux fait
de choisir un autre témoin.
Puis, quand il fut seul, il se répéta tout
haut, plusieurs fois :
-- " Je vais me battre. Tiens, je vais me battre
! C'est drôle ! "
Et, comme il marchait dans sa chambre, en passant
devant sa glace, il s'aperçut qu'il était pâle.
-- " Est-ce que j'aurais
peur ? "
Une angoisse abominable le saisit à l'idée d'avoir peur sur le
terrain.
-- " Si j'étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même
façon. Oui, je serai tué ! "
Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en
robe noire ; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre
lâcheté l'exaspéra. Il fut pris d'un paroxysme de bravoure, d'une soif
carnassière. Un bataillon ne l'eût pas fait reculer. Cette fièvre calmée, il se
sentit, avec joie, inébranlable. Pour se distraire, il se rendit à l'Opéra, où
l'on donnait un ballet. Il écouta la musique, lorgna les danseuses, et but un
verre de punch, pendant l'entracte. Mais, en rentrant chez lui, la vue de son
cabinet, de ses meubles, où il se retrouvait peut-être pour la dernière fois,
lui causa une faiblesse.
Il descendit dans son jardin. Les étoiles
brillaient ; il les contempla. L'idée de se battre pour une femme le grandissait
à ses yeux, l'ennoblissait. Puis il alla se coucher tranquillement.
Il
n'en fut pas de même de Cisy. Après le départ du Baron, Joseph avait tâché de
remonter son moral, et, comme le Vicomte demeurait froid :
-- "
Pourtant, mon brave, si tu préfères en rester là, j'irai le dire. "
Cisy
n'osa répondre " certainement " , mais il en voulut à son cousin de ne pas lui
rendre ce service sans en parler.
Il souhaita que Frédéric, pendant la
nuit, mourût d'une attaque d'apoplexie, ou qu'une émeute survenant, il y eût le
lendemain assez de barricades pour fermer tous les abords du bois de Boulogne,
ou qu'un événement empêchât un des témoins de s'y rendre ; car le duel faute de
témoins manquerait. Il avait envie de se sauver par un train express n'importe
où. Il regretta de ne pas savoir la médecine pour prendre quelque chose qui,
sans exposer ses jours, ferait croire à sa mort. Il arriva jusqu'à désirer être
malade, gravement.
Afin d'avoir un conseil, un secours, il envoya
chercher M. des Aulnays. L'excellent homme était retourné en Saintonge, sur une
dépêche lui apprenant l'indisposition d'une de ses filles. Cela parut de mauvais
augure à Cisy. Heureusement que M. Vezou, son précepteur, vint le voir. Alors il
s'épancha.
-- " Comment faire, mon Dieu ! comment faire ? "
-- "
Moi, à votre place, monsieur le Comte, je payerais un fort de la halle pour lui
flanquer une raclée. "
-- " Il saurait toujours de qui ça vient ! "
reprit Cisy.
Et, de temps à autre, il poussait un gémissement, puis :
-- " Mais est-ce qu'on a le droit de se battre en duel ? "
-- "
C'est un reste de barbarie ! Que voulez-vous ! "
Par complaisance, le
pédagogue s'invita lui-même à dîner. Son élève ne mangea rien, et, après le
repas, sentit le besoin de faire un tour.
Il dit en passant devant une
église :
-- " Si nous entrions un peu... pour voir ? "
M. Vezou
ne demanda pas mieux, et même lui présenta de l'eau bénite.
C'était le
mois de Marie, des fleurs couvraient l'autel, des voix chantaient, l'orgue
résonnait. Mais il lui fut impossible de prier, les pompes de la religion lui
inspirant des idées de funérailles ; il entendait comme des bourdonnements de
De profundis .
-- " Allons-nous-en ! Je ne me sens pas bien ! "
Ils employèrent toute la nuit à jouer aux cartes. Le Vicomte s'efforça
de perdre, afin de conjurer la mauvaise chance, ce dont M. Vezou profita. Enfin,
au petit jour, Cisy, qui n'en pouvait plus, s'affaissa sur le tapis vert, et eut
un sommeil plein de songes désagréables.
Si le courage, pourtant,
consiste à vouloir dominer sa faiblesse, le Vicomte fut courageux, car, à la vue
de ses témoins qui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la
vanité lui faisant comprendre qu'une reculade le perdrait. M. de Comaing le
complimenta sur sa bonne mine.
Mais, en route, le bercement du fiacre et
la chaleur du soleil matinal l'énervèrent. Son énergie était retombée. Il ne
distinguait même plus où l'on était.
Le Baron se divertit à augmenter sa
frayeur, en parlant du " cadavre " , et de la manière de le rentrer en ville,
clandestinement. Joseph donnait la réplique ; tous deux, jugeant l'affaire
ridicule, étaient persuadés qu'elle s'arrangerait.
Cisy gardait sa tête
sur sa poitrine ; il la releva doucement et fit observer qu'on n'avait pas pris
de médecin.
-- " C'est inutile " , dit le Baron.
-- " Il n'y a
pas de danger, alors ? "
Joseph répliqua d'un ton grave :
-- "
Espérons-le ! "
Et personne dans la voiture ne parla plus.
A
sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot. Frédéric et ses
témoins s'y trouvaient, habillés de noir tous les trois. Regimbart, au lieu de
cravate, avait un col de crin comme un troupier ; et il portait une espèce de
longue boîte à violon, spéciale pour ce genre d'aventures. On échangea
froidement un salut. Puis tous s'enfoncèrent dans le bois de Boulogne, par la
route de Madrid, afin d'y trouver une place convenable.
Regimbart dit à
Frédéric, qui marchait entre lui et Dussardier :
-- " Eh bien, et cette
venette, qu'en fait-on ? Si vous avez besoin de quelque chose, ne vous gênez
pas, je connais ça ! La crainte est naturelle à l'homme. "
Puis, à voix
basse :
-- " Ne fumez plus, ça amollit ! "
Frédéric jeta son
cigare qui le gênait, et continua d'un pied ferme. Le Vicomte avançait par
derrière, appuyé sur le bras de ses deux témoins.
De rares passants les
croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir.
Au détour d'un sentier, une femme en madras causait avec un homme en blouse, et,
dans la grande avenue sous les marronniers, des domestiques en veste de toile
promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son
alezan et le lorgnon dans l'oeil, il chevauchait à la portière des calèches ;
ces souvenirs renforçaient son angoisse ; une soif intolérable le brûlait ; la
susurration des mouches se confondait avec le battement de ses artères ; ses
pieds enfonçaient dans le sable ; il lui semblait qu'il était en train de
marcher depuis un temps infini.
Les témoins, sans s'arrêter, fouillaient
de l'oeil les deux bords de la route. On délibéra si l'on irait à la croix
Catelan ou sous les murs de Bagatelle. Enfin, on prit à droite ; et on s'arrêta
dans une espèce de quinconce, entre des pins.
L'endroit fut choisi de
manière à répartir également le niveau du terrain. On marqua les deux places où
les adversaires devaient se poser. Puis Regimbart ouvrit sa boîte. Elle
contenait, sur un capitonnage de basane rouge, quatre épées charmantes, creuses
au milieu, avec des poignées garnies de filigrane. Un rayon lumineux, traversant
les feuilles, tomba dessus ; et elles parurent à Cisy briller comme des vipères
d'argent sur une mare de sang.
Le Citoyen fit voir qu'elles étaient de
longueur pareille ; il prit la troisième pour lui-même, afin de séparer les
combattants, en cas de besoin. M. de Comaing tenait une canne. Il y eut un
silence. On se regarda. Toutes les figures avaient quelque chose d'effaré ou de
cruel.
Frédéric avait mis bas sa redingote et son gilet. Joseph aida
Cisy à faire de même ; sa cravate étant retirée, on aperçut à son cou, une
médaille bénite. Cela fit sourire de pitié Regimbart.
Alors, M. de
Comaing (pour laisser à Frédéric encore un moment de réflexion) tâcha d'élever
des chicanes. Il réclama le droit de mettre un gant, celui de saisir l'épée de
son adversaire avec la main gauche ; Regimbart, qui était pressé, ne s'y refusa
pas. Enfin le Baron, s'adressant à Frédéric :
-- " Tout dépend de vous,
Monsieur ! Il n'y a jamais de déshonneur à reconnaître ses fautes. "
Dussardier l'approuvait du geste. Le Citoyen s'indigna.
-- "
Croyez-vous que nous sommes ici pour plumer les canards, fichtre ?... En garde !
"
Les adversaires étaient l'un devant l'autre, leurs témoins de chaque
côté. Il cria le signal :
-- " Allons ! "
Cisy devint
effroyablement pâle. Sa lame tremblait par le bout, comme une cravache. Sa tête
se renversait, ses bras s'écartèrent, il tomba sur le dos, évanoui. Joseph le
releva ; et, tout en lui poussant sous les narines un flacon, il le secouait
fortement. Le Vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un
furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne ; et il l'attendait, l'oeil
fixe, la main haute.
-- " Arrêtez, arrêtez ! " cria une voix qui venait
de la route, en même temps que le bruit d'un cheval au galop ; et la capote d'un
cabriolet cassait les branches ! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir,
et criait toujours : " Arrêtez, arrêtez ! "
M. de Comaing, croyant à une
intervention de la police, leva sa canne.
-- " Finissez donc ! le
Vicomte saigne ! "
-- " Moi ? " dit Cisy.
En effet, il s'était,
dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.
-- " Mais c'est en
tombant " , ajouta le Citoyen.
Le Baron feignit de ne pas entendre.
Arnoux avait sauté du cabriolet.
-- " J'arrive trop tard ! Non !
Dieu soit loué ! "
Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui
couvrait le visage de baisers.
-- " Je sais le motif : vous avez voulu
défendre votre vieil ami ! C'est bien, cela, c'est bien ! Jamais je ne
l'oublierai ! Comme vous êtes bon ! Ah ! cher enfant ! "
Il le
contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. Le Baron se
tourna vers Joseph.
-- " Je crois que nous sommes de trop dans cette
petite fête de famille. C'est fini, n'est-ce pas, Messieurs "
--
Vicomte, mettez votre bras en écharpe ; tenez, voilà mon foulard. " Puis, avec
un geste impérieux : " Allons ! pas de rancune ! Cela se doit ! "
Les
deux combattants se serrèrent la main, mollement. Le Vicomte, M. de Comaing et
Joseph disparurent d'un côté, et Frédéric s'en alla de l'autre avec ses amis.
Comme le restaurant de Madrid n'était pas loin, Arnoux proposa de s'y
rendre pour boire un verre de bière.
-- " On pourrait même déjeuner " ,
dit Regimbart.
Mais, Dussardier n'en ayant pas le loisir, ils se
bornèrent à un rafraîchissement, dans le jardin. Tous éprouvaient cette
béatitude qui suit les dénouements heureux. Le Citoyen, cependant, était fâché
qu'on eût interrompu le duel au bon moment.
Arnoux en avait eu
connaissance par un nommé Compain, ami de Regimbart ; et dans un élan de coeur,
il était accouru pour l'empêcher, croyant, du reste, en être la cause. Il pria
Frédéric de lui fournir là-dessus quelques détails. Frédéric, ému par les
preuves de sa tendresse, se fit scrupule d'augmenter son illusion :
-- "
De grâce, n'en parlons plus ! "
Arnoux trouva cette réserve fort
délicate. Puis, avec sa légèreté ordinaire, passant à une autre idée :
-- " Quoi de neuf, Citoyen ? "
Et ils se mirent à causer
traites, échéances. Afin d'être plus commodément, ils allèrent même chuchoter à
l'écart sur une autre table.
Frédéric distingua ces mots : " Vous allez
me souscrire... -- Oui ! mais, vous, bien entendu... -- Je l'ai négocié enfin
pour trois cents ! -- Jolie commission, ma foi ! " Bref, il était clair
qu'Arnoux tripotait avec le Citoyen beaucoup de choses.
Frédéric songea
à lui rappeler ses quinze mille francs. Mais sa démarche récente interdisait les
reproches, même les plus doux. D'ailleurs, il se sentait fatigué. L'endroit
n'était pas convenable. Il remit cela à un autre jour.
Arnoux, assis à
l'ombre d'un troène, fumait d'un air hilare. Il leva les yeux vers les portes
des cabinets donnant toutes sur le jardin, et dit qu'il était venu là,
autrefois, bien souvent.
-- " Pas seul, sans doute ? " répliqua le
Citoyen.
-- " Parbleu ! "
-- " Quel polisson vous faites ! un
homme marié ! "
-- " Eh bien, et vous donc ! " reprit Arnoux ; et, avec
un sourire indulgent : " Je suis même sûr que ce gredin-là possède quelque part
une chambre, où il reçoit des petites filles ! "
Le Citoyen confessa que
c'était vrai, par un simple haussement de sourcils. Alors, ces deux messieurs
exposèrent leurs goûts : Arnoux préférait maintenant la jeunesse, les ouvrières
; Regimbart détestait " les " mijaurées " et tenait avant tout au positif. La
conclusion, fournie par le marchand de faïence, fut qu'on ne devait pas traiter
les femmes sérieusement.
-- " Cependant, il aime la sienne ! " songeait
Frédéric, en s'en retournant ; et il le trouvait un malhonnête homme. Il lui en
voulait de ce duel, comme si c'eût été pour lui qu'il avait, tout à l'heure,
risqué sa vie.
Mais il était reconnaissant à Dussardier de son
dévouement ; le commis, sur ses instances, arriva bientôt à lui faire une visite
tous les jours.
Frédéric lui prêtait des livres : Thiers, Dulaure,
Barante, les Girondins de Lamartine. Le brave garçon l'écoutait avec
recueillement et acceptait ses opinions comme celles d'un maître.
Il
arriva un soir tout effaré.
Le matin, sur le boulevard, un homme qui
courait à perdre haleine s'était heurté contre lui ; et, l'ayant reconnu pour un
ami de Sénécal, lui avait dit :
-- " On vient de le prendre, je me sauve
! "
Rien de plus vrai. Dussardier avait passé la journée aux
informations. Sénécal était sous les verrous, comme prévenu d'attentat
politique.
Fils d'un contremaître, né à Lyon et ayant eu pour professeur
un ancien disciple de Chalier, dès son arrivée à Paris, il s'était fait recevoir
de la Société des Familles ; ses habitudes étaient connues ; la police le
surveillait. Il s'était battu dans l'affaire de mai 1839, et, depuis lors, se
tenait à l'ombre, mais s'exaltant de plus en plus, fanatique d'Alibaud, mêlant
ses griefs contre la société à ceux du peuple contre la monarchie, et
s'éveillant chaque matin avec l'espoir d'une révolution qui, en quinze jours ou
un mois, changerait le monde. Enfin, écoeuré par la mollesse de ses frères,
furieux des retards qu'on opposait à ses rêves et désespérant de la patrie, il
était entré comme chimiste dans le complot des bombes incendiaires ; et on
l'avait surpris portant de la poudre qu'il allait essayer à Montmartre,
tentative suprême pour établir la République.
Dussardier ne la
chérissait pas moins, car elle signifiait, croyait-il, affranchissement et
bonheur universel. Un jour, -- à quinze ans, -- dans la rue Transnonain, devant
la boutique d'un épicier, il avait vu des soldats la baïonnette rouge de sang,
avec des cheveux collés à la crosse de leur fusil ; depuis ce temps-là, le
Gouvernement l'exaspérait comme l'incarnation même de l'Injustice. Il confondait
un peu les assassins et les gendarmes ; un mouchard valait à ses yeux un
parricide. Tout le mal répandu sur la terre, il l'attribuait naïvement au
Pouvoir ; et il le haïssait d'une haine essentielle, permanente, qui lui tenait
tout le coeur et raffinait sa sensibilité. Les déclamations de Sénécal l'avaient
ébloui. Qu'il fût coupable ou non, et sa tentative odieuse, peu importait ! Du
moment qu'il était la victime de l'Autorité, on devait le servir.
-- "
Les Pairs le condamneront, certainement ! Puis il sera emmené dans une voiture
cellulaire, comme un galérien, et on l'enfermera au Mont- Saint-Michel, où le
Gouvernement les fait mourir ! Austen est devenu fou ! "
Steuben s'est
tué ! Pour transférer Barbès dans un cachot, on l'a tiré par les jambes, par les
cheveux ! On lui piétinait le corps, et sa tête rebondissait à chaque marche
tout le long de l'escalier. Quelle abomination ! les Misérables ! "
Des
sanglots de colère l'étouffaient, et il tournait dans la chambre, comme pris
d'une grande angoisse.
-- " Il faudrait faire quelque chose, cependant !
Voyons ! Moi, je ne sais pas ! Si nous tâchions de le délivrer, hein ? Pendant
qu'on le mènera au Luxembourg, on peut se jeter sur l'escorte dans le couloir !
Une douzaine d'hommes déterminés, ça passe partout. "
Il y avait tant de
flamme dans ses yeux, que Frédéric en tressaillit.
Sénécal lui apparut
plus grand qu'il ne croyait. Il se rappela ses souffrances, sa vie austère ;
sans avoir pour lui l'enthousiasme de Dussardier, il éprouvait néanmoins cette
admiration qu'inspire tout homme se sacrifiant à une idée. Il se disait que,
s'il l'eût secouru, Sénécal n'en serait pas là ; et les deux amis cherchèrent
laborieusement quelque combinaison pour le sauver.
Il leur fut
impossible de parvenir jusqu'à lui.
Frédéric s'enquérait de son sort
dans les journaux, et pendant trois semaines fréquenta les cabinets de lecture.
Un jour, plusieurs numéros du Flambard lui tombèrent sous la
main. L'article de fond, invariablement, était consacré à démolir un homme
illustre. Venaient ensuite les nouvelles du monde, les cancans. Puis, on
blaguait l'Odéon, Carpentras, la pisciculture, et les condamnés à mort quand il
y en avait. La disparition d'un paquebot fournit matière à plaisanteries pendant
un an. Dans la troisième colonne, un courrier des arts donnait, sous forme
d'anecdote ou de conseil, des réclames de tailleurs, avec des comptes rendus de
soirées, des annonces de ventes, des analyses d'ouvrages, traitant de la même
encre un volume de vers et une paire de bottes. La seule partie sérieuse était
la critique des petits théâtres, où l'on s'acharnait sur deux ou trois
directeurs ; et les intérêts de l'Art étaient invoqués à propos des décors des
Funambules ou d'une amoureuse des Délassements.
Frédéric allait rejeter
tout cela quand ses yeux rencontrèrent un article intitulé : Une poulette entre
trois cocos. C'était l'histoire de son duel, narrée en style sémillant, gaulois.
Il se reconnut sans peine, car il était désigné par cette plaisanterie, laquelle
revenait souvent : " Un jeune homme du collège de Sens et qui en manque. " , On
le représentait même comme un pauvre diable de provincial, un obscur nigaud,
tâchant de frayer avec les grands seigneurs. Quant au Vicomte, il avait le beau
rôle, d'abord dans le souper, où il s'introduisait de force, ensuite dans le
pari, puisqu'il emmenait la demoiselle, et finalement sur le terrain, où il se
comportait en gentilhomme. La bravoure de Frédéric n'était pas niée,
précisément, mais on faisait comprendre qu'un intermédiaire, le protecteur
lui-même, était survenu juste à temps. Le tout se terminait par cette phrase,
grosse peut-être de perfidies :
" D'où vient leur tendresse ? Problème !
et, comme dit Bazile, qui diable est-ce qu'on trompe ici ? "
C'était,
sans le moindre doute, une vengeance d'Hussonnet contre Frédéric, pour son refus
des cinq mille francs.
Que faire ? S'il lui en demandait raison, le
bohème protesterait de son innocence, et il n'y gagnerait rien. Le mieux était
d'avaler la chose silencieusement. Personne, après tout, ne lisait le
Flambard .
En sortant du cabinet de lecture, il aperçut du monde
devant la boutique d'un marchand de tableaux. On regardait un portrait de femme,
avec cette ligne écrite au bas en lettres noires : " Mlle Rose-Annette Bron,
appartenant à M. Frédéric Moreau, de Nogent. "
C'était bien, Elle -- ou
à peu près, -- vue de face, les seins découverts, les cheveux dénoués, et tenant
dans ses mains une bourse de velours rouge, tandis que, par derrière, un paon
avançait son bec sur son épaule, en couvrant la muraille de ses grandes plumes
en éventail.
Pellerin avait fait cette exhibition pour contraindre
Frédéric au payement, persuadé qu'il était célèbre et que tout Paris, s'animant
en sa faveur, allait s'occuper de cette misère.
Etait-ce une conjuration
? Le peintre et le journaliste avaient-ils monté leur coup ensemble ?
Son duel n'avait rien empêché. Il devenait ridicule, tout le monde se
moquait de lui.
Trois jours après, à la fin de juin, les actions du Nord
ayant fait quinze francs de hausse, comme il en avait acheté deux mille l'autre
mois, il se trouva gagner trente mille francs. Cette caresse de la fortune lui
redonna confiance. Il se dit qu'il n'avait besoin de personne, que tous ses
embarras venaient de sa timidité, de ses hésitations. Il aurait dû commencer
avec la Maréchale brutalement, refuser Hussonnet dès le premier jour, ne pas se
compromettre avec Pellerin ; et, pour montrer que rien ne le gênait, il se
rendit chez Mme Dambreuse, à une de ses soirées ordinaires.
Au milieu de
l'antichambre, Martinon, qui arrivait en même temps que lui, se retourna.
-- " Comment, tu viens ici, toi ? " avec l'air surpris et même contrarié
de le voir.
-- " Pourquoi pas ? "
Et, tout en cherchant la cause
d'un tel abord, Frédéric s'avança dans le salon.
La lumière était
faible, malgré les lampes posées dans les coins ; car les trois fenêtres,
grandes ouvertes, dressaient parallèlement trois larges carrés d'ombre noire.
Des jardinières, sous les tableaux, occupaient jusqu'à hauteur d'homme les
intervalles de la muraille ; et une théière d'argent avec un samovar se mirait
au fond, dans une glace. Un murmure de voix discrètes s'élevait. On entendait
des escarpins craquer sur le tapis.
Il distingua des habits noirs, puis
une table ronde éclairée par un grand abat-jour, sept ou huit femmes en
toilettes d'été, et, un peu plus loin, Mme Dambreuse dans un fauteuil à bascule.
Sa robe de taffetas lilas avait des manches à crevés, d'où s'échappaient des
bouillons de mousseline, le ton doux de l'étoffe se mariant à la nuance de ses
cheveux ; et elle se tenait quelque peu renversée en arrière, avec le bout de
son pied sur un coussin, -- tranquille comme une oeuvre d'art pleine de
délicatesse, une fleur de haute culture.
M. Dambreuse et un vieillard à
chevelure blanche se promenaient dans toute la longueur du salon. Quelques-uns
s'entretenaient au bord des petits divans, çà et là ; les autres, debout,
formaient un cercle au milieu.
Ils causaient de votes, d'amendements, de
sous-amendements, du discours de M. Grandin, de la réplique de M. Benoîst. Le
tiers parti décidément allait trop loin ! Le centre gauche aurait dû se souvenir
un peu mieux de ses origines ! Le ministère avait reçu de graves atteintes ! Ce
qui devait rassurer pourtant, c'est qu'on ne lui voyait point de successeur.
Bref, la situation était complètement analogue à celle de 1834.
Comme
ces choses ennuyaient Frédéric, il se rapprocha des femmes. Martinon était près
d'elles, debout, le chapeau sous le bras, la figure de trois quarts, et si
convenable, qu'il ressemblait à de la porcelaine de Sèvres. Il prit une Revue
des Deux Mondes traînant sur la table, entre une Imitation et un Annuaire de
Gotha, et jugea de haut un poète illustre, dit qu'il allait aux conférences de
Saint-François, se plaignit de son larynx, avalait de temps à autre une boule de
gomme ; et cependant, parlait musique, faisait le léger. Mlle Cécile, la nièce
de M. Dambreuse, qui se brodait une paire de manchettes, le regardait, en
dessous, avec ses prunelles d'un bleu pâle ; et Miss John, l'institutrice à nez
camus, en avait lâché sa tapisserie ; toutes deux paraissaient s'écrier
intérieurement :
-- " Qu'il est beau ! "
Mme Dambreuse se tourna
vers lui.
-- " Donnez-moi donc mon éventail, qui est sur cette console,
là-bas. Vous vous trompez ! l'autre ! "
Elle se leva ; et, comme il
revenait, ils se rencontrèrent au milieu du salon, face à face ; elle lui
adressa quelques mots, vivement, des reproches sans doute, à en juger par
l'expression altière de sa figure ; Martinon tâchait de sourire ; puis il alla
se mêler au conciliabule des hommes sérieux. Mme Dambreuse reprit sa place, et,
se penchant sur le bras de son fauteuil, elle dit à Frédéric :
-- " J'ai
vu quelqu'un, avant-hier, qui m'a parlé de vous, M. de Cisy ; vous le
connaissez, n'est-ce pas ? "
-- " Oui. un peu. "
Tout à coup Mme
Dambreuse s'écria :
-- " Duchesse, ah ! quel bonheur ! "
Et elle
s'avança jusqu'à la porte, au-devant d'une vieille petite dame, qui avait une
robe de taffetas carmélite et un bonnet de guipure, à longues pattes. Fille d'un
compagnon d'exil du comte d'Artois et veuve d'un maréchal de l'Empire créé pair
de France en 1830, elle tenait à l'ancienne cour comme à la nouvelle et pouvait
obtenir beaucoup de choses. Ceux qui causaient debout s'écartèrent, puis
reprirent leur discussion.
Maintenant, elle roulait sur le paupérisme,
dont toutes les peintures, d'après ces messieurs, étaient fort exagérées.
-- " Cependant " , objecta Martinon, " la misère existe, avouons-le !
Mais le remède ne dépend ni de la Science ni du Pouvoir. C'est une question
purement individuelle. Quand les basses classes voudront se débarrasser de leurs
vices, elles s'affranchiront de leurs besoins. Que le peuple soit plus moral, et
il sera moins pauvre ! "
Suivant M. Dambreuse, on n'arriverait à rien de
bien sans une surabondance du capital. Donc, le seul moyen possible était de
confier, " comme le voulaient, du reste, les saint-simoniens (mon Dieu, ils
avaient du bon ! soyons justes envers tout le monde), de confier, dis-je, la
cause du Progrès à ceux qui peuvent accroître la fortune publique " .
Insensiblement on aborda les grandes exploitations industrielles, les chemins de
fer, la houille. Et M. Dambreuse, s'adressant à Frédéric, lui dit tout bas :
-- " Vous n'êtes pas venu pour notre affaire. "
Frédéric allégua
une maladie ; mais sentant que l'excuse était trop bête :
-- "
D'ailleurs, j'ai eu besoin de mes fonds. "
-- " Pour acheter une voiture
? " reprit Mme Dambreuse, qui passait près de lui, une tasse de thé à la main ;
et elle le considéra pendant une minute, la tête un peu tournée sur son épaule.
Elle le croyait l'amant de Rosanette ; l'allusion était claire. Il
sembla même à Frédéric que toutes les dames le regardaient de loin, en
chuchotant. Pour mieux voir ce qu'elles pensaient, il se rapprocha d'elles,
encore une fois.
De l'autre côté de la table, Martinon, auprès de Mlle
Cécile, feuilletait un album. C'étaient des lithographies représentant des
costumes espagnols. Il lisait tout haut les légendes : " Femme de Séville, --
Jardinier de Valence, -- Picador andalou " ; et, descendant une fois jusqu'au
bas de la page, il continua d'une haleine :
-- " Jacques Arnoux,
éditeur. -- Un de tes amis, hein ? "
-- " C'est vrai " , dit Frédéric,
blessé par son air.
Mme Dambreuse reprit :
-- " En effet, vous
êtes venu, un matin. Pour... une maison, je crois ? oui, une maison appartenant
à sa femme. " (Cela signifiait : " C'est votre maîtresse. " )
Il rougit
jusqu'aux oreilles ; et M. Dambreuse, qui arrivait au même moment, ajouta :
-- " Vous paraissiez même vous intéresser beaucoup à eux. "
Ces
derniers mots achevèrent de décontenancer Frédéric.
Son trouble, que
l'on voyait, pensait-il, allait confirmer les soupçons, quand M. Dambreuse lui
dit de plus près, d'un ton grave :
-- " Vous ne faites pas d'affaires
ensemble, je suppose ? "
Il protesta par des secousses de tête
multipliées, sans comprendre l'intention du capitaliste, qui voulait lui donner
un conseil.
Il avait envie de partir. La peur de sembler lâche le
retint. Un domestique enlevait les tasses de thé ; Mme Dambreuse causait avec un
diplomate en habit bleu; deux jeunes filles, rapprochant leurs fronts, se
faisaient voir une bague ; les autres, assises en demi-cercle sur des fauteuils,
remuaient doucement leurs blancs visages, bordés de chevelures noires ou blondes
; personne enfin ne s'occupait de lui. Frédéric tourna les talons ; et, par une
suite de longs zigzags, il avait presque gagné la porte, quand, passant près
d'une console, il remarqua dessus, entre un vase de Chine et la boiserie, un
journal plié en deux. Il le tira quelque peu, et lut ces mots : le Flambard
.
Qui l'avait apporté ? Cisy ! Pas un autre évidemment.
Qu'importait, du reste ! Ils allaient croire, tous déjà croyaient peut-être à
l'article. Pourquoi cet acharnement ? Une ironie silencieuse l'enveloppait. Il
se sentait comme perdu dans un désert. Mais la voix de Martinon s'éleva :
-- " A propos d'Arnoux, j'ai lu parmi les prévenus des bombes
incendiaires, le nom d'un de ses employés, Sénécal. Est-ce le nôtre ?
--
" Lui-même " , dit Frédéric.
Martinon répéta, en criant très haut :
-- " Comment, notre Sénécal ! notre Sénécal ! "
Alors, on le
questionna sur le complot ; sa place d'attaché au Parquet devait lui fournir des
renseignements.
Il confessa n'en pas avoir. Du reste, il connaissait
fort peu le personnage, l'ayant vu deux ou trois fois seulement, et le tenait en
définitive pour un assez mauvais drôle. Frédéric, indigné, s'écria :
--
" Pas du tout ! c'est un très honnête garçon ! "
-- " Cependant,
monsieur " , dit un propriétaire, " on n'est pas honnête quand on conspire ! "
La plupart des hommes qui étaient là avaient servi, au moins, quatre
gouvernements ; et ils auraient vendu la France ou le genre humain, pour
garantir leur fortune, s'épargner un malaise, un embarras, ou même par simple
bassesse, adoration instinctive de la force. Tous déclarèrent les crimes
politiques inexcusables. Il fallait plutôt pardonner à ceux qui provenaient du
besoin ! Et on ne manqua pas de mettre en avant l'éternel exemple du père de
famille, volant l'éternel morceau de pain chez l'éternel boulanger.
Un
administrateur s'écria même :
-- " Moi, monsieur, si j'apprenais que mon
frère conspire, je le dénoncerais ! "
Frédéric invoqua le droit de
résistance ; et, se rappelant quelques phrases que lui avait dites Deslauriers,
il cita Desolmes, Blackstone, le bill des droits en Angleterre, et l'article 2
de la Constitution de 91. C'était même en vertu de ce droit-là qu'on avait
proclamé la déchéance de Napoléon ; il avait été reconnu en 1830, inscrit en
tête de la Charte.
-- " D'ailleurs, quand le souverain manque au
contrat, la justice veut qu'on le renverse. "
-- " Mais c'est abominable
! " exclama la femme d'un préfet.
Toutes les autres se taisaient,
vaguement épouvantées, comme si elles eussent entendu le bruit des balles. Mme
Dambreuse se balançait dans son fauteuil, et l'écoutait parler en souriant.
Un industriel, ancien carbonaro, tâcha de lui démontrer que les
d'Orléans étaient une belle famille ; sans doute, il y avait des abus...
-- " Eh bien, alors ? "
-- " Mais on ne doit pas les dire, cher
monsieur ! Si vous saviez comme toutes ces criailleries de l'Opposition nuisent
aux affaires ! "
-- " Je me moque des affaires ! " reprit Frédéric.
La pourriture de ces vieux l'exaspérait ; et, emporté par la bravoure
qui saisit quelquefois les plus timides, il attaqua les financiers, les députés,
le Gouvernement, le Roi, prit la défense des Arabes, débitait beaucoup de
sottises. Quelques-uns l'encourageaient ironiquement : " Allez donc ! continuez
! " tandis que d'autres murmuraient : " Diable ! quelle exaltation ! " Enfin, il
jugea convenable de se retirer ; et, comme il s'en allait, M. Dambreuse lui dit,
faisant allusion à la place de secrétaire :
-- " Rien n'est terminé
encore ! Mais dépêchez-vous ! "
Et Mme Dambreuse :
-- " A
bientôt, n'est-ce pas ? "
Frédéric jugea leur adieu une dernière
moquerie. Il était déterminé à ne jamais revenir dans cette maison, à ne plus
fréquenter tous ces gens-là. Il croyait les avoir blessés, ne sachant pas quel
large fonds d'indifférence le monde possède ! Ces femmes surtout l'indignaient.
Pas une qui l'eût soutenu, même du regard. Il leur en voulait de ne pas les
avoir émues. Quant à Mme Dambreuse, il lui trouvait quelque chose à la fois de
langoureux et de sec qui empêchait de la définir par une formule. Avait- elle un
amant ? Quel amant ? Etait-ce le diplomate ou un autre ? Martinon, peut-être ?
Impossible ! Cependant, il éprouvait une espèce de jalousie contre lui, et
envers elle une malveillance inexplicable.
Dussardier, venu ce soir-là
comme d'habitude, l'attendait. Frédéric avait le coeur gonflé ; il le dégorgea
et ses griefs, bien que vagues et difficiles à comprendre, attristèrent le brave
commis ; il se plaignait même de son isolement. Dussardier, en hésitant un peu,
proposa de se rendre chez Deslauriers.
Frédéric, au nom de l'avocat, fut
pris par un besoin extrême de le revoir. Sa solitude intellectuelle était
profonde, et la compagnie de Dussardier insuffisante. Il lui répondit d'arranger
les choses comme il voudrait.
Deslauriers, également, sentait depuis
leur brouille une privation dans sa vie. Il céda sans peine à des avances
cordiales.
Tous deux s'embrassèrent, puis se mirent à causer de choses
indifférentes.
La réserve de Deslauriers attendrit Frédéric ; et, pour
lui faire une sorte de réparation, il lui conta le lendemain sa perte de quinze
mille francs, sans dire que ces quinze mille francs lui étaient primitivement
destinés. L'avocat n'en douta pas, néanmoins. Cette mésaventure, qui lui donnait
raison dans ses préjugés contre Arnoux, désarma tout à fait sa rancune ; et il
ne parla point de l'ancienne promesse.
Frédéric, trompé par son silence,
crut qu'il l'avait oubliée. Quelques jours après, il lui demanda s'il n'existait
pas de moyens de rentrer dans ses fonds.
On pouvait discuter les
hypothèques précédentes, attaquer Arnoux comme stellionataire, faire des
poursuites au domicile contre la femme.
-- " Non ! non ! pas contre elle
! " , s'écria Frédéric ; et, cédant aux questions de l'ancien clerc, il avoua la
vérité.
Deslauriers fut convaincu qu'il ne la disait pas complètement,
par délicatesse sans doute. Ce défaut de confiance le blessa.
Ils
étaient, cependant, aussi liés qu'autrefois, et même ils avaient tant de plaisir
à se trouver ensemble, que la présence de Dussardier les gênait. Sous prétexte
de rendez-vous, ils arrivèrent à s'en débarrasser peu à peu. Il y a des hommes
n'ayant pour mission parmi les autres que de servir d'intermédiaires ; on les
franchit comme des ponts, et l'on va plus loin.
Frédéric ne cachait rien
à son ancien ami. Il lui dit l'affaire des houilles, avec la proposition de M.
Dambreuse.
L'avocat devint rêveur.
-- " C'est drôle ! Il
faudrait pour cette place quelqu'un d'assez fort en droit ! "
-- " Mais
tu pourras m'aider " , reprit Frédéric.
-- " Oui... tiens... parbleu !
certainement. " Dans la même semaine, il lui montra une lettre de sa mère.
Mme Moreau s'accusait d'avoir mal jugé M. Roque, lequel avait donné de
sa conduite des explications satisfaisantes. Puis elle parlait de sa fortune, et
de la possibilité, pour plus tard, d'un mariage avec Louise.
-- " Ce ne
serait peut-être pas bête ! dit Deslauriers. "
Frédéric s'en rejeta loin
; le père Roque, d'ailleurs, était un vieux filou. Cela n'y faisait rien, selon
l'avocat.
A la fin de juillet, une baisse inexplicable fit tomber les
actions du Nord. Frédéric n'avait pas vendu les siennes ; il perdit d'un seul
coup soixante mille francs. Ses revenus se trouvaient sensiblement diminués. Il
devait ou restreindre sa dépense, ou prendre un état, ou faire un beau mariage.
Alors, Deslauriers lui parla de Mlle Roque. Rien ne l'empêchait d'aller
voir un peu les choses par lui-même. Frédéric était un peu fatigué ; la province
et la maison maternelle le délasseraient. Il partit.
L'aspect des rues
de Nogent, qu'il monta sous le clair de la lune, le reporta dans de vieux
souvenirs ; et il éprouvait une sorte d'angoisse, comme ceux qui reviennent
après de longs voyages.
Il y avait chez sa mère tous les habitués
d'autrefois : MM. Gamblin, Heudras et Chambrion, la famille Lebrun, " ces
demoiselles Auger " ; de plus, le père Roque, et, en face de Mme Moreau, devant
une table de jeu, Mlle Louise. C'était une femme, à présent. Elle se leva, en
poussant un cri. Tous s'agitèrent. Elle était restée immobile, debout ; et les
quatre flambeaux d'argent posés sur la table augmentaient sa pâleur. Quand elle
se remit à jouer, sa main tremblait. Cette émotion flatta démesurément Frédéric,
dont l'orgueil était malade ; il se dit : " Tu m'aimeras, toi ! " et, prenant sa
revanche des déboires qu'il avait essuyés là-bas, il se mit à faire le Parisien,
le lion, donna des nouvelles des théâtres, rapporta des anecdotes du monde,
puisées dans les petits journaux, enfin éblouit ses compatriotes.
Le
lendemain, Mme Moreau s'étendit sur les qualités de Louise ; puis énuméra les
bois, les fermes qu'elle posséderait. La fortune de M. Roque était considérable.
Il l'avait acquise en faisant des placements pour M. Dambreuse ; car il
prêtait à des personnes pouvant offrir de bonnes garanties hypothécaires, ce qui
lui permettait de demander des suppléments ou des commissions. Le capital, grâce
à une surveillance active, ne risquait rien. D'ailleurs, le père Roque
n'hésitait jamais devant une saisie ; puis il rachetait à bas prix les biens
hypothéqués, et M. Dambreuse, voyant ainsi rentrer ses fonds, trouvait ses
affaires très bien faites.
Mais cette manipulation extra-légale le
compromettait vis-à-vis de son régisseur. Il n'avait rien à lui refuser. C'était
sur ses instances qu'il avait si bien accueilli Frédéric.
En effet, le
père Roque couvait au fond de son âme une ambition. Il voulait que sa fille fût
comtesse ; et, pour y parvenir, sans mettre en jeu le bonheur de son enfant, il
ne connaissait pas d'autre jeune homme que celui-là.
Par la protection
de M. Dambreuse, on lui ferait avoir le titre de son aïeul, Mme Moreau étant la
fille d'un comte de Fouvens, apparentée, d'ailleurs, aux plus vieilles familles
champenoises, les Lavernade, les d'Etrigny. Quant aux Moreau, une inscription
gothique, près des moulins de Villeneuve-l'Archevêque, parlait d'un Jacob Moreau
qui les avait réédifiés en 1596 ; et la tombe de son fils, Pierre Moreau,
premier écuyer du roi sous Louis XI, se voyait dans la chapelle Saint-Nicolas.
Tant d'honorabilité fascinait M. Roque, fils d'un ancien domestique. Si
la couronne comtale ne venait pas, il s'en consolerait sur autre chose ; car
Frédéric pouvait parvenir à la députation quand M. Dambreuse serait élevé à la
pairie, et alors l'aider dans ses affaires, lui obtenir des fournitures, des
concessions. Le jeune homme lui plaisait, personnellement. Enfin, il le voulait
pour gendre, parce que, depuis longtemps, il s'était féru de cette idée, qui ne
faisait que s'accroître.
Maintenant, il fréquentait l'église ; -- et il
avait séduit Mme Moreau par l'espoir du titre, surtout. Elle s'était gardée
cependant de faire une réponse décisive.
Donc, huit jours après, sans
qu'aucun engagement eût été pris, Frédéric passait pour " le futur " de Mlle
Louise ; et le père Roque, peu scrupuleux, les laissait ensemble quelquefois.
Chapitre V. ------------------------------------------------------
Deslauriers avait emporté de chez Frédéric la copie de l'acte de
subrogation, avec une procuration en bonne forme lui conférant de pleins
pouvoirs ; mais, quand il eut remonté ses cinq étages, et qu'il fut seul, au
milieu de son triste cabinet, dans son fauteuil de basane, la vue du papier
timbré l'écoeura.
Il était las de ces choses, et des restaurants à
trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. Il
reprit les paperasses ; d'autres se trouvaient à côté ; c'étaient les prospectus
de la compagnie houillère avec la liste des mines et le détail de leur
contenance, Frédéric lui ayant laissé tout cela pour avoir dessus son opinion.
Une idée lui vint : celle de se présenter chez M. Dambreuse, et de
demander la place de secrétaire. Cette Place, bien sûr, n'allait pas sans
l'achat d'un certain nombre d'actions. Il reconnut la folie de son projet et se
dit :
-- " Oh ! " non ! ce serait mal. "
Alors, il chercha
comment s'y prendre pour recouvrer les quinze mille francs. Une pareille somme
n'était rien pour Frédéric ! Mais, s'il l'avait eue, lui, quel levier ! Et
l'ancien clerc s'indigna que la fortune de l'autre fût grande.
-- " Il
en fait un usage pitoyable. C'est un égoïste. Eh ! je me moque bien de ses
quinze mille francs ! "
Pourquoi les avait-il prêtés ? Pour les beaux
yeux de Mme Arnoux. Elle était sa maîtresse ! Deslauriers n'en doutait pas. "
Voilà une chose de plus à quoi sert l'argent ! " Des pensées haineuses
l'envahirent.
Puis, il songea à la personne même de Frédéric. Elle avait
toujours exercé sur lui un charme presque féminin ; et il arriva bientôt à
l'admirer pour un succès dont il se reconnaissait incapable.
Cependant,
est-ce que la volonté n'était pas l'élément capital des entreprises ? et,
puisque avec elle on triomphe de tout...
-- " Ah ! ce serait drôle ! "
Mais il eut honte de cette perfidie, et, une minute après :
-- "
Bah ! est-ce que j'ai peur ? "
Mme Arnoux (à force d'en entendre parler)
avait fini par se peindre dans son imagination extraordinairement. La
persistance de cet amour l'irritait comme un problème. Son austérité un peu
théâtrale l'ennuyait maintenant. D'ailleurs, la femme du monde (ou ce qu'il
jugeait telle) éblouissait l'avocat comme le symbole et le résumé de mille
plaisirs inconnus. Pauvre, il convoitait le luxe sous sa forme la plus claire.
-- " Après tout, quand il se fâcherait, tant pis ! Il s'est trop mal
comporté envers moi, pour que je me gêne ! Rien ne m'assure qu'elle est sa
maîtresse ! Il me l'a nié. Donc, je suis libre ! "
Le désir de cette
démarche ne le quitta plus. C'était une épreuve de ses forces qu'il voulait
faire ; -- si bien qu'un jour, tout à coup, il vernit lui- même ses bottes,
acheta des gants blancs, et se mit en route, se substituant à Frédéric et
s'imaginant presque être lui, par une singulière évolution intellectuelle, où il
y avait à la fois de la vengeance et de la sympathie, de l'imitation et de
l'audace.
Il fit annoncer " le docteur Deslauriers. "
Mme Arnoux
fut surprise, n'ayant réclamé aucun médecin.
-- " Ah ! mille excuses !
c'est docteur en droit. Je viens pour les intérêts de M. Moreau. "
Ce
nom parut la troubler.
-- " Tant mieux ! " pensa l'ancien clerc ; "
puisqu'elle a bien voulu de lui, elle voudra de moi ! " s'encourageant par
l'idée reçue qu'il est plus facile de supplanter un amant qu'un mari.
Il
avait eu le plaisir de la rencontrer, une fois, au Palais ; il cita même la
date. Tant de mémoire étonna Mme Arnoux. Il reprit d'un ton doucereux :
-- " Vous aviez déjà... quelques embarras... dans vos affaires ! "
Elle ne répondit rien ; donc, c'était vrai.
Il se mit à causer
de choses et d'autres, de son logement, de la fabrique ; puis, apercevant, aux
bords de la glace, des médaillons :
-- " Ah ! des portraits de famille,
sans doute ? "
Il remarqua celui d'une vieille femme, la mère de Mme
Arnoux.
-- " Elle a l'air d'une excellente personne, un type méridional.
"
Et, sur l'objection qu'elle était de Chartres :
-- " Chartres
! jolie ville. "
Il en vanta la cathédrale et les pâtés ; puis, revenant
au portrait, y trouva des ressemblances avec Mme Arnoux, et lui lançait des
flatteries indirectement. Elle n'en fut pas choquée. Il prit confiance et dit
qu'il connaissait Arnoux depuis longtemps.
-- " C'est un brave garçon !
mais qui se compromet ! Pour cette hypothèque, par exemple, on n'imagine pas une
étourderie... "
-- " Oui ! je sais " , dit-elle, en haussant les
épaules.
Ce témoignage involontaire de mépris engagea Deslauriers à
poursuivre.
-- " Son histoire de kaolin, vous l'ignorez peut-être, a
failli tourner très mal, et même sa réputation... "
Un froncement de
sourcils l'arrêta.
Alors, se rabattant sur les généralités, il plaignit
les pauvres femmes dont les époux gaspillent la fortune...
-- " Mais
elle est à lui, monsieur ; moi, je n'ai rien ! " N'importe ! On ne savait pas...
Une personne d'expérience pouvait servir. Il fit des offres de dévouement,
exalta ses propres mérites ; et il la regardait en face, à travers ses lunettes
qui miroitaient.
Une torpeur vague la prenait ; mais, tout à coup :
-- " Voyons l'affaire, je vous prie ! "
Il exhiba le dossier.
-- " Ceci est la procuration de Frédéric. Avec un titre pareil aux mains
d'un huissier qui fera un commandement, rien n'est plus simple : dans les
vingt-quatre heures... " (Elle restait impassible, il changea de manoeuvre. ) "
Moi, du reste, je ne comprends pas ce qui le pousse à réclamer cette somme ; car
enfin il n'en a aucun besoin ! "
-- " Comment ! M. Moreau s'est montré
assez bon... "
-- " Oh ! d'accord ! "
Et Deslauriers entama son
éloge, puis vint à le dénigrer, tout doucement, le donnant pour oublieux,
personnel, avare.
-- " Je le croyais votre ami, monsieur ? "
--
" Cela ne m'empêche pas de voir ses défauts. Ainsi, il reconnaît bien peu...
comment dirais-je ? la sympathie... "
Mme Arnoux tournait les feuilles
du gros cahier. Elle l'interrompit, pour avoir l'explication d'un mot.
Il se pencha sur son épaule, et si près d'elle, qu'il effleura sa joue.
Elle rougit ; cette rougeur enflamma Deslauriers ; il lui baisa la main
voracement.
-- " Que faites-vous, monsieur ? "
Et, debout contre
la muraille, elle le maintenait immobile, sous ses grands yeux noirs irrités.
-- Ecoutez-moi ! Je vous aime !
Elle partit d'un éclat de rire,
un rire aigu, désespérant, atroce. Deslauriers sentit une colère à l'étrangler.
Il se contint ; et, avec la mine d'un vaincu, demandant grâce :
-- " Ah
! vous avez tort ! Moi, je n'irais pas comme lui... "
-- " De qui donc
parlez-vous ? "
-- " De Frédéric ! "
-- " Eh ! M. Moreau
m'inquiète peu, je vous l'ai dit ! "
-- " Oh ! pardon !. pardon ! "
Puis, d'une voix mordante, et faisant traîner ses phrases :
-- "
Je croyais même que vous vous intéressiez suffisamment à sa personne, pour
apprendre avec plaisir... "
Elle devint toute pâle. L'ancien clerc
ajouta :
-- " Il va se marier. "
-- " Lui ! "
-- " Dans
un mois, au plus tard, avec Mlle Roque, la fille du régisseur de M. Dambreuse.
Il est même parti pour Nogent, rien que pour cela. "
Elle porta la main
sur son coeur, comme au choc d'un grand coup ; mais tout de suite elle tira la
sonnette. Deslauriers n'attendit pas qu'on le mît dehors. Quand elle se
retourna, il avait disparu.
Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle
s'approcha de la fenêtre pour respirer.
De l'autre côté de la rue, sur
le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres
passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons
voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans l'appartement. Ses
enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une
désertion immense.
-- " Il va se marier ! est-ce possible ? "
Et
un tremblement nerveux la saisit.
-- " Pourquoi cela ? est-ce que je
l'aime ? "
Puis, tout à coup :
-- " Mais oui, je l'aime !... je
l'aime ! "
Il lui semblait descendre dans quelque chose de profond, qui
n'en finissait plus. La pendule sonna trois heures. Elle écouta les vibrations
du timbre mourir. Et elle restait au bord de son fauteuil, les prunelles fixes,
et souriant toujours.
La même après-midi, au même moment, Frédéric et
Mlle Louise se promenaient dans le jardin que M. Roque possédait au bout de
l'île. La vieille Catherine les surveillait, de loin ; ils marchaient côte à
côte, et Frédéric disait :
-- " Vous souvenez-vous quand je vous
emmenais dans la campagne ? "
-- " Comme vous étiez bon pour moi ! "
répondit-elle. " Vous m'aidiez à faire des gâteaux avec du sable, à remplir mon
arrosoir, à me balancer sur l'escarpolette ! "
-- " Toutes vos poupées,
qui avaient des noms de reines ou de marquises, que sont-elles devenues ? "
-- " Ma foi, je n'en sais rien ! "
-- " Et votre roquet Moricaud
! "
-- " Il s'est noyé, le pauvre chéri ! "
-- " Et le Don
Quichotte , dont nous coloriions ensemble les gravures ? "
-- " Je
l'ai encore ! "
Il lui rappela le jour de sa première communion, et
comme elle était gentille aux vêpres, avec son voile blanc et son grand cierge,
pendant qu'elles défilaient toutes autour du choeur, et que la cloche tintait.
Ces souvenirs, sans doute, avaient peu de charme pour Mlle Roque ; elle
ne trouva rien à répondre ; et, une minute après :
-- " Méchant ! qui ne
m'a pas donné une seule fois de ses nouvelles ! "
Frédéric objecta ses
nombreux travaux.
-- " Qu'est-ce donc que vous faites ? "
Il fut
embarrassé de la question, puis dit qu'il étudiait la politique.
-- " Ah
! "
Et, sans en demander davantage :
-- " Cela vous occupe, mais
moi !... "
Alors, elle lui conta l'aridité de son existence, n'ayant
personne à voir, pas le moindre plaisir, la moindre distraction ! Elle désirait
monter à cheval.
-- " Le Vicaire prétend que c'est inconvenant pour une
jeune fille ; est-ce bête, les convenances ! Autrefois, on me laissait faire
tout ce que je voulais ; à présent, rien ! "
-- " Votre père vous aime,
pourtant ! "
-- " Oui ; mais.... "
Et elle poussa un soupir, qui
signifiait : " Cela ne suffit pas à mon bonheur. "
Puis, il y eut un
silence. Ils n'entendaient que le craquement du sable sous leurs pieds avec le
murmure de la chute d'eau, car la Seine, au- dessus de Nogent, est coupée en
deux bras. Celui qui fait tourner les moulins dégorge en cet endroit la
surabondance de ses ondes, pour rejoindre plus bas le cours naturel du fleuve ;
et, lorsqu'on vient des ponts, on aperçoit, à droite sur l'autre berge, un talus
de gazon que domine une maison blanche. A gauche, dans la prairie, des peupliers
s'étendent, et l'horizon, en face, est borné par une courbe de la rivière ; elle
était plate comme un miroir ; de grands insectes patinaient sur l'eau
tranquille. Des touffes de roseaux et des joncs la bordent inégalement ; toutes
sortes de plantes venues là s'épanouissaient en boutons d'or, laissaient pendre
des grappes jaunes, dressaient des quenouilles de fleurs amarantes, faisaient au
hasard des fusées vertes. Dans une anse du rivage, des nymphéas s'étalaient ; et
un rang de vieux saules cachant des pièges à loup était, de ce côté de l'île,
toute la défense du jardin.
En deçà, dans l'intérieur, quatre murs à
chaperon d'ardoises enfermaient le potager, où les carrés de terre, labourés
nouvellement, formaient des plaques brunes. Les cloches des melons brillaient à
la file sur leur couche étroite ; les artichauts, les haricots, les épinards,
les carottes et les tomates alternaient jusqu'à un plant d'asperges, qui
semblait un petit bois de plumes.
Tout ce terrain avait été, sous le
Directoire, ce qu'on appelait une folie. Les arbres, depuis lors, avaient
démesurément grandi. De la clématite embarrassait les charmilles, les allées
étaient couvertes de mousse, partout les ronces foisonnaient. Des tronçons de
statues émiettaient leur plâtre sous les herbes. On se prenait en marchant dans
quelques débris d'ouvrage en fil de fer. Il ne restait plus du pavillon que deux
chambres au rez-de-chaussée avec des lambeaux de papier bleu. Devant la façade
s'allongeait une treille à l'italienne, où, sur des piliers en brique, un
grillage de bâtons supportait une vigne.
Ils vinrent là-dessous tous les
deux, et, comme la lumière tombait par les trous inégaux de la verdure,
Frédéric, en parlant à Louise de côté, observait l'ombre des feuilles sur son
visage.
Elle avait dans ses cheveux rouges, à son chignon, une aiguille
terminée par une boule de verre imitant l'émeraude ; et elle portait, malgré son
deuil (tant son mauvais goût était naïf), des pantoufles en paille garnies de
satin rose, curiosité vulgaire, achetées sans doute dans quelque foire.
Il s'en aperçut, et l'en complimenta ironiquement.
-- " Ne vous
moquez pas de moi ! " reprit-elle.
Puis, le considérant tout entier,
depuis son chapeau de feutre gris jusqu'à ses chaussettes de soie :
-- "
Comme vous êtes coquet ! "
Ensuite, elle le pria de lui indiquer des
ouvrages à lire. Il en nomma plusieurs ; et elle dit :
-- " Oh ! comme
vous êtes savant ! "
Toute petite, elle s'était prise d'un de ces amours
d'enfant qui ont à la fois la pureté d'une religion et la violence d'un besoin.
Il avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son esprit, fait
battre son coeur et versé involontairement jusqu'au fond d'elle-même une ivresse
latente et continue. Puis il l'avait quittée en pleine crise tragique, sa mère à
peine morte, les deux désespoirs se confondant. L'absence l'avait idéalisé dans
son souvenir ; il revenait avec une sorte d'auréole, et elle se livrait
ingénument au bonheur de le voir.
Pour la première fois de sa vie,
Frédéric se sentait aimé ; et ce plaisir nouveau, qui n'excédait pas l'ordre des
sentiments agréables, lui causait comme un gonflement intime ; si bien qu'il
écarta les deux bras, en se renversant la tête.
Un gros nuage passait
alors sur le ciel.
-- " Il va du côté de Paris " , dit Louise ; " vous
voudriez le suivre, n'est- ce pas ? "
-- " Moi ! pourquoi ? "
--
" Qui sait ? "
Et, le fouillant d'un regard aigu :
-- "
Peut-être que vous avez là-bas. (elle chercha le mot), quelque affection. "
-- " Eh ! je n'ai pas d'affection ! "
-- " Bien sûr ? "
-- " Mais oui, mademoiselle, bien sûr ! "
En moins d'un an, il
s'était fait dans la jeune fille une transformation extraordinaire qui étonnait
Frédéric.
Après une minute de silence, il ajouta :
-- " Nous
devrions nous tutoyer, comme autrefois ; voulez-vous ? "
-- " Non. "
-- " Pourquoi ? "
-- " Parce que ! "
Il insistait. Elle
répondit, en baissant la tête :
-- " Je n'ose pas. "
Ils étaient
arrivés au bout du jardin, sur la grève du Livon. Frédéric, par gaminerie, se
mit à faire des ricochets avec un caillou. Elle lui ordonna de s'asseoir. Il
obéit ; puis, en regardant la chute d'eau :
-- " C'est comme le Niagara
! "
Il vint à parler des contrées lointaines et de grands voyages.
L'idée d'en faire la charmait. Elle n'aurait eu peur de rien, ni des tempêtes,
ni des lions.
Assis, l'un près de l'autre, ils ramassaient devant eux
des poignées de sable, puis les faisaient couler de leurs mains tout en causant
; -- et le vent chaud qui arrivait des plaines leur apportait par bouffées des
senteurs de lavande, avec le parfum du goudron s'échappant d'une barque,
derrière l'écluse. Le soleil frappait la cascade ; les blocs verdâtres du petit
mur où l'eau coulait apparaissaient comme sous une gaze d'argent se déroulant
toujours. Une longue barre d'écume rejaillissait au pied, en cadence. Cela
formait ensuite des bouillonnements, des tourbillons, mille courants opposés, et
qui finissaient par se confondre en une seule nappe limpide.
Louise
murmura qu'elle enviait l'existence des poissons.
-- " Ça doit être si
doux de se rouler là-dedans, à son aise, de se sentir caressé partout. "
Et elle frémissait, avec des mouvements d'une câlinerie sensuelle.
Mais une voix cria :
-- " Où es-tu ? "
-- " Votre bonne
vous appelle " , dit Frédéric.
-- " Bien ! bien ! "
Louise ne se
dérangeait pas.
-- " Elle va se fâcher " , reprit-il.
-- " Cela
m'est égal ! et d'ailleurs. " , Mlle Roque faisant comprendre, par un geste,
qu'elle la tenait à sa discrétion.
Elle se leva pourtant, puis se
plaignit de mal de tête. Et, comme ils passaient devant un vaste hangar qui
contenait des bourrées :
-- " Si nous nous mettions dessous, à l'égaud ?
"
Il feignit de ne pas comprendre ce mot de patois, et même la taquina
sur son accent. Peu à peu, les coins de sa bouche se pincèrent, elle mordait ses
lèvres ; elle s'écarta pour bouder.
Frédéric la rejoignit, jura qu'il
n'avait pas voulu lui faire de mal et qu'il l'aimait beaucoup.
-- "
Est-ce vrai ? " s'écria-t-elle, en le regardant avec un sourire qui éclairait
tout son visage, un peu semé de taches de son.
Il ne résista pas à cette
bravoure de sentiment, à la fraîcheur de sa jeunesse, et il reprit :
--
" Pourquoi te mentirais-je ? tu en doutes... hein ? " en lui passant le bras
gauche autour de la taille.
Un cri, suave comme un roucoulement, jaillit
de sa gorge ; sa tête se renversa, elle défaillait, il la soutint. Et les
scrupules de sa probité furent inutiles ; devant cette vierge qui s'offrait, une
peur l'avait saisi. Il l'aida ensuite à faire quelques pas, doucement. Ses
caresses de langage avaient cessé, et ne voulant plus dire que des choses
insignifiantes, il lui parlait des personnes de la société nogentaise.
Tout à coup elle le repoussa, et, d'un ton amer :
-- " Tu
n'aurais pas le courage de m'emmener ! "
Il resta immobile avec un grand
air d'ébahissement. Elle éclata en sanglots, et s'enfonçant sa tête dans sa
poitrine :
-- " Est-ce que je peux vivre sans toi ! "
Il tâchait
de la calmer. Elle lui mit ses deux mains sur les épaules pour le mieux voir en
face, et, dardant contre les siennes ses prunelles vertes, d'une humidité
presque féroce :
-- " Veux-tu être mon mari ? "
-- " Mais... " ,
répliqua Frédéric, cherchant quelque réponse. " Sans doute... Je ne demande pas
mieux. "
A ce moment, la casquette de M. Roque apparut derrière un
lilas.
Il emmena son " jeune ami " pendant deux jours faire un petit
voyage aux environs, dans ses propriétés ; et Frédéric, lorsqu'il revint, trouva
chez sa mère trois lettres.
La première était un billet de M. Dambreuse
l'invitant à dîner pour le mardi précédent. A propos de quoi cette politesse ?
On lui avait donc pardonné son incartade ?
La seconde était de
Rosanette. Elle le remerciait d'avoir risqué sa vie pour elle ; Frédéric ne
comprit pas d'abord ce qu'elle voulait dire ; enfin, après beaucoup d'ambages,
elle implorait de lui, en invoquant son amitié, se fiant à sa délicatesse, à
deux genoux, disait-elle, vu la nécessité pressante, et comme on demande du
pain, un petit secours de cinq cents francs. Il se décida tout de suite à les
fournir.
La troisième lettre, venant de Deslauriers, parlait de la
subrogation, et était longue, obscure. L'avocat n'avait pris encore aucun parti.
Il l'engageait à ne pas se déranger : " C'est inutile que tu reviennes ! "
appuyant même là-dessus avec une insistance bizarre.
Frédéric se perdit
dans toutes sortes de conjectures, et il eut envie de s'en retourner là-bas ;
cette prétention au gouvernement de sa conduite le révoltait.
D'ailleurs, la nostalgie du boulevard commençait à le prendre ; et puis
sa mère le pressait tellement, M. Roque tournait si bien autour de lui et Mlle
Louise l'aimait si fort, qu'il ne pouvait rester plus longtemps sans se
déclarer. Il avait besoin de réfléchir, et jugerait mieux les choses dans
l'éloignement.
Pour motiver son voyage, Frédéric inventa une histoire ;
et il partit, en disant à tout le monde et croyant lui-même qu'il reviendrait
bientôt.
Chapitre VI.
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Son retour à
Paris ne lui causa point de plaisir ; c'était le soir, à la fin du mois d'août,
le boulevard semblait vide, les passants se succédaient avec des mines
renfrognées, çà et là une chaudière d'asphalte fumait, beaucoup de maisons
avaient leurs persiennes entièrement closes ; il arriva chez lui ; de la
poussière couvrait les tentures ; et, en dînant tout seul, Frédéric fut pris par
un étrange sentiment d'abandon ; alors il songea à Mlle Roque.
L'idée de
se marier ne lui paraissait plus exorbitante. Ils voyageraient, ils iraient en
Italie, en Orient ! Et il l'apercevait debout sur un monticule, contemplant un
paysage, ou bien appuyée à son bras dans une galerie florentine, s'arrêtant
devant les tableaux. Quelle joie ce serait que de voir ce bon petit être
s'épanouir aux splendeurs de l'Art et de la Nature ! Sortie de son milieu, en
peu de temps, elle ferait une compagne charmante. La fortune de M. Roque le
tentait, d'ailleurs. Cependant, une pareille détermination lui répugnait comme
une faiblesse, un avilissement.
Mais il était bien résolu (quoi qu'il
dût faire) à changer d'existence, c'est- à-dire à ne plus perdre son coeur dans
des passions infructueuses, et même il hésitait à remplir la commission dont
Louise l'avait chargé. C'était d'acheter pour elle, chez Jacques Arnoux, deux
grandes statuettes polychromes représentant des nègres, comme ceux qui étaient à
la préfecture de Troyes. Elle connaissait le chiffre du fabricant, n'en voulait
pas d'un autre. Frédéric avait peur, s'il retournait chez eux, de tomber encore
une fois dans son vieil amour.
Ces réflexions l'occupèrent toute la
soirée ; et il allait se coucher quand une femme entra.
-- " C'est moi "
, dit en riant Mlle Vatnaz. " Je viens de la part de Rosanette. "
Elles
s'étaient donc réconciliées ?
-- " Mon Dieu, oui ! Je ne suis pas
méchante, vous savez bien. Au surplus, la pauvre fille... Ce serait trop long à
vous conter. "
Bref, la Maréchale désirait le voir, elle attendait une
réponse, sa lettre s'étant promenée de Paris à Nogent ; Mlle Vatnaz ne savait
point ce qu'elle contenait. Alors, Frédéric s'informa de la Maréchale.
Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince
Tzernoukoff, qui l'avait vue aux courses du Champ de Mars, l'été dernier.
-- " On a trois voitures, cheval de selle, livrée, groom dans le chic
anglais, maison de campagne, loge aux Italiens, un tas de choses encore. Voilà,
mon cher. "
Et la Vatnaz, comme si elle eût profité à ce changement de
fortune, paraissait plus gaie, tout heureuse. Elle retira ses gants et examina
dans la chambre les meubles et les bibelots. Elle les cotait à leur prix juste,
comme un brocanteur. Il aurait dû la consulter pour les obtenir à meilleur
compte ; et elle le félicitait de son bon goût :
-- " Ah ! c'est mignon,
extrêmement bien ! Il n'y a que vous pour ces idées. "
Puis, apercevant
au chevet de l'alcôve une porte :
-- " C'est par là qu'on fait sortir
les petites femmes, hein ? "
Et, amicalement, elle lui prit le menton.
Il tressaillit au contact de ses longues mains, tout à la fois maigres et
douces. Elle avait autour des poignets une bordure de dentelle et, sur le
corsage de sa robe verte des passementeries, comme un hussard. Son chapeau de
tulle noir, à bords descendants, lui cachait un peu le front ; ses yeux
brillaient là-dessous ; une odeur de patchouli s'échappait de ses bandeaux ; la
carcel posée sur un guéridon, en l'éclairant d'en bas comme une rampe de
théâtre, faisait saillir sa mâchoire ; -- et tout à coup, devant cette femme
laide qui avait dans la taille des ondulations de panthère, Frédéric sentit une
convoitise énorme, un désir de volupté bestiale.
Elle lui dit d'une voix
onctueuse, en tirant de son porte-monnaie trois carrés de papier :
-- "
Vous allez me prendre ça ! "
C'était trois places pour une
représentation au bénéfice de Delmar.
-- " Comment ! lui ? "
--
" Certainement ! "
Mlle Vatnaz, sans s'expliquer davantage, ajouta
qu'elle l'adorait plus que jamais. Le comédien, à l'en croire, se classait
définitivement parmi " les " sommités de l'époque " . Et ce n'était pas tel ou
tel personnage qu'il représentait, mais le génie même de la France, le Peuple !
Il avait " l'âme humanitaire ; il comprenait le sacerdoce de l'Art ! " Frédéric,
pour se délivrer de ces éloges, lui donna l'argent des trois places.
--
" Inutile que vous en parliez là-bas ! -- Comme il est tard, mon Dieu ! Il faut
que je vous quitte. Ah ! j'oubliais l'adresse : c'est rue Grange- Batelière, 14.
"
Et, sur le seuil :
-- " Adieu, homme aimé ! "
-- "
Aimé de qui ? " se demanda Frédéric. " Quelle singulière personne ! "
Et
il se ressouvint que Dussardier lui avait dit un jour, à propos d'elle : " Oh !
ce n'est pas grand'chose ! " comme faisant allusion à des histoires peu
honorables.
Le lendemain, il se rendit chez la Maréchale. Elle habitait
une maison neuve, dont les stores avançaient sur la rue. Il y avait à chaque
palier une glace contre le mur, une jardinière rustique devant les fenêtres,
tout le long des marches un tapis de toile ; et, quand on arrivait du dehors, la
fraîcheur de l'escalier délassait.
Ce fut un domestique mâle qui vint
ouvrir, un valet en gilet rouge. Dans l'antichambre, sur la banquette, une femme
et deux hommes, des fournisseurs sans doute, attendaient, comme dans un
vestibule de ministre. A gauche, la porte de la salle à manger, entrebâillée,
laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des serviettes au dos
des chaises ; et parallèlement s'étendait une galerie, où des bâtons couleur
d'or soutenaient un espalier de roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les
bras nus, frottaient un landau. Leur voix montait jusque-là, avec le bruit
intermittent d'une étrille que l'on heurtait contre une pierre.
Le
domestique revint. " Madame allait recevoir Monsieur " ; et il lui fit traverser
une deuxième antichambre, puis un grand salon, tendu de brocatelle jaune, avec
des torsades dans les coins qui se rejoignaient sur le plafond et semblaient
continuées par les rinceaux du lustre ayant la forme de câbles. On avait sans
doute festoyé la nuit dernière. De la cendre de cigare était restée sur les
consoles.
Enfin, il entra dans une espèce de boudoir qu'éclairaient
confusément des vitraux de couleur. Des trèfles en bois découpé ornaient le
dessus des portes ; derrière une balustrade, trois matelas de pourpre formaient
divan, et le tuyau d'un narghilé de platine traînait dessus. La cheminée, au
lieu de miroir, avait une étagère pyramidale, offrant sur ses gradins toute une
collection de curiosités : de vieilles montres d'argent, des cornets de Bohême,
des agrafes en pierreries, des boutons de jade, des émaux, des magots, une
petite vierge byzantine à chape de vermeil ; et tout cela se fondait dans un
crépuscule doré, avec la couleur bleuâtre du tapis, le reflet de nacre des
tabourets, le ton fauve des murs couverts de cuir marron. Aux angles, sur des
piédouches, des vases de bronze contenaient des touffes de fleurs qui
alourdissaient l'atmosphère.
Rosanette parut, habillée d'une veste de
satin rose, avec un pantalon de cachemire blanc, un collier de piastres, et une
calotte rouge entourée d'une branche de jasmin.
Frédéric fit un
mouvement de surprise ; puis dit qu'il apportait " la chose en question " , en
lui présentant le billet de banque.
Elle le regarda fort ébahie ; et,
comme il avait toujours le billet à la main, sans savoir où le poser :
-- " Prenez-le donc "
Elle le saisit ; puis, l'ayant jeté sur le
divan :
-- " Vous êtes bien aimable. "
C'était pour solder un
terrain à Bellevue, qu'elle payait ainsi par annuités. Un tel sans-façon blessa
Frédéric. Du reste, tant mieux ! cela le vengeait du passé.
-- "
Asseyez-vous ! " dit-elle, " là, plus près. " Et, d'un ton grave : " D'abord,
j'ai à vous remercier, mon cher, d'avoir risqué votre vie. "
-- " Oh !
ce n'est rien ! "
-- " Comment ! mais c'est très beau ! "
Et la
Maréchale lui témoigna une gratitude embarrassante ; car elle devait penser
qu'il s'était battu exclusivement pour Arnoux, celui-ci, qui se l'imaginait,
ayant dû céder au besoin de le dire.
-- " Elle se moque de moi,
peut-être " , songeait Frédéric.
Il n'avait plus rien à faire, et,
alléguant un rendez-vous, il se leva.
-- " Eh non ! Restez ! "
Il se rassit et la complimenta sur son costume.
Elle répondit,
avec un air d'accablement :
-- " C'est le Prince qui m'aime comme ça !
Et il faut fumer des machines pareilles " , ajouta Rosanette, en montrant le
narguilé. " . Si nous en goûtions ? voulez-vous ? "
On apporta du feu ;
le tombac s'allumant difficilement, elle se mit à trépigner d'impatience. Puis
une langueur la saisit ; et elle restait immobile sur le divan, un coussin sous
l'aisselle, le corps un peu tordu, un genou plié, l'autre jambe toute droite. Le
long serpent de maroquin rouge, qui formait des anneaux par terre, s'enroulait à
son bras. Elle en appuyait le bec d'ambre sur ses lèvres et regardait Frédéric,
en clignant les yeux, à travers la fumée dont les volutes l'enveloppaient.
L'aspiration de sa poitrine faisait gargouiller l'eau, et elle murmurait de
temps à autre :
-- " Ce pauvre mignon ! ce pauvre chéri ! "
Il
tâchait de trouver un sujet de conversation agréable l'idée de la Vatnaz lui
revint.
Il dit qu'elle lui avait semblé fort élégante.
-- "
Parbleu ! " reprit la Maréchale. " Elle est bienheureuse de m'avoir, celle-là !
" sans ajouter un mot de plus, tant il y avait de restriction dans leurs propos.
Tous les deux sentaient une contrainte, un obstacle. En effet, le duel
dont Rosanette se croyait la cause avait flatté son amour-propre. Puis elle
s'était fort étonnée qu'il n'accourût pas se prévaloir de son action ; et, pour
le contraindre à revenir, elle avait imaginé ce besoin de cinq cents francs.
Comment se faisait-il que Frédéric ne demandait pas en retour un peu de
tendresse ! C'était un raffinement qui l'émerveillait, et, dans un élan de
coeur, elle lui dit :
-- " Voulez-vous venir avec nous aux bains de mer
? "
-- " Qui cela, nous ? "
-- " Moi et mon oiseau ; je vous
ferai passer pour mon cousin, comme dans les vieilles comédies. "
-- "
Mille grâces ! "
-- " Eh bien, alors, vous prendrez un logement près du
nôtre. "
L'idée de se cacher d'un homme riche l'humiliait.
-- "
Non ! cela est impossible. "
-- " A votre aise ! "
Rosanette se
détourna, ayant une larme aux paupières. Frédéric l'aperçut ; et, pour lui
marquer de l'intérêt, il se dit heureux de la voir, enfin, dans une excellente
position.
Elle fit un haussement d'épaules. Qui donc l'affligeait ?
Etait-ce, par hasard, qu'on ne l'aimait pas ? "
-- " Oh ! moi, on m'aime
toujours ! "
Elle ajouta :
-- " Reste à savoir de quelle
manière. "
Se plaignant, " d'étouffer de chaleur " , la Maréchale défit
sa veste, et, sans autre vêtement autour des reins que sa chemise de soie, elle
inclinait la tête sur son épaule, avec un air d'esclave plein de provocations.
Un homme d'un égoïsme moins réfléchi n'eût pas songé que le Vicomte, M.
de Comaing ou un autre pouvait survenir. Mais Frédéric avait été trop de fois la
dupe de ces mêmes regards pour se compromettre dans une humiliation nouvelle.
Elle voulut connaître ses relations, ses amusements ; elle arriva même à
s'informer de ses affaires, et à offrir de lui prêter de l'argent, s'il en avait
besoin. Frédéric, n'y tenant plus, prit son chapeau.
-- " Allons, ma
chère, bien du plaisir là-bas ; au revoir ! "
Elle écarquilla les yeux ;
puis, d'un ton sec :
-- " Au revoir ! "
Il repassa par le salon
jaune et par la seconde antichambre. Il y avait sur la table, entre un vase
plein de cartes de visite et une écritoire, un coffret d'argent ciselé. C'était
celui de Mme Arnoux ! Alors, il éprouva un attendrissement, et en même temps
comme le scandale d'une profanation. Il avait envie d'y porter les mains, de
l'ouvrir. Il eut peur d'être aperçu, et s'en alla.
Frédéric fut
vertueux. Il ne retourna point chez Arnoux.
Il envoya son domestique
acheter les deux nègres, lui ayant fait toutes les recommandations
indispensables ; et la caisse partit, le soir même, pour Nogent. Le lendemain,
comme il se rendait chez Deslauriers, au détour de la rue Vivienne et du
boulevard, Mme Arnoux se montra devant lui, face à face.
Leur premier
mouvement fut de reculer ; puis, le même sourire leur vint aux lèvres, et ils
s'abordèrent. Pendant une minute, aucun des deux ne parla.
Le soleil
l'entourait ; -- et sa figure ovale, ses longs sourcils, son châle de dentelle
noire, moulant la forme de ses épaules, sa robe de soie gorge- de-pigeon, le
bouquet de violettes au coin de sa capote, tout lui parut d'une splendeur
extraordinaire. Une suavité infinie s'épanchait de ses beaux yeux ; et,
balbutiant, au hasard, les premières paroles venues :
-- " Comment se
porte Arnoux ? " dit Frédéric.
-- " Je vous remercie. "
-- " Et
vos enfants ? "
-- " Ils vont très bien. "
-- " Ah !... ah.
-- Quel beau temps nous avons, n'est-ce pas ? "
-- " Magnifique,
c'est vrai ! "
-- " Vous faites des courses ? "
-- " Oui. "
Et avec une lente inclination de tête :
-- " Adieu ! "
Elle ne lui avait pas tendu la main, n'avait pas dit un seul mot
affectueux, ne l'avait même pas invité à venir chez elle, n'importe ! il n'eût
point donné cette rencontre pour la plus belle des aventures ; et il en ruminait
la douceur tout en continuant sa route.
Deslauriers, surpris de le voir,
dissimula son dépit, -- car il conservait par obstination quelque espérance
encore du côté de Mme Arnoux ; et il avait écrit à Frédéric de rester là-bas,
pour être plus libre dans ses manoeuvres.
Il dit cependant qu'il s'était
présenté chez elle, afin de savoir si leur contrat stipulait la communauté ;
alors, on aurait pu recourir contre la femme ; " et elle a fait une drôle de
mine quand je lui ai appris ton mariage. "
-- " Tiens ! quelle invention
! "
-- " Il le fallait, pour montrer que tu avais besoin de tes capitaux
! Une personne indifférente n'aurait pas eu l'espèce de syncope qui l'a prise. "
-- " Vraiment ? " s'écria Frédéric.
-- " Ah ! mon gaillard, tu
te trahis ! Sois francs, voyons ! "
Une lâcheté immense envahit
l'amoureux de Mme Arnoux.
-- " Mais non !... je t'assure !... ma parole
d'honneur ! "
Ces molles dénégations achevèrent de convaincre
Deslauriers. Il lui fit des compliments. Il lui demanda " des détails " .
Frédéric n'en donna pas, et même résista à l'envie d'en inventer.
Quant
à l'hypothèque, il lui dit de ne rien faire, d'attendre. Deslauriers trouva
qu'il avait tort, et même fut brutal dans ses remontrances.
Il était
d'ailleurs plus sombre, malveillant et irascible que jamais. Dans un an, si la
fortune ne changeait pas, il s'embarquerait pour l'Amérique ou se ferait sauter
la cervelle. Enfin il paraissait si furieux contre tout et d'un radicalisme
tellement absolu que Frédéric ne put s'empêcher de lui dire :
-- " Te
voila comme Sénécal. "
Deslauriers, à ce propos, lui apprit qu'il était
sorti de Sainte-Pélagie, l'instruction n'ayant point fourni assez de preuves,
sans doute, pour le mettre en jugement.
Dans la joie de cette
délivrance, Dussardier voulut " offrir un punch " , et pria Frédéric " d'en être
" , en l'avertissant toutefois qu'il se trouverait avec Hussonnet, lequel
s'était montré excellent pour Sénécal.
En effet, le Flambard
venait de s'adjoindre un cabinet d'affaires, portant sur ses prospectus : "
Comptoir des vignobles. -- Office de publicité. -- Bureau de recouvrements et
renseignements, etc. " Mais le bohème craignait que son industrie ne fît du tort
à sa considération littéraire, et il avait pris le mathématicien pour tenir les
comptes. Bien que la place fût médiocre, Sénécal, sans elle, serait mort de
faim. Frédéric, ne voulant point affliger le brave commis, accepta son
invitation.
Dussardier, trois jours d'avance, avait ciré lui-même les
pavés rouges de sa mansarde, battu le fauteuil et épousseté la cheminée, où l'on
voyait sous un globe une pendule d'albâtre entre une stalactite et un coco.
Comme ses deux chandeliers et son bougeoir n'étaient pas suffisants, il avait
emprunté au concierge deux flambeaux ; et ces cinq luminaires brillaient sur la
commode, que recouvraient trois serviettes, afin de supporter plus décemment des
macarons, des biscuits, une brioche et douze bouteilles de bière. En face,
contre la muraille tendue d'un papier jaune, une petite bibliothèque en acajou
contenait les Fables de Lachambeaudie, les Mystères de Paris, le Napoléon, -- de
Norvins, -- et, au milieu de l'alcôve, souriait, dans un cadre de palissandre,
le visage de Béranger !
Les convives étaient (outre Deslauriers et
Sénécal) un pharmacien nouvellement reçu, mais qui n'avait pas les fonds
nécessaires pour s'établir ; un jeune homme de sa maison, un placeur de vins, un
architecte et un monsieur employé dans les assurances. Regimbart n'avait pu
venir. On le regretta.
Ils accueillirent Frédéric avec de grandes
marques de sympathie, tous connaissant par Dussardier son langage chez M.
Dambreuse. Sénécal se contenta de lui offrir la main, d'un air digne.
Il
se tenait debout contre la cheminée. Les autres, assis et la pipe aux lèvres,
l'écoutaient discourir sur le suffrage universel, d'où devait résulter le
triomphe de la Démocratie, l'application des principes de l'Evangile. Du reste,
le moment approchait ; les banquets réformistes se multipliaient dans les
provinces ; le Piémont, Naples, la Toscane...
-- " C'est vrai " , dit
Deslauriers, lui coupant net la parole, " ça ne peut pas durer plus longtemps !
" Et il se mit à faire un tableau de la situation.
Nous avions sacrifié
la Hollande pour obtenir de l'Angleterre la reconnaissance de Louis-Philippe ;
et cette fameuse alliance anglaise, elle était perdue, grâce aux mariages
espagnols ! En Suisse, M. Guizot, à la remorque de l'Autrichien, soutenait les
traités de 1815. La Prusse avec son Zollverein nous préparait des embarras. La
question d'Orient restait pendante.
-- " Ce n'est pas une raison parce
que le grand-duc Constantin envoie des présents à M. d'Aumale Il pour se fier à
la Russie. Quant à l'intérieur, jamais on n'a vu tant d'aveuglement, de bêtise !
Leur majorité même ne se tient plus ! Partout, enfin, c'est, selon le mot connu,
rien ! rien ! rien Et, devant tant de hontes " , poursuivit l'avocat, en mettant
ses poings sur ses hanches, " ils se déclarent satisfaits ! "
Cette
allusion à un vote célèbre provoqua des applaudissements. Dussardier déboucha
une bouteille de bière. La mousse éclaboussa les rideaux, il n'y prit garde ; il
chargeait les pipes, coupait la brioche, en offrait, était descendu plusieurs
fois pour voir si le punch allait venir ; et on ne tarda pas à s'exalter, tous
ayant contre le Pouvoir la même exaspération. Elle était violente, sans autre
cause que la haine de l'injustice ; et ils mêlaient aux griefs légitimes les
reproches les plus bêtes.
Le pharmacien gémit sur l'état pitoyable de
notre flotte. Le courtier d'assurances ne tolérait pas les deux sentinelles du
maréchal Soult. Deslauriers dénonça les jésuites, qui venaient de s'installer à
Lille, publiquement. Sénécal exécrait bien plus M. Cousin ; car l'éclectisme,
enseignant à tirer la certitude de la raison, développait l'égoïsme, détruisait
la solidarité ; le placeur de vins, comprenant peu ces matières, remarqua tout
haut qu'il oubliait bien des infamies :
-- " Le wagon royal de la ligne
du Nord doit coûter quatre-vingt mille francs ! Qui le payera ? "
-- "
Oui, qui le payera ? " reprit l'employé de commerce, furieux comme si on eût
puisé cet argent dans sa poche.
Il s'ensuivit des récriminations contre
les loups-cerviers de la Bourse et la corruption des fonctionnaires. On devait
remonter plus haut, selon Sénécal, et accuser, tout d'abord, les princes, qui
ressuscitaient les moeurs de la Régence.
-- " N'avez-vous pas vu,
dernièrement, les amis du duc de Montpensier revenir de Vincennes, ivres sans
doute, et troubler par leurs chansons les ouvriers du faubourg Saint-Antoine ? "
-- " On a même crié : " A bas les voleurs ! " dit le pharmacien. " J'y
étais, j'ai crié ! "
-- " Tant mieux ! le Peuple enfin se réveille
depuis le procès Teste- Cubières ! "
-- " Moi, ce procès-là m'a fait de
la peine " , dit Dussardier, " parce que ça déshonore un vieux soldat ! "
-- " Savez-vous, continua Sénécal, " qu'on a découvert chez la duchesse
de Praslin ?... "
Mais un coup de pied ouvrit la porte. Hussonnet entra.
-- " Salut, messeigneurs ! " , dit-il en s'asseyant sur le lit.
Aucune allusion ne fut faite à son article, qu'il regrettait, du reste,
la Maréchale l'en ayant tancé vertement.
Il venait de voir, au théâtre
de Dumas, le Chevalier de Maison-Rouge , et " trouvait ça embêtant " .
Un jugement pareil étonna les démocrates, -- ce drame, par ses
tendances, ses décors plutôt, caressant leurs passions. Ils protestèrent.
Sénécal, pour en finir, demanda si la pièce servait la Démocratie.
-- "
Oui..., peut-être ; mais c'est d'un style... "
-- " Eh bien, elle est
bonne, alors ; qu'est-ce que le style ? c'est l'idée ! "
Et, sans
permettre à Frédéric de parler :
-- " J'avançais donc que, dans
l'affaire Praslin... "
Hussonnet l'interrompit.
-- " Ah ! voilà
encore une rengaine, celle-là ! M'embête-t-elle ! "
-- " Et d'autres que
vous ! " répliqua Deslauriers. " Elle a fait saisir rien que cinq journaux !
Ecoutez-moi cette note. "
Et, ayant tiré son calepin, il lut :
-- " Nous avons subi, depuis l'établissement de la meilleure des
républiques, douze cent vingt-neuf procès de presse, d'où il est résulté pour
les écrivains : trois mille cent quarante et un ans de prison, avec la légère
somme de sept millions cent dix mille cinq cents francs d'amende. -- C'est
coquet, hein ? "
Tous ricanèrent amèrement. Frédéric, animé comme les
autres, reprit :
-- " La Démocratie pacifique a un procès pour
son feuilleton, un roman intitulé la Part des Femmes. "
-- " Allons !
bon ! " dit Hussonnet. " Si on nous défend notre part des femmes ! "
--
" Mais qu'est-ce qui n'est pas défendu ? " s'écria Deslauriers. " Il est défendu
de fumer dans le Luxembourg, défendu de chanter l'hymne à Pie IX ! "
--
" Et on interdit le banquet des typographes ! " articula une voix sourde.
C'était celle de l'architecte, caché par l'ombre de l'alcôve, et
silencieux jusqu'à présent. Il ajouta que, la semaine dernière, on avait
condamné pour outrages au Roi, un nommé Rouget.
-- " Rouget est frit ! "
, dit Hussonnet.
Cette plaisanterie parut tellement inconvenante à
Sénécal, qu'il lui reprocha de défendre " le jongleur de l'Hôtel de Ville, l'ami
du traître Dumouriez " .
-- " Moi ? au contraire ! "
Il trouvait
Louis-Philippe poncif, garde national, tout ce qu'il y avait de plus épicier et
bonnet de coton ! Et, mettant la main sur son coeur, le bohème débita les
phrases sacramentelles : -- " C'est toujours avec un nouveau plaisir... -- La
nationalité polonaise ne périra pas.. -- Nos grands travaux seront poursuivis...
-- Donnez-moi de l'argent pour ma petite famille... " Tous riaient beaucoup, le
proclamant un gaillard délicieux, plein d'esprit ; la joie redoubla à la vue du
bol de punch qu'un limonadier apportait.
Les flammes de l'alcool et
celles des bougies échauffèrent vite l'appartement ; et la lumière de la
mansarde, traversant la cour, éclairait en face le bord d'un toit, avec le tuyau
d'une cheminée qui se dressait en noir sur la nuit. Ils parlaient très haut,
tous à la fois ; ils avaient retiré leurs redingotes ; ils heurtaient les
meubles, ils choquaient les verres.
Hussonnet s'écria :
-- "
Faites monter des grandes dames, pour que ce soit plus Tour de Nesle, couleur
locale, et rembranesque, palsambleu ! "
Et le pharmacien, qui tournait
le punch indéfiniment, entonna à pleine poitrine :
J'ai deux grands
boeufs dans mon étable,
Deux grands boeufs blancs...
Sénécal lui mit la main sur la bouche, il n'aimait pas le désordre ;
et les locataires apparaissaient à leurs carreaux, surpris du tapage insolite
qui se faisait dans le logement de Dussardier.
Le brave garçon était
heureux, et dit que ça lui rappelait leurs petites séances d'autrefois, au quai
Napoléon ; plusieurs manquaient cependant, " ainsi Pellerin... "
-- " On
peut s'en passer " , reprit Frédéric.
Et Deslauriers s'informa de
Martinon.
-- " Que devient-il, cet intéressant Monsieur ? "
Aussitôt Frédéric, épanchant le mauvais vouloir qu'il lui portait,
attaqua son esprit, son caractère, sa fausse élégance, l'homme tout entier.
C'était bien un spécimen de paysan parvenu ! L'aristocratie nouvelle, la
bourgeoisie, ne valait pas l'ancienne, la noblesse. Il soutenait cela ; et les
démocrates approuvaient, -- comme s'il avait fait partie de l'une et qu'ils
eussent fréquenté l'autre. On fut enchanté de lui. Le pharmacien le compara même
à M. d'Alton-Shée, qui, bien que pair de France, défendait la cause du Peuple.
L'heure de s'en aller était venue. Tous se séparèrent avec de grandes
poignées de main ; Dussardier, par tendresse, reconduisit Frédéric et
Deslauriers. Dès qu'ils furent dans la rue, l'avocat eut l'air de réfléchir, et,
après un moment de silence :
-- " Tu lui en veux donc beaucoup, à
Pellerin ? "
Frédéric ne cacha pas sa rancune.
Le peintre,
cependant, avait retiré de la montre le fameux tableau. On ne devait pas se
brouiller pour des vétilles ! A quoi bon se faire un ennemi ?
-- " Il a
cédé à un mouvement d'humeur, excusable dans un homme qui n'a pas le sou. Tu ne
peux pas comprendre ça, toi ! "
Et, Deslauriers remonté chez lui, le
commis ne lâcha point Frédéric ; il l'engagea même à acheter le portrait. En
effet, Pellerin, désespérant de l'intimider, les avait circonvenus pour que,
grâce à eux, il prît la chose.
Deslauriers en reparla, insista. Les
prétentions de l'artiste étaient raisonnables.
-- " Je suis sûr que,
moyennant, peut-être, cinq cents francs... "
-- " Ah ! donne-les !
tiens, les voici " , dit Frédéric.
Le soir même, le tableau fut apporté.
Il lui parut plus abominable encore que la première fois. Les demi-teintes et
les ombres s'étaient plombées sous les retouches trop nombreuses, et elles
semblaient obscurcies par rapport aux lumières, qui, demeurées brillantes çà et
là, détonnaient dans l'ensemble.
Frédéric se vengea de l'avoir payé, en
le dénigrant amèrement. Deslauriers le crut sur parole et approuva sa conduite,
car il ambitionnait toujours de constituer une phalange dont il serait le chef ;
certains hommes se réjouissent de faire faire à leurs amis des choses qui leur
sont désagréables.
Cependant, Frédéric n'était pas retourné chez les
Dambreuse. Les capitaux lui manquaient. Ce seraient des explications à n'en plus
finir ; il balançait à se décider. Peut-être avait-il raison ? Rien n'était sûr,
maintenant, l'affaire des houilles pas plus qu'une autre ; il fallait abandonner
un pareil monde ; enfin, Deslauriers le détourna de l'entreprise. A force de
haine il devenait vertueux ; et puis il aimait mieux Frédéric dans la
médiocrité. De cette manière, il restait son égal, et en communion plus intime
avec lui.
La commission de Mlle Roque avait été fort mal exécutée. Son
père l'écrivit, en fournissant les explications les plus précises, et terminait
sa lettre par cette badinerie : " Au risque de vous donner un mal de nègre. "
Frédéric ne pouvait faire autrement que de retourner chez Arnoux. Il
monta dans le magasin, et ne vit personne. La maison de commerce croulant, les
employés imitaient l'incurie de leur patron.
Il côtoya la longue
étagère, chargée de faïences, qui occupait d'un bout à l'autre le milieu de
l'appartement ; puis, arrivé au fond, devant le comptoir, il marcha plus fort
pour se faire entendre.
La portière se relevant, Mme Arnoux parut.
-- " Comment, vous ici ! vous ! "
-- " Oui " , balbutia-t-elle,
un peu troublée. " Je cherchais... "
Il aperçut son mouchoir près du
pupitre, et devina qu'elle était descendue chez son mari pour se rendre compte,
éclaircir sans doute une inquiétude.
-- " Mais... vous avez peut-être
besoin de quelque chose ? " dit-elle.
-- " Un rien, madame. "
--
" Ces commis sont intolérables ! ils s'absentent toujours. "
On ne
devait pas les blâmer. Au contraire, il se félicitait de la circonstance.
Elle le regarda ironiquement.
-- " Eh bien, et ce mariage ? "
-- " Quel mariage ? "
-- " Le vôtre ! "
-- " Moi ?
Jamais de la vie ! "
Elle fit un geste de dénégation.
-- " Quand
cela serait, après tout ? On se réfugie dans le médiocre, par désespoir du beau
qu'on a rêvé ! "
-- " Tous vos rêves, pourtant, n'étaient pas si.
candides !... "
-- " Que voulez-vous dire ? "
-- " Quand vous
vous promenez aux courses avec... des personnes ! "
Il maudit la
Maréchale. Un souvenir lui revint.
-- " Mais c'est vous-même, autrefois,
qui m'avez prié de la voir, dans l'intérêt d'Arnoux ! "
Elle répliqua en
hochant la tête :
-- " Et vous en profitez pour vous distraire. "
-- " Mon Dieu ! oublions toutes ces sottises ! "
-- " C'est
juste, puisque vous allez vous marier. "
Et elle retenait son soupir, en
mordant ses lèvres.
Alors, il s'écria :
-- " Mais je vous répète
que non ! Pouvez-vous croire que, moi, avec mes besoins d'intelligence, mes
habitudes, j'aille m'enfouir en province pour jouer aux cartes, surveiller des
maçons, et me promener en sabots ! Dans quel but, alors ? On vous a conté
qu'elle était riche, n'est-ce pas ? Ah ! je me moque bien de l'argent ! Est-ce
qu'après avoir désiré tout ce qu'il y a de plus beau, de plus tendre, de plus
enchanteur, une sorte de paradis sous forme humaine, et quand je l'ai trouvé
enfin, cet idéal, quand cette vision me cache toutes les autres... "
Et,
lui prenant la tête à deux mains, il se mit à la baiser sur les paupières, en
répétant :
-- " Non ! non ! non ! jamais je ne me marierai ! jamais !
jamais ! "
Elle acceptait ces caresses, figée par la surprise et par le
ravissement.
La porte du magasin sur l'escalier retomba. Elle fit un
bond ; et elle restait la main étendue, comme pour lui commander le silence. Des
pas se rapprochèrent. Puis quelqu'un dit au-dehors :
-- " Madame
est-elle là ? "
-- " Entrez ! "
Mme Arnoux avait le coude sur le
comptoir et roulait une plume entre ses doigts, tranquillement, quand le teneur
de livres ouvrit la portière.
Frédéric se leva.
-- " Madame,
j'ai bien l'honneur de vous saluer. Le service, n'est-ce pas, sera prêt ? je
puis compter dessus ? "
Elle ne répondit rien. Mais cette complicité
silencieuse enflamma son visage de toutes les rougeurs de l'adultère.
Le
lendemain, il retourna chez elle, on le reçut ; et, afin de poursuivre ses
avantages, immédiatement, sans préambule, Frédéric commença par se justifier de
la rencontre au Champ de Mars. Le hasard seul l'avait fait se trouver avec cette
femme. En admettant qu'elle fût jolie (ce qui n'était pas vrai), comment
pourrait-elle arrêter sa pensée, même une minute, puisqu'il en aimait une autre
!
-- " Vous le savez bien, je vous l'ai dit. "
Mme Arnoux baissa
la tête.
-- " Je suis fâchée que vous me l'ayez dit. "
-- "
Pourquoi ? "
-- " Les convenances les plus simples exigent maintenant
que je ne vous revoie plus ! "
Il protesta de l'innocence de son amour.
Le passé devait lui répondre de l'avenir ; il s'était promis à lui-même de ne
pas troubler son existence, de ne pas l'étourdir de ses plaintes.
-- "
Mais, hier, mon coeur débordait. "
-- " Nous ne devons plus songer à ce
moment-là, mon ami ! "
Cependant, où serait le mal quand deux pauvres
êtres confondraient leur tristesse ?
-- " Car vous n'êtes pas heureuse
non plus ! Oh ! je vous connais, vous n'avez personne qui réponde à vos besoins
d'affection, de dévouement ; je ferai tout ce que vous voudrez ! Je ne vous
offenserai pas !... je vous le jure. "
Et il se laissa tomber sur les
genoux, malgré lui, s'affaissant sous un poids intérieur trop lourd.
--
" Levez-vous ! " dit-elle, " je le veux ! "
Et elle lui déclara
impérieusement que, s'il n'obéissait pas, il ne la reverrait jamais.
--
" Ah ! je vous en défie bien ! reprit Frédéric. "
-- " Qu'est-ce que
j'ai à faire dans le monde ? Les autres s'évertuent pour la richesse, la
célébrité, le pouvoir ! Moi, je n'ai pas d'état, vous êtes mon occupation
exclusive, toute ma fortune, le but, le centre de mon existence, de mes pensées.
Je ne peux pas plus vivre sans vous que sans l'air du ciel ! Est-ce que vous ne
sentez pas l'aspiration de mon âme monter vers la vôtre, et qu'elles doivent se
confondre, et que j'en meurs ? "
Mme Arnoux se mit à trembler de tous
ses membres.
-- " Oh ! allez-vous-en ! je vous en prie ! "
L'expression bouleversée de sa figure l'arrêta. Puis il fit un pas. Mais
elle se reculait, en joignant les deux mains.
-- " Laissez-moi ! au nom
du ciel ! de grâce ! "
Et Frédéric l'aimait tellement, qu'il sortit.
Bientôt, il fut pris de colère contre lui-même, se déclara un imbécile,
et, vingt-quatre heures après, il revint.
Madame n'y était pas. Il resta
sur le palier, étourdi de fureur et d'indignation. Arnoux parut, et lui apprit
que sa femme, le matin même, était partie s'installer dans une petite maison de
campagne qu'ils louaient à Auteuil, ne possédant plus celle de Saint-Cloud.
-- " C'est encore une de ses lubies ! Enfin, puisque ça l'arrange ! et
moi aussi du reste ; tant mieux ! Dînons-nous ensemble ce soir ? "
Frédéric allégua une affaire urgente, puis courut à Auteuil.
Mme
Arnoux laissa échapper un cri de joie. Alors, toute sa rancune s'évanouit.
Il ne parla point de son amour. Pour lui inspirer plus de confiance, il
exagéra même sa réserve ; et, lorsqu'il demanda s'il pouvait revenir, elle
répondit : " Mais sans doute " , en offrant sa main, qu'elle retira presque
aussitôt.
Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il promettait au
cocher de gros pourboires. Mais souvent, la lenteur du cheval l'impatientant, il
descendait ; puis, hors d'haleine, grimpait dans un omnibus ; et comme il
examinait dédaigneusement les figures des gens assis devant lui, et qui
n'allaient pas chez elle !
Il reconnaissait de loin sa maison, à un
chèvrefeuille énorme couvrant, d'un seul côté, les planches du toit ; c'était
une manière de chalet suisse peint en rouge, avec un balcon extérieur. Il y
avait dans le jardin trois vieux marronniers, et au milieu, sur un tertre, un
parasol en chaume que soutenait un tronc d'arbre. Sous l'ardoise des murs, une
grosse vigne mal attachée pendait de place en place, comme un câble pourri. La
sonnette de la grille, un peu rude à tirer, prolongeait son carillon, et on
était toujours longtemps avant de venir. Chaque fois, il éprouvait une angoisse,
une peur indéterminée.
Puis il entendait claquer, sur le sable, les
pantoufles de la bonne ; ou bien Mme Arnoux elle-même se présentait. Il arriva,
un jour, derrière son dos, comme elle était accroupie, devant le gazon, à
chercher de la violette.
L'humeur de sa fille l'avait forcée de la
mettre au couvent. Son gamin passait l'après-midi dans une école. Arnoux faisait
de longs déjeuners au Palais-Royal, avec Regimbart et l'ami Compain. Aucun
fâcheux ne pouvait les surprendre.
Il était bien entendu qu'ils ne
devaient pas s'appartenir. Cette convention qui les garantissait du péril,
facilitait leurs épanchements.
Elle lui dit son existence d'autrefois, à
Chartres, chez sa mère ; sa dévotion vers douze ans, puis sa fureur de musique,
lorsqu'elle chantait jusqu'à la nuit, dans sa petite chambre, d'où l'on
découvrait les remparts. Il lui conta ses mélancolies au collège, et comment
dans son ciel poétique resplendissait un visage de femme, si bien qu'en la
voyant pour la première fois, il l'avait reconnue.
Ces discours
n'embrassaient, d'habitude, que les années de leur fréquentation. Il lui
rappelait d'insignifiants détails, la couleur de sa robe à telle époque, quelle
personne un jour était survenue, ce qu'elle avait dit une autre fois ; et elle
répondait tout émerveillée :
-- " Oui, je me rappelle ! "
Leurs
goûts, leurs jugements étaient les mêmes.
Souvent celui des deux qui
écoutait l'autre s'écriait :
-- " Moi aussi ! "
Et l'autre à son
tour reprenait :
-- " Moi aussi ! "
Puis c'étaient
d'interminables plaintes sur la Providence :
-- " Pourquoi le ciel ne
l'a-t-il pas voulu ! Si nous nous étions rencontrés !... "
-- " Ah ! si
j'avais été plus jeune ! " soupirait-elle.
-- " Non ! moi, un peu plus
vieux. "
Et ils s'imaginaient une vie exclusivement amoureuse, assez
féconde pour remplir les plus vastes solitudes, excédant toutes joies, défiant
toutes les misères, où les heures auraient disparu dans un continuel épanchement
d'eux-mêmes, et qui aurait fait quelque chose de resplendissant et d'élevé comme
la palpitation des étoiles.
Presque toujours, ils se tenaient en plein
air au haut de l'escalier ; des cimes d'arbres jaunies par l'automne se
mamelonnaient devant eux, inégalement, jusqu'au bord du ciel pâle ; ou bien ils
allaient au bout de l'avenue, dans un pavillon ayant pour tout meuble un canapé
de toile grise. Des points noirs tachaient la glace ; les murailles exhalaient
une odeur de moisi ; -- et ils restaient là, causant d'eux-mêmes, des autres, de
n'importe quoi, avec ravissement. Quelquefois, les rayons du soleil, traversant
la jalousie, tendaient depuis le plafond jusque sur les dalles comme les cordes
d'une lyre, des brins de poussière tourbillonnaient dans ces barres lumineuses.
Elle s'amusait à les fendre avec sa main ; -- Frédéric la saisissait, doucement
; et il contemplait l'entrelacs de ses veines, les grains de sa peau, la forme
de ses doigts. Chacun de ses doigts était, pour lui, plus qu'une chose, presque
une personne.
Elle lui donna ses gants, la semaine d'après son mouchoir.
Elle l'appelait " Frédéric " , il l'appelait " Marie " , adorant ce nom-là, fait
exprès, disait- il, pour être soupiré dans l'extase, et qui semblait contenir
des nuages d'encens, des jonchées de roses.
Ils arrivèrent à fixer
d'avance le jour de ses visites ; et sortant comme par hasard, elle allait
au-devant de lui, sur la route.
Elle ne faisait rien pour exciter son
amour, perdue dans cette insouciance qui caractérise les grands bonheurs.
Pendant toute la saison, elle porta une robe de chambre en soie brune, bordée de
velours pareil, vêtement large convenant à la mollesse de ses attitudes et à sa
physionomie sérieuse. D'ailleurs, elle touchait au mois d'août des femmes,
époque tout à la fois de réflexion et de tendresse, où la maturité qui commence
colore le regard d'une flamme plus profonde, quand la force du coeur se mêle à
l'expérience de la vie, et que, sur la fin de ses épanouissements, l'être
complet déborde de richesses dans l'harmonie de sa beauté. Jamais elle n'avait
eu plus de douceur, d'indulgence. Sûre de ne pas faillir, elle s'abandonnait à
un sentiment qui lui semblait un droit conquis par ses chagrins. Cela était si
bon, du reste, et si nouveau ! Quel abîme entre la grossièreté d'Arnoux et les
adorations de Frédéric !
Il tremblait de perdre par un mot tout ce qu'il
croyait avoir gagné, se disant qu'on peut ressaisir une occasion et qu'on ne
rattrape jamais une sottise. Il voulait qu'elle se donnât, et non la prendre.
L'assurance de son amour le délectait comme un avant-goût de la possession, et
puis le charme de sa personne lui troublait le coeur plus que les sens. C'était
une béatitude indéfinie, un tel enivrement, qu'il en oubliait jusqu'à la
possibilité d'un bonheur absolu. Loin d'elle, des convoitises furieuses le
dévoraient.
Bientôt il y eut dans leurs dialogues de grands intervalles
de silence. Quelquefois, une sorte de pudeur sexuelle les faisait rougir l'un
devant l'autre. Toutes les précautions pour cacher leur amour le dévoilaient ;
plus il devenait fort, plus leurs manières étaient contenues. Par l'exercice
d'un tel mensonge, leur sensibilité s'exaspéra,. Ils jouissaient délicieusement
de la senteur des feuilles humides, ils souffraient du vent d'est, ils avaient
des irritations sans cause, des pressentiments funèbres ; un bruit de pas, le
craquement d'une boiserie leur causaient des épouvantes comme s'ils avaient été
coupables ; ils se sentaient poussés vers un abîme ; une atmosphère orageuse les
enveloppait ; et, quand des doléances échappaient à Frédéric, elle s'accusait
elle-même.
-- " Oui ! je fais mal ! j'ai l'air d'une coquette ! Ne venez
donc plus ! "
Alors, il répétait les mêmes serments, -- qu'elle écoutait
chaque fois avec plaisir.
Son retour à Paris et les embarras du jour de
l'an suspendirent un peu leurs entrevues. Quand il revint, il avait, dans les
allures, quelque chose de plus hardi. Elle sortait à chaque minute pour donner
des ordres, et recevait, malgré ses prières, tous les bourgeois qui venaient la
voir. On se livrait alors, à des conversations sur Léotade, M. Guizot, le Pape,
l'insurrection de Palerme et le banquet du XIIe arrondissement lequel inspirait
des inquiétudes. Frédéric se soulageait en déblatérant contre le Pouvoir ; car
il souhaitait, comme Deslauriers, un bouleversement universel, tant il était
maintenant aigri. Mme Arnoux, de son côté, devenait sombre.
Son mari,
prodiguant les extravagances, entretenait une ouvrière de la manufacture, celle
qu'on appelait la Bordelaise. Mme Arnoux l'apprit elle-même à Frédéric. Il
voulait tirer de là un argument " puisqu'on la trahissait. "
-- " Oh !
je ne m'en trouble guère ! " dit-elle.
Cette déclaration lui parut
affermir complètement leur intimité. Arnoux s'en méfiait-il ?
-- " Non !
pas maintenant ! "
Elle lui conta qu'un soir, il les avait laissés en
tête-à-tête, puis était revenu, avait écouté derrière la porte, et, comme tous
deux parlaient de choses indifférentes, il vivait, depuis ce temps-là, dans une
entière sécurité.
-- " Avec raison, n'est-ce pas ? " dit amèrement
Frédéric.
-- " Oui, sans doute ! "
Elle aurait fait mieux de ne
pas risquer un pareil mot.
Un jour, elle ne se trouva point chez elle, à
l'heure où il avait coutume d'y venir. Ce fut, pour lui, comme une trahison.
Il se fâcha ensuite de voir les fleurs qu'il apportait toujours plantées
dans un verre d'eau.
-- " Où voulez-vous donc qu'elles soient ? "
-- " Oh ! pas là ! Du reste, elles y sont moins froidement que sur votre
coeur. "
Quelque temps après, il lui reprocha d'avoir été la veille aux
Italiens, sans le prévenir. D'autres l'avaient vue, admirée, aimée peut-être ;
Frédéric s'attachait à ses soupçons uniquement pour la quereller, la tourmenter
; car il commençait à la haïr, et c'était bien le moins qu'elle eût une part de
ses souffrances !
Une après-midi (vers le milieu de février), il la
surprit fort émue. Eugène se plaignait de mal à la gorge. Le docteur avait dit
pourtant que ce n'était rien, un gros rhume, la grippe. Frédéric fut étonné par
l'air ivre de l'enfant. Il rassura sa mère néanmoins, cita en exemple plusieurs
bambins de son âge qui venaient d'avoir des affections semblables et qui
s'étaient vite guéris.
-- " Vraiment ? "
-- " Mais oui, bien sûr
! "
-- " Oh ! comme vous êtes bon ! "
Et elle lui prit la main.
Il l'étreignit dans la sienne.
-- " Oh ! laissez-la. "
-- "
Qu'est-ce que cela fait, puisque c'est au consolateur que vous l'offrez !...
Vous me croyez bien pour ces choses, et vous doutez de moi... quand je vous
parle de mon amour ! "
-- " Je n'en doute pas, mon pauvre ami ! "
-- " Pourquoi cette défiance, comme si j'étais un misérable capable
d'abuser !... "
-- " Oh ! non !... "
-- " Si j'avais seulement
une preuve !... "
-- " Quelle Preuve ? "
-- " Celle qu'on
donnerait au premier venu, celle que vous m'avez accordée à moi-même. "
Et il lui rappela qu'une fois ils étaient sortis ensemble, par un
crépuscule d'hiver, un temps de brouillard. Tout cela était bien loin,
maintenant ! Qui donc l'empêchait de se montrer à son bras, devant tout le
monde, sans crainte de sa part, sans arrière-pensée de la sienne, n'ayant
personne autour d'eux pour les importuner ?
-- " Soit ! " dit-elle, avec
une bravoure de décision qui stupéfia d'abord Frédéric.
Mais il reprit
vivement :
-- " Voulez-vous que je vous attende au coin de la rue
Tronchet et de la rue de la Ferme ? "
-- " Mon Dieu ! mon ami... " ,
balbutiait Mme Arnoux.
Sans lui donner le temps de réfléchir, il ajouta
:
-- " Mardi prochain, je suppose ? "
-- " Mardi ? "
--
" Oui, entre deux et trois heures. "
-- " J'y serai ! "
Et elle
détourna son visage, par un mouvement de honte. Frédéric lui posa ses lèvres sur
la nuque.
-- " Oh ! ce n'est pas bien " , dit-elle. " Vous me feriez
repentir. "
Il s'écarta, redoutant la mobilité ordinaire des femmes.
Puis, sur le seuil, murmura, doucement, comme une chose bien convenue :
-- " A mardi ! "
Elle baissa ses beaux yeux d'une façon discrète
et résignée.
Frédéric avait un plan.
Il espérait que, grâce à la
pluie ou au soleil, il pourrait la faire s'arrêter sous une porte, et qu'une
fois sous la porte, elle entrerait dans la maison. Le difficile était d'en
découvrir une convenable.
Il se mit donc en recherche, et, vers le
milieu de la rue Tronchet, il lut de loin, sur une enseigne : Appartements
meublés.
Le garçon, comprenant son intention, lui montra tout de
suite, à l'entresol, une chambre et un cabinet avec deux sorties. Frédéric la
retint pour un mois et paya d'avance.
Puis il alla dans trois magasins
acheter la parfumerie la plus rare ; il se procura un morceau de fausse guipure
pour remplacer l'affreux couvre- pieds de coton rouge, il choisit une paire de
pantoufles en satin bleu ; la crainte seule de paraître grossier le modéra dans
ses emplettes ; il revint avec elles : -- et plus dévotement que ceux qui font
des reposoirs, il changea les meubles de place, drapa lui-même les rideaux, mit
des bruyères sur la cheminée, des violettes sur la commode ; il aurait voulu
paver la chambre tout en or. " C'est demain " , se disait-il, " oui, demain ! je
ne rêve pas. " Et il sentait battre son coeur à grands coups sous le délire de
son espérance ; puis, quand tout fut prêt, il emporta la clef dans sa poche,
comme si le bonheur, qui dormait là, avait pu s'en envoler.
Une lettre
de sa mère l'attendait chez lui.
" Pourquoi une si longue absence ? Ta
conduite commence à paraître ridicule. Je comprends que, dans une certaine
mesure, tu aies d'abord hésité devant cette union ; cependant, réfléchis ! "
Et elle précisait les choses : quarante-cinq mille livres de rente. Du
reste, " on en causait " ; et M. Roque attendait une réponse définitive. Quant à
la jeune personne, sa position véritablement était embarrassante. " Elle t'aime
beaucoup. "
Frédéric rejeta la lettre sans la finir, et en ouvrit une
autre, un billet de Deslauriers.
" Mon vieux,
" La poire est
mûre. Selon ta promesse, nous comptons sur toi. On se réunit demain au petit
jour, place du Panthéon. Entre au café Soufflot. Il faut que je te parle avant
la manifestation. "
" Oh ! je les connais, leurs manifestations. Mille
grâces ! j'ai un rendez- vous plus agréable. "
Et, le lendemain, dès
onze heures, Frédéric était sorti. Il voulait donner un dernier coup d'oeil aux
préparatifs ; puis, qui sait, elle pouvait, par un hasard quelconque, être en
avance ? En débouchant de la rue Tronchet, il entendit derrière la Madeleine une
grande clameur ; il s'avança ; et il aperçut au fond de la place, à gauche, des
gens en blouse et des bourgeois.
En effet, un manifeste publié dans les
journaux avait convoqué à cet endroit tous les souscripteurs du banquet
réformiste. Le Ministère, presque immédiatement, avait affiché une proclamation
l'interdisant. La veille au soir, l'opposition parlementaire y avait renoncé ;
mais les patriotes, qui ignoraient cette résolution des chefs, étaient venus au
rendez-vous, suivis par un grand nombre de curieux. Une députation des écoles
s'était portée tout à l'heure chez Odilon Barrot. Elle était maintenant aux
Affaires Etrangères ; et on ne savait pas si le banquet aurait lieu, si le
Gouvernement exécuterait sa menace, si les gardes nationaux se présenteraient.
On en voulait aux Députés comme au Pouvoir. La foule augmentait de plus en plus,
quand tout à coup vibra dans les airs le refrain de la Marseillaise.
C'était la colonne des étudiants qui arrivait. Ils marchaient au pas,
sur deux files, en bon ordre, l'aspect irrité, les mains nues, et tous criant
par intervalles :
-- " Vive la Réforme ! à bas Guizot ! "
Les
amis de Frédéric étaient là, bien sûr. Ils allaient l'apercevoir et l'entraîner.
Il se réfugia vivement dans la rue de l'Arcade.
Quand les étudiants
eurent fait deux fois le tour de la Madeleine, ils descendirent vers la place de
la Concorde. Elle était remplie de monde ; et la foule tassée semblait, de loin,
un champ d'épis noirs qui oscillaient.
Au même moment, des soldats de la
ligne se rangèrent en bataille, à gauche de l'église.
Les groupes
stationnaient, cependant. Pour en finir, des agents de police en bourgeois
saisissaient les plus mutins et les emmenaient au poste, brutalement. Frédéric,
malgré son indignation, resta muet ; on aurait pu le prendre avec les autres, et
il aurait manqué Mme Arnoux.
Peu de temps après, parurent les casques
des municipaux. Ils frappaient autour d'eux, à coups de plat de sabre. Un cheval
s'abattit ; on courut lui porter secours ; et, dès que le cavalier fut en selle,
tous s'enfuirent.
Alors, il y eut un grand silence. La pluie fine, qui
avait mouillé l'asphalte, ne tombait plus. Des nuages s'en allaient, balayés
mollement par le vent d'ouest.
Frédéric se mit à parcourir la rue
Tronchet, en regardant devant lui et derrière lui.
Deux heures enfin
sonnèrent.
" Ah ! c'est maintenant ! " se dit-il, " elle sort de sa
maison, elle approche " ; et, une minute après : " Elle aurait eu le temps de
venir. " Jusqu'à trois heures, il tâcha de se calmer. " Non, elle n'est pas en
retard ; un peu de patience ! "
Et, par désoeuvrement, il examinait les
rares boutiques : un libraire, un sellier, un magasin de deuil. Bientôt il
connut tous les noms des ouvrages, tous les harnais, toutes les étoffes. Les
marchands, à force de le voir passer et repasser continuellement, furent étonnés
d'abord, puis effrayés, et ils fermèrent leur devanture.
Sans doute,
elle avait un empêchement, et elle en souffrait aussi. Mais quelle joie tout à
l'heure ! -- Car elle allait venir, cela était certain ! " Elle me l'a bien
promis ! " Cependant, une angoisse intolérable le gagnait.
Par un
mouvement absurde, il rentra dans l'hôtel, comme si elle avait pu s'y trouver. A
l'instant même, elle arrivait peut-être dans la rue. Il s'y jeta. Personne ! Et
il se remit à battre le trottoir.
Il considérait les fentes des pavés,
la gueule des gouttières, les candélabres, les numéros au-dessus des portes. Les
objets les plus minimes devenaient pour lui des compagnons, ou plutôt des
spectateurs ironiques ; et les façades régulières des maisons lui semblaient
impitoyables. Il souffrait du froid aux pieds. Il se sentait dissoudre
d'accablement. La répercussion de ses pas lui secouait la cervelle.
Quand il vit quatre heures à sa montre, il éprouva comme un vertige, une
épouvante. Il tâcha de se répéter des vers, de calculer n'importe quoi,
d'inventer une histoire. Impossible ! l'image de Mme Arnoux l'obsédait. Il avait
envie de courir à sa rencontre. Mais quelle route prendre pour ne pas se croiser
?
Il aborda un commissionnaire, lui mit dans la main cinq francs, et le
chargea d'aller rue Paradis, chez Jacques Arnoux, pour s'enquérir près du
portier " si Madame était chez elle " . Puis il se planta au coin de la rue de
la Ferme et de la rue Tronchet, de manière à voir simultanément dans toutes les
deux. Au fond de la perspective, sur le boulevard, des masses confuses
glissaient. Il distinguait parfois l'aigrette d'un dragon, un chapeau de femme ;
et il tendait ses prunelles pour la reconnaître. Un enfant déguenillé qui
montrait une marmotte, dans une boîte, lui demanda l'aumône, en souriant.
L'homme à la veste de velours reparut. " Le portier ne l'avait pas vue
sortir. " Qui la retenait ? Si elle était malade, on l'aurait dit ! Etait-ce une
visite ? Rien de plus facile que de ne pas recevoir. Il se frappa le front.
" Ah ! je suis bête ! C'est l'émeute ! " Cette explication naturelle le
soulagea. Puis, tout à coup : " Mais son quartier est tranquille. " Et un doute
abominable l'assaillit. " Si elle allait ne pas venir ? si sa promesse n'était
qu'une parole pour m'évincer ? Non ! non ! " Ce qui l'empêchait sans doute,
c'était un hasard extraordinaire, un de ces événements qui déjouent toute
prévoyance. Dans ce cas-là, elle aurait écrit. Et il envoya le garçon d'hôtel à
son domicile, rue Rumford, pour savoir s'il n'y avait point de lettre.
On n'avait apporté aucune lettre. Cette absence de nouvelles le rassura.
Du nombre des pièces de monnaie prises au hasard dans sa main, de la
physionomie des passants, de la couleur des chevaux, il tirait des présages ;
et, quand l'augure était contraire, il s'efforçait de ne pas y croire. Dans ses
accès de fureur contre Mme Arnoux, il l'injuriait à demi- voix. Puis c'étaient
des faiblesses à s'évanouir, et tout à coup des rebondissements d'espérance.
Elle allait paraître. Elle était là, derrière son dos. Il se retournait : rien !
Une fois, il aperçut, à trente pas environ, une femme de même taille, avec la
même robe. Il la rejoignit ; ce n'était pas elle ! Cinq heures arrivèrent ! cinq
heures et demie ! six heures ! Le gaz s'allumait. Mme Arnoux n'était pas venue.
Elle avait rêvé, la nuit précédente, qu'elle était sur le trottoir de la
rue Tronchet depuis longtemps. Elle y attendait quelque chose d'indéterminé, de
considérable néanmoins, et, sans savoir pourquoi, elle avait peur d'être
aperçue. Mais un maudit petit chien, acharné contre elle, mordillait le bas de
sa robe. Il revenait obstinément et aboyait toujours plus fort. Mme Arnoux se
réveilla. L'aboiement du chien continuait. Elle tendit l'oreille. Cela partait
de la chambre de son fils. Elle s'y précipita pieds nus. C'était l'enfant
lui-même qui toussait. Il avait les mains brûlantes, la face rouge et la voix
singulièrement rauque. L'embarras de sa respiration augmentait de minute en
minute. Elle resta jusqu'au jour, penchée sur sa couverture, à l'observer.
A huit heures, le tambour de la garde nationale vint prévenir M. Arnoux
que ses camarades l'attendaient. Il s'habilla vivement et s'en alla, en
promettant de passer tout de suite chez leur médecin, M. Colot. A dix heures, M.
Colot n'étant pas venu, Mme Arnoux expédia sa femme de chambre. Le docteur était
en voyage, à la campagne, et le jeune homme qui le remplaçait faisait des
courses.
Eugène tenait sa tête de côté, sur le traversin, en fronçant
toujours ses sourcils, en dilatant ses narines ; sa pauvre petite figure
devenait plus blême que ses draps ; et il s'échappait de son larynx un
sifflement produit par chaque inspiration, de plus en plus courte, sèche, et
comme métallique. Sa toux ressemblait au bruit de ces mécaniques barbares qui
font japper les chiens de carton.
Mme Arnoux fut saisie d'épouvante.
Elle se jeta sur les sonnettes, en appelant au secours, en criant :
-- "
Un médecin ! un médecin ! "
Dix minutes après, arriva un vieux monsieur
en cravate blanche et à favoris gris, bien taillés. Il fit beaucoup de questions
sur les habitudes, l'âge et le tempérament du jeune malade, puis examina sa
gorge, s'appliqua la tête dans son dos et écrivit une ordonnance. L'air
tranquille de ce bonhomme était odieux. Il sentait l'embaumement. Elle aurait
voulu le battre. Il dit qu'il reviendrait dans la soirée.
Bientôt les
horribles quintes recommencèrent. Quelquefois, l'enfant se dressait tout à coup.
Des mouvements convulsifs lui secouaient les muscles de la poitrine, et, dans
ses aspirations, son ventre se creusait comme s'il eût suffoqué d'avoir couru.
Puis il retombait la tête en arrière et la bouche grande ouverte. Avec des
précautions infinies, Mme Arnoux tâchait de lui faire avaler le contenu des
fioles, du sirop d'ipécacuana, une potion kermétisée. Mais il repoussait la
cuiller, en gémissant d'une voix faible. On aurait dit qu'il soufflait ses
paroles.
De temps à autre, elle relisait l'ordonnance. Les observations
du formulaire l'effrayaient ; peut-être que le pharmacien s'était trompé. Son
impuissance la désespérait. L'élève de M. Colot arriva.
C'était un jeune
homme d'allures modestes, neuf dans le métier, et qui ne cacha point son
impression. Il resta d'abord indécis, par peur de se compromettre, et enfin
prescrivit l'application de morceaux de glace. On fut longtemps à trouver de la
glace. La vessie qui contenait les morceaux creva. Il fallut changer la chemise.
Tout ce dérangement provoqua un nouvel accès plus terrible.
L'enfant se
mit à arracher les linges de son cou, comme s'il avait voulu retirer l'obstacle
qui l'étouffait, et il égratignait le mur, saisissait les rideaux de sa
couchette, cherchant un point d'appui pour respirer. Son visage était bleuâtre
maintenant, et tout son corps, trempé d'une sueur froide, paraissait maigrir.
Ses yeux hagards s'attachaient sur sa mère avec terreur. Il lui jetait les bras
autour du cou, s'y suspendait d'une façon désespérée ; et, en repoussant ses
sanglots, elle balbutiait des paroles tendres :
-- " Oui, mon amour, mon
ange, mon trésor ! "
Puis des moments de calme survenaient.
Elle
alla chercher des joujoux, un polichinelle, une collection d'images, et les
étala sur son lit, pour le distraire. Elle essaya même de chanter.
Elle
commença une chanson qu'elle lui disait autrefois, quand elle le berçait en
l'emmaillottant sur cette même petite chaise de tapisserie. Mais il frissonna
dans la longueur entière de son corps, comme une onde sous un coup de vent ; les
globes de ses yeux saillissaient ; elle crut qu'il allait mourir, et se détourna
pour ne pas le voir.
Un instant après, elle eut la force de le regarder.
Il vivait encore. Les heures se succédèrent, lourdes, mornes, interminables,
désespérantes ; et elle n'en comptait plus les minutes qu'à la progression de
cette agonie. Les secousses de sa poitrine le jetaient en avant comme pour le
briser ; à la fin, il vomit quelque chose d'étrange, qui ressemblait à un tube
de parchemin. Qu'était-ce ? Elle s'imagina qu'il avait rendu un bout de ses
entrailles. Mais il respirait largement, régulièrement. Cette apparence de
bien-être l'effraya plus que tout le reste ; elle se tenait comme pétrifiée, les
bras pendants, les yeux fixes, quand M. Colot survint. L'enfant, selon lui,
était sauvé.
Elle ne comprit pas d'abord, et se fit répéter la phrase.
N'était-ce pas une de ces consolations propres aux médecins ? Le docteur
s'en alla d'un air tranquille. Alors, ce fut pour elle comme si les cordes qui
serraient son coeur se fussent dénouées.
-- " Sauvé ! Est-ce possible !
"
Tout à coup l'idée de Frédéric lui apparut d'une façon nette et
inexorable. C'était un avertissement de la Providence. Mais le Seigneur, dans sa
miséricorde, n'avait pas voulu la punir tout à fait ! Quelle expiation, plus
tard, si elle persévérait dans cet amour ! Sans doute, on insulterait son fils à
cause d'elle ; et Mme Arnoux l'aperçut jeune homme, blessé dans une rencontre,
rapporté sur un brancard, mourant. D'un bond, elle se précipita sur la petite
chaise ; et de toutes ses forces, lançant son âme dans les hauteurs, elle offrit
à Dieu, comme un holocauste, le sacrifice de sa première passion, de sa seule
faiblesse.
Frédéric était revenu chez lui. Il restait dans son fauteuil,
sans même avoir la force de la maudire. Une espèce de sommeil le gagna ; et, à
travers son cauchemar, il entendait la pluie tomber, en croyant toujours qu'il
était là-bas, sur le trottoir.
Le lendemain, par une dernière lâcheté,
il envoya encore un commissionnaire chez Mme Arnoux.
Soit que le
Savoyard ne fît pas la commission, ou qu'elle eût trop de choses à dire pour
s'expliquer d'un mot, la même réponse fut rapportée. L'insolence était trop
forte ! Une colère d'orgueil le saisit. Il se jura de n'avoir plus même un désir
; et, comme un feuillage emporté par un ouragan, son amour disparut. Il en
ressentit un soulagement, une joie stoïque, puis un besoin d'actions violentes ;
et il s'en alla au hasard, par les rues.
Des hommes des faubourgs
passaient, armés de fusils, de vieux sabres, quelques-uns portant des bonnets
rouges, et tous chantant la Marseillaise ou les Girondins . Çà et
là, un garde national se hâtait pour rejoindre sa mairie. Des tambours, au loin,
résonnaient. On se battait à la porte Saint-Martin. Il y avait dans l'air
quelque chose de gaillard et de belliqueux. Frédéric marchait toujours.
L'agitation de la grande ville le rendait gai.
A la hauteur de Frascati,
il aperçut les fenêtres de la Maréchale ; une idée folle lui vint, une réaction
de jeunesse. Il traversa le boulevard.
On fermait la porte cochère ; et
Delphine, la femme de chambre, en train d'écrire dessus avec un charbon : "
Armes données " , lui dit vivement :
-- " Ah ! Madame est dans un bel
état ! Elle a renvoyé ce matin son groom qui l'insultait. Elle croit qu'on va
piller partout ! Elle crève de peur ! d'autant plus que Monsieur est parti ! "
-- " Quel monsieur ? "
-- " Le Prince ! "
Frédéric entra
dans le boudoir. La Maréchale parut, en jupon, les cheveux sur le dos,
bouleversée.
-- " Ah ! merci ! tu viens me sauver ! c'est la seconde
fois ! tu n'en demandes jamais le prix, toi ! "
-- " Mille pardons ! "
dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.
-- "
Comment ? que fais-tu ? " balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée
par ces manières.
Il répondit :
-- " Je suis la mode, je me
réforme. "
Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire
sous ses baisers.
Ils passèrent l'après-midi à regarder, de leur
fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l'emmena dîner aux
Trois-Frères-Provençaux. Le repas fut long, délicat. Ils s'en revinrent à pied,
faute de voiture.
A la nouvelle d'un changement de ministère, Paris
avait changé. Tout le monde était en joie ; des promeneurs circulaient, et des
lampions à chaque étage faisaient une clarté comme en plein jour. Les soldats
regagnaient lentement leurs casernes, harassés, l'air triste. On les saluait, en
criant : " Vive la ligne ! " Ils continuaient sans répondre. Dans la garde
nationale, au contraire, les officiers, rouges d'enthousiasme, brandissaient
leur sabre en vociférant : " Vive la réforme ! " et ce mot-là, chaque fois,
faisait rire les deux amants. Frédéric blaguait, était très gai.
Par la
rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes,
suspendues aux maisons, formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement
confus s'agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par endroits, brillaient
des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s'élevait. La foule était trop
compacte, le retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin,
quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit, pareil au craquement d'une
immense pièce de soie que l'on déchire. C'était la fusillade du boulevard des
Capucines.
-- " Ah ! on casse quelques bourgeois " , dit Frédéric
tranquillement, car il y a des situations où l'homme le moins cruel est si
détaché des autres, qu'il verrait périr le genre humain sans un battement de
coeur.
La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se
déclara incapable de faire vingt pas de plus. Alors, par un raffinement de
haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il l'emmena jusqu'à l'hôtel de
la rue Tronchet, dans le logement préparé pour l'autre.
Les fleurs
n'étaient pas flétries. La guipure s'étalait sur le lit. Il tira de l'armoire
les petites pantoufles. Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.
Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et
elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée dans l'oreiller.
-- "
Qu'as-tu donc, cher amour ? "
-- " C'est excès de bonheur " , dit
Frédéric. " . Il y avait trop longtemps que je te désirais ! " .
TROISIEME PARTIE ------------------------------------------------------
Chapitre Premier. ------------------------------------------------------
Le bruit d'une fusillade le tira brusquement de son sommeil ; et, malgré
les instances de Rosanette, Frédéric, à toute force, voulut aller voir ce qui se
passait.
Il descendait vers les Champs-Elysées, d'où les coups de feu
étaient partis. A l'angle de la rue Saint-Honoré, des hommes en blouse le
croisèrent en criant :
-- " Non ! pas par là ! au Palais-Royal ! "
Frédéric les suivit. On avait arraché les grilles de l'Assomption. Plus
loin, il remarqua trois pavés au milieu de la voie, le commencement d'une
barricade, sans doute, puis des tessons de bouteilles, et des paquets de fil de
fer pour embarrasser la cavalerie ; quand tout à coup s'élança d'une ruelle un
grand jeune homme pâle, dont les cheveux noirs flottaient sur les épaules,
prises dans une espèce de maillot à pois de couleur. Il tenait un long fusil de
soldat, et courait sur la pointe de ses pantoufles, avec l'air d'un somnambule
et leste comme un tigre. On entendait, par intervalles, une détonation.
La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres
recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions
du peuple ; et, pendant qu'aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et
que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M.
Thiers tâchait d'en composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis
donnait à Bugeaud le commandement général pour l'empêcher de s'en servir,
l'insurrection, comme dirigée par un seul bras, s'organisait formidablement. Des
hommes d'une éloquence frénétique haranguaient la foule au coin des rues ;
d'autres dans les églises sonnaient le tocsin à pleine volée ; on coulait du
plomb, on roulait des cartouches ; les arbres des boulevards, les vespasiennes,
les bancs, les grilles, les becs de gaz, tout fut arraché, renversé ; Paris, le
matin, était couvert de barricades. La résistance ne dura pas ; partout la garde
nationale s'interposait ; -- si bien qu'à huit heures, le peuple, de bon gré ou
de force, possédait cinq casernes, presque toutes les mairies, les points
stratégiques les plus sûrs. D'elle-même, sans secousses, la monarchie se fondait
dans une dissolution rapide ; et on attaquait maintenant le poste du
Château-d'Eau, pour délivrer cinquante prisonniers, qui n'y étaient pas.
Frédéric s'arrêta forcément à l'entrée de la place. Des groupes en armes
l'emplissaient. Des compagnies de la ligne occupaient les rues Saint- Thomas et
Fromanteau. Une barricade énorme bouchait la rue de Valois. La fumée qui se
balançait à sa crête s'entrouvrit, des hommes couraient dessus en faisant de
grands gestes, ils disparurent ; puis la fusillade recommença. Le poste y
répondait, sans qu'on vît personne à l'intérieur ; ses fenêtres, défendues par
des volets de chêne, étaient percées de meurtrières ; et le monument avec ses
deux étages, ses deux ailes, sa fontaine au premier et sa petite porte au
milieu, commençait à se moucheter de taches blanches sous le heurt des balles.
Son perron de trois marches restait vide.
A côté de Frédéric, un homme
en bonnet grec et portant une giberne par-dessus sa veste de tricot se disputait
avec une femme coiffée d'un madras. Elle lui disait :
-- " Mais reviens
donc ! reviens donc ! "
-- " Laisse-moi tranquille ! " répondait le
mari. " Tu peux bien surveiller la loge toute seule. Citoyen, je vous le
demande, est-ce juste ? J'ai fait mon devoir partout, en 1830, en 32, en 34, en
39 ! Aujourd'hui, on se bat ! Il faut que je me batte ! -- Va-t'en ! "
Et la portière finit par céder à ses remontrances et à celles d'un garde
national près d'eux, quadragénaire dont la figure bonasse était ornée d'un
collier de barbe blonde.
Il chargeait son arme et tirait, tout en
conversant avec Frédéric, aussi tranquille au milieu de l'émeute qu'un
horticulteur dans son jardin. Un jeune garçon en serpillière le cajolait pour
obtenir des capsules, afin d'utiliser son fusil, une belle carabine de chasse
que lui avait donnée " un monsieur " .
-- " Empoigne dans mon dos " ,
dit le bourgeois " , et efface-toi ! tu vas te faire tuer ! "
Les
tambours battaient la charge. Des cris aigus, des hourras de triomphe
s'élevaient. Un remous continuel faisait osciller la multitude. Frédéric, pris
entre deux masses profondes, ne bougeait pas, fasciné d'ailleurs et s'amusant
extrêmement. Les blessés qui tombaient, les morts étendus n'avaient pas l'air de
vrais blessés, de vrais morts. Il lui semblait assister à un spectacle.
Au milieu de la houle, par-dessus des têtes, on aperçut un vieillard en
habit noir sur un cheval blanc, à selle de velours. D'une main, il tenait un
rameau vert, de l'autre un papier, et les secouait avec obstination. Enfin,
désespérant de se faire entendre, il se retira.
La troupe de ligne avait
disparu et les municipaux restaient seuls à défendre le poste. Un flot
d'intrépides se rua sur le perron ; ils s'abattirent, d'autres survinrent ; et
la porte, ébranlée sous des coups de barres de fer, retentissait ; les
municipaux ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin, et qui brûlait
comme une torche géante, fut traînée contre les murs. On apporta vite des
fagots, de la paille, un baril d'esprit-de-vin. Le feu monta le long des pierres
; l'édifice se mit à fumer partout comme un solfatare ; et de larges flammes, au
sommet, entre les balustres de la terrasse, s'échappaient avec un bruit
strident. Le premier étage du Palais-Royal s'était peuplé de gardes nationaux.
De toutes les fenêtres de la place, on tirait ; les balles sifflaient ; l'eau de
la fontaine crevée se mêlait avec le sang, faisait des flaques par terre ; on
glissait dans la boue sur des vêtements, des shakos, des armes ; Frédéric sentit
sous son pied quelque chose de mou ; c'était la main d'un sergent en capote
grise, couché la face dans le ruisseau. Des bandes nouvelles de peuple
arrivaient toujours, poussant les combattants sur le poste. La fusillade
devenait plus pressée. Les marchands de vins étaient ouverts ; on allait de
temps à autre y fumer une pipe, boire une chope, puis on retournait se battre.
Un chien perdu hurlait. Cela faisait rire.
Frédéric fut ébranlé par le
choc d'un homme qui, une balle dans les reins, tomba sur son épaule, en râlant.
A ce coup, dirigé peut-être contre lui, il se sentit furieux ; et il se jetait
en avant quand un garde national l'arrêta.
-- " C'est inutile ! le Roi
vient de partir. Ah ! si vous ne me croyez pas, allez-y voir ! "
Une
pareille assertion calma Frédéric. La place du Carrousel avait un aspect
tranquille. L'hôtel de Nantes s'y dressait toujours solitairement ; et les
maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à
droite et le vague terrain qui ondulait jusqu'aux baraques des étalagistes,
étaient comme noyés dans la couleur grise de l'air, où de lointains murmures
semblaient se confondre avec la brume, -- tandis qu'à l'autre bout de la place,
un jour cru, tombant par un écartement des nuages sur la façade des Tuileries,
découpait en blancheur toutes ses fenêtres. Il y avait près de l'Arc de Triomphe
un cheval mort, étendu. Derrière les grilles, des groupes de cinq à six
personnes causaient. Les portes du château étaient ouvertes ; les domestiques
sur le seuil laissaient entrer.
En bas, dans une petite salle, des bols
de café au lait étaient servis. Quelques-uns des curieux s'attablèrent en
plaisantant ; les autres restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de
fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucre en poudre, jeta un regard
inquiet de droite et de gauche, puis se mit à manger voracement, son nez
plongeant dans le goulot. Au bas du grand escalier, un homme écrivait son nom
sur un registre. Frédéric le reconnut par derrière.
-- " Tiens,
Hussonnet ! "
-- " Mais oui " , répondit le bohème. " Je m'introduis à
la Cour. Voilà une bonne farce, hein ? "
-- " Si nous montions ? "
Et ils arrivèrent dans la salle des Maréchaux. Les portraits de ces
illustres, sauf celui de Bugeaud percé au ventre, étaient tous intacts. Ils se
trouvaient appuyés sur leur sabre, un affût de canon derrière eux, et dans des
attitudes formidables jurant avec la circonstance. Une grosse pendule marquait
une heure vingt minutes.
Tout à coup la Marseillaise retentit. Hussonnet
et Frédéric se penchèrent sur la rampe. C'était le peuple. Il se précipita dans
l'escalier, en secouant à flots vertigineux des têtes nues, des casques, des
bonnets rouges, des baïonnettes et des épaules, si impétueusement, que des gens
disparaissaient dans cette masse grouillante qui montait toujours, comme un
fleuve refoulé par une marée d'équinoxe, avec un long mugissement, sous une
impulsion irrésistible. En haut, elle se répandit, et le chant tomba.
On
n'entendait plus que les piétinements de tous les souliers, avec le clapotement
des voix. La foule inoffensive se contentait de regarder. Mais, de temps à
autre, un coude trop à l'étroit enfonçait une vitre ; ou bien un vase, une
statuette déroulait d'une console, par terre. Les boiseries pressées craquaient.
Tous les visages étaient rouges, la sueur en coulait à larges gouttes ;
Hussonnet fit cette remarque :
-- " Les héros ne sentent pas bon ! "
-- " Ah ! vous êtes agaçant " , reprit Frédéric.
Et poussés
malgré eux, ils entrèrent dans un appartement où s'étendait, au plafond, un dais
de velours rouge. Sur le trône, en dessous, était assis un prolétaire à barbe
noire, la chemise entrouverte, l'air hilare et stupide comme un magot. D'autres
gravissaient l'estrade pour s'asseoir à sa place.
-- " Quel mythe ! "
dit Hussonnet. " Voilà le peuple souverain ! "
Le fauteuil fut enlevé à
bout de bras, et traversa toute la salle en se balançant.
-- "
Saprelotte ! comme il chaloupe ! Le vaisseau de l'Etat est ballotté sur une mer
orageuse ! Cancane-t-il ! cancane-t-il ! "
On l'avait approché d'une
fenêtre, et, au milieu des sifflets, on le lança.
-- " Pauvre vieux ! "
dit Hussonnet, en le voyant tomber dans le jardin, où il fut repris vivement
pour être promené ensuite jusqu'à la Bastille, et brûlé.
Alors, une joie
frénétique éclata, comme si, à la place du trône, un avenir de bonheur illimité
avait paru ; et le peuple, moins par vengeance que pour affirmer sa possession,
brisa, lacéra les glaces et les rideaux, les lustres, les flambeaux, les tables,
les chaises, les tabourets, tous les meubles, jusqu'à des albums de dessins,
jusqu'à des corbeilles de tapisserie. Puisqu'on était victorieux, ne fallait-il
pas s'amuser ! La canaille s'affubla ironiquement de dentelles et de cachemires.
Des crépines d'or s'enroulèrent aux manches des blouses, des chapeaux à plumes
d'autruche ornaient la tête des forgerons, des rubans de la Légion d'honneur
firent des ceintures aux prostituées. Chacun satisfaisait son caprice ; les uns
dansaient, d'autres buvaient. Dans la chambre de la reine, une femme lustrait
ses bandeaux avec de la pommade ; derrière un paravent, deux amateurs jouaient
aux cartes ; Hussonnet montra à Frédéric un individu qui fumait son brûle-gueule
accoudé sur un balcon ; et le délire redoublait au tintamarre continu des
porcelaines brisées et des morceaux de cristal qui sonnaient, en rebondissant,
comme des lames d'harmonica.
Puis la fureur s'assombrit. Une curiosité
obscène fit fouiller tous les cabinets, tous les recoins, ouvrir tous les
tiroirs. Des galériens enfoncèrent leurs bras dans la couche des princesses, et
se roulaient dessus par consolation de ne pouvoir les violer. D'autres, à
figures plus sinistres, erraient silencieusement, cherchant à voler quelque
chose ; mais la multitude était trop nombreuse. Par les baies des portes, on
n'apercevait dans l'enfilade des appartements que la sombre masse du peuple
entre les dorures, sous un nuage de poussière. Toutes les poitrines haletaient ;
la chaleur de plus en plus devenait suffocante ; les deux amis, craignant d'être
étouffés, sortirent.
Dans l'antichambre, debout sur un tas de vêtements,
se tenait une fille publique, en statue de la Liberté, -- immobile, les yeux
grands ouverts, effrayante.
Ils avaient fait trois pas dehors, quand un
peloton de gardes municipaux en capotes s'avança vers eux, et qui, retirant
leurs bonnets de police, et découvrant à la fois leurs crânes un peu chauves,
saluèrent le peuple très bas. A ce témoignage de respect, les vainqueurs
déguenillés se rengorgèrent. Hussonnet et Frédéric ne furent pas, non plus, sans
en éprouver un certain plaisir.
Une ardeur les animait. Ils s'en
retournèrent au Palais-Royal. Devant la rue Fromanteau, des cadavres de soldats
étaient entassés sur de la paille. Ils passèrent auprès impassiblement, étant
même fiers de sentir qu'ils faisaient bonne contenance.
Le palais
regorgeait de monde. Dans la cour intérieure, sept bûchers flambaient. On
lançait par les fenêtres des pianos, des commodes et des pendules. Des pompes à
incendie crachaient de l'eau jusqu'aux toits. Des chenapans tâchaient de couper
des tuyaux avec leurs sabres. Frédéric engagea un polytechnicien à s'interposer.
Le polytechnicien ne comprit pas, semblait imbécile, d'ailleurs. Tout autour,
dans les deux galeries, la populace, maîtresse des caves, se livrait à une
horrible godaille. Le vin coulait en ruisseaux, mouillait les pieds, les voyous
buvaient dans des culs de bouteille, et vociféraient en titubant.
-- "
Sortons de là " , dit Hussonnet, " ce peuple me dégoûte. "
Tout le long
de la galerie d'Orléans, des blessés gisaient par terre sur des matelas, ayant
pour couvertures des rideaux de pourpre ; et de petites bourgeoises du quartier
leur apportaient des bouillons, du linge.
-- " N'importe ! " dit
Frédéric, " moi, je trouve le peuple sublime. "
Le grand vestibule était
rempli par un tourbillon de gens furieux ; des hommes voulaient monter aux
étages supérieurs pour achever de détruire tout ; des gardes nationaux sur les
marches s'efforçaient de les retenir. Le plus intrépide était un chasseur,
nu-tête, la chevelure hérissée, les buffleteries en pièces. Sa chemise faisait
un bourrelet entre son pantalon et son habit, et il se débattait au milieu des
autres avec acharnement. Hussonnet, qui avait la vue perçante, reconnut de loin
Arnoux.
Puis ils gagnèrent le jardin des Tuileries, pour respirer plus à
l'aise. Ils s'assirent sur un banc ; et ils restèrent pendant quelques minutes
les paupières closes, tellement étourdis, qu'ils n'avaient pas la force de
parler. Les passants, autour d'eux, s'abordaient. La duchesse d'Orléans était
nommée régente ; tout était fini ; et on éprouvait cette sorte de bien- être qui
suit les dénouements rapides, quand à chacune des mansardes du château parurent
des domestiques déchirant leurs habits de livrée. Ils les jetaient dans le
jardin, en signe d'abjuration. Le peuple les hua. Ils se retirèrent.
L'attention de Frédéric et d'Hussonnet fut distraite par un grand
gaillard qui marchait vivement entre les arbres, avec un fusil sur l'épaule. Une
cartouchière lui serrait à la taille sa vareuse rouge, un mouchoir s'enroulait à
son front sous sa casquette. Il tourna la tête. C'était Dussardier ; et, se
jetant dans leurs bras :
-- " Ah ! quel bonheur, mes pauvres vieux ! "
sans pouvoir dire autre chose, tant il haletait de joie et de fatigue.
Depuis quarante-huit heures, il était debout. Il avait travaillé aux
barricades du Quartier Latin, s'était battu rue Rambuteau, avait sauvé trois
dragons, était entré aux Tuileries avec la colonne Dunoyer, s'était porté
ensuite à la Chambre, puis à l'Hôtel de Ville.
-- " J'en arrive ! tout
va bien ! le peuple triomphe ! les ouvriers et les bourgeois s'embrassent ! ah !
si vous saviez ce que j'ai vu ! quels braves gens ! comme c'est beau ! "
Et, sans s'apercevoir qu'ils n'avaient pas d'armes :
-- "
J'étais bien sûr de vous trouver là ! Ç'a été rude un moment, n'importe ! "
Une goutte de sang lui coulait sur la joue, et, aux questions des deux
autres :
-- " Oh ! rien ! l'éraflure d'une baïonnette ! "
-- "
Il faudrait vous soigner, pourtant. "
-- " Bah ! je suis solide !
qu'est-ce que ça fait ? La République est proclamée ! on sera heureux maintenant
! "
Des journalistes, qui causaient tout à l'heure devant moi, disaient
qu'on va affranchir la Pologne et l'Italie ! Plus de rois, comprenez-vous ?
Toute la terre libre ! toute la terre libre ! "
Et, embrassant l'horizon
d'un seul regard, il écarta les bras dans une attitude triomphante. Mais une
longue file d'hommes couraient sur la terrasse, au bord de l'eau.
-- "
Ah ! saprelotte ! j'oubliais ! Les forts sont occupés. Il faut que j'y aille !
adieu ! "
Il se retourna pour leur crier, tout en brandissant son fusil
:
-- " Vive la République ! "
Des cheminées du château, il
s'échappait d'énormes tourbillons de fumée noire, qui emportaient des
étincelles. La sonnerie des cloches faisait, au loin, comme des bêlements
effarés. De droite et de gauche, partout, les vainqueurs déchargeaient leurs
armes. Frédéric, bien qu'il ne fût pas guerrier, sentit bondir son sang gaulois.
Le magnétisme des foules enthousiastes l'avait pris. Il humait voluptueusement
l'air orageux, plein des senteurs de la poudre ; et cependant il frissonnait
sous les effluves d'un immense amour, d'un attendrissement suprême et universel,
comme si le coeur de l'humanité tout entière avait battu dans sa poitrine.
Hussonnet dit, en bâillant :
-- " Il serait temps, peut-être,
d'aller instruire les populations ! "
Frédéric le suivit à son bureau de
correspondance, place de la Bourse ; et il se mit à composer pour le journal de
Troyes un compte rendu des événements en style lyrique, un véritable morceau, --
qu'il signa. Puis ils dînèrent ensemble dans une taverne. Hussonnet était pensif
; les excentricités de la Révolution dépassaient les siennes.
Après le
café, quand ils se rendirent à l'Hôtel de Ville, pour savoir du nouveau, son
naturel gamin avait repris le dessus. Il escaladait les barricades, comme un
chamois, et répondait aux sentinelles des gaudrioles patriotiques.
Ils
entendirent, à la lueur des torches, proclamer le Gouvernement provisoire.
Enfin, à minuit, Frédéric, brisé de fatigue, regagna sa maison.
-- " Eh
bien " , dit-il à son domestique en train de le déshabiller, " es-tu content ? "
-- " Oui, sans doute, monsieur ! Mais ce que je n'aime pas, c'est ce
peuple en cadence ! "
Le lendemain, à son réveil, Frédéric pensa à
Deslauriers. Il courut chez lui. L'avocat venait de partir, étant nommé
commissaire de province. Dans la soirée de la veille, il était parvenu jusqu'à
Ledru-Rollin, et, l'obsédant au nom des Ecoles, en avait arraché une place, une
mission. Du reste, disait le portier, il devait écrire la semaine prochaine,
pour donner son adresse.
Après quoi, Frédéric s'en alla voir la
Maréchale. Elle le reçut aigrement, car elle lui en voulait de son abandon. Sa
rancune s'évanouit sous des assurances de paix réitérées. Tout était tranquille,
maintenant, aucune raison d'avoir peur ; il l'embrassait ; et elle se déclara
pour la République, -- comme avait déjà fait Monseigneur l'Archevêque de Paris,
et comme devaient faire avec une prestesse de zèle merveilleuse : la
Magistrature, le Conseil d'Etat, l'Institut, les Maréchaux de France,
Changarnier, M. de Falloux, tous les bonapartistes, tous les légitimistes, et un
nombre considérable d'orléanistes.
La chute de la Monarchie avait été si
prompte, que, la première stupéfaction passée, il y eut chez les bourgeois comme
un étonnement de vivre encore. L'exécution sommaire de quelques voleurs,
fusillés sans jugements, parut une chose très juste. On se redit, pendant un
mois, la phrase de Lamartine sur le drapeau rouge, " qui n'avait fait que le
tour du Champ de Mars, tandis que le drapeau tricolore " , etc ; et tous se
rangèrent sous son ombre, chaque parti ne voyant des trois couleurs que la
sienne -- et se promettant bien, dès qu'il serait le plus fort, d'arracher les
deux autres.
Comme les affaires étaient suspendues, l'inquiétude et la
badauderie poussaient tout le monde hors de chez soi. Le négligé des costumes
atténuait la différence des rangs sociaux, la haine se cachait, les espérances
s'étalaient, la foule était pleine de douceur. L'orgueil d'un droit conquis
éclatait sur les visages. On avait une gaieté de carnaval, des allures de bivac
; rien ne fut amusant comme l'aspect de Paris, les premiers jours.
Frédéric prenait la Maréchale à son bras ; et ils flânaient ensemble
dans les rues. Elle se divertissait des rosettes décorant toutes les
boutonnières, des étendards suspendus à toutes les fenêtres, des affiches de
toute couleur placardées contre les murailles, et jetait çà et là quelque
monnaie dans le tronc pour les blessés, établi sur une chaise, au milieu de la
voie. Puis elle s'arrêtait devant des caricatures qui représentaient Louis-
Philippe en pâtissier, en saltimbanque, en chien, en sangsue. Mais les hommes de
Caussidière, avec leur sabre et leur écharpe, l'effrayaient un peu. D'autres
fois, c'était un arbre de la Liberté qu'on plantait. MM. les ecclésiastiques
concouraient à la cérémonie, bénissant la République, escortés par des
serviteurs à galons d'or ; et la multitude trouvait cela très bien. Le spectacle
le plus fréquent était celui des députations de n'importe quoi, allant réclamer
quelque chose à l'Hôtel de Ville, -- car chaque métier, chaque industrie
attendait du Gouvernement la fin radicale de sa misère. Quelques-uns, il est
vrai, se rendaient près de lui pour le conseiller, ou le féliciter, ou tout
simplement pour lui faire une petite visite, et voir fonctionner la machine.
Vers le milieu du mois de mars, un jour qu'il traversait le pont
d'Arcole, ayant à faire une commission pour Rosanette dans le Quartier Latin,
Frédéric vit s'avancer une colonne d'individus à chapeaux bizarres, à longues
barbes. En tête et battant du tambour marchait un nègre, un ancien modèle
d'atelier, et l'homme qui portait la bannière sur laquelle flottait au vent
cette inscription : " Artistes peintres " , n'était autre que Pellerin.
Il fit signe à Frédéric de l'attendre, puis reparut cinq minutes après,
ayant du temps devant lui, car le Gouvernement recevait à ce moment-là les
tailleurs de pierre. Il allait avec ses collègues réclamer la création d'un
Forum de l'Art, une espèce de Bourse où l'on débattrait les intérêts de
l'Esthétique ; des oeuvres sublimes se produiraient puisque les travailleurs
mettraient en commun leur génie. Paris, bientôt, serait couvert de monuments
gigantesques ; il les décorerait ; il avait même commencé une figure de la
République. Un de ses camarades vint le prendre, car ils étaient talonnés par la
députation du commerce de la volaille.
-- " Quelle bêtise ! " grommela
une voix dans la foule. " Toujours des blagues ! Rien de fort ! "
C'était Regimbart. Il ne salua pas Frédéric, mais profita de l'occasion
pour épandre son amertume.
Le Citoyen employait ses jours à vagabonder
dans les rues, tirant sa moustache, roulant des yeux, acceptant et propageant
des nouvelles lugubres ; et il n'avait que deux phrases : " Prenez garde, nous
allons être débordés ! " ou bien : " Mais, sacrebleu ! on escamote la République
! " Il était mécontent de tout, et particulièrement de ce que nous n'avions pas
repris nos frontières naturelles. Le nom seul de Lamartine lui faisait hausser
les épaules. Il ne trouvait pas Ledru-Rollin, " suffisant pour le problème " ,
traita Dupont (de l'Eure) de vieille ganache ; Albert, d'idiot ; Louis Blanc,
d'utopiste ; Blanqui, d'homme extrêmement dangereux ; et, quand Frédéric lui
demanda ce qu'il aurait fallu faire, il répondit en lui serrant le bras à le
broyer :
-- " Prendre le Rhin, je vous dis, prendre le Rhin ! fichtre !
"
Puis il accusa la réaction.
Elle se démasquait. Le sac des
châteaux de Neuilly et de Suresnes, l'incendie des Batignolles, les troubles de
Lyon, tous les excès, tous les griefs, on les exagérait à présent, en y ajoutant
la circulaire de Ledru- Rollin, le cours forcé des billets de Banque, la rente
tombée à soixante francs, enfin, comme iniquité suprême, comme dernier coup,
comme surcroît d'horreur, l'impôt des quarante-cinq centimes ! -- Et, par-dessus
tout cela, il y avait encore le Socialisme ! Bien que ces théories, aussi neuves
que le jeu d'oie, eussent été depuis quarante ans suffisamment débattues pour
emplir des bibliothèques, elles épouvantèrent les bourgeois, comme une grêle
d'aérolithes ; et on fut indigné, en vertu de cette haine que provoque
l'avènement de toute idée parce que c'est une idée, exécration dont elle tire
plus tard sa gloire, et qui fait que ses ennemis sont toujours au-dessous
d'elle, si médiocre qu'elle puisse être.
Alors, la Propriété monta dans
les respects au niveau de la Religion et se confondit avec Dieu. Les attaques
qu'on lui portait parurent du sacrilège, presque de l'anthropophagie. Malgré la
législation la plus humaine qui fut jamais, le spectre de 93 reparut, et le
couperet de la guillotine vibra dans toutes les syllabes du mot République ; --
ce qui n'empêchait pas qu'on la méprisait pour sa faiblesse. La France, ne
sentant plus de maître, se mit à crier d'effarement, comme un aveugle sans
bâton, comme un marmot qui a perdu sa bonne.
De tous les Français, celui
qui tremblait le plus fort était M. Dambreuse. L'état nouveau des choses
menaçait sa fortune, mais surtout dupait son expérience. Un système si bon, un
roi si sage ! était-ce possible ! La terre allait crouler ! Dès le lendemain, il
congédia trois domestiques, vendit ses chevaux, s'acheta, pour sortir dans les
rues, un chapeau mou, pensa même à laisser croître sa barbe ; et il restait chez
lui, prostré, se repaissant amèrement des journaux les plus hostiles à ses
idées, et devenu tellement sombre, que les plaisanteries sur la pipe de Flocon
n'avaient pas même la force de le faire sourire.
Comme soutien du
dernier règne, il redoutait les vengeances du peuple sur ses propriétés de la
Champagne, quand l'élucubration de Frédéric lui tomba dans les mains. Alors il
s'imagina que son jeune ami était un personnage très influent et qu'il pourrait
sinon le servir, du moins le défendre ; de sorte qu'un matin, M. Dambreuse se
présenta chez lui, accompagné de Martinon.
Cette visite n'avait pour
but, dit-il, que de le voir un peu et de causer. Somme toute, il se réjouissait
des événements, et il adoptait de grand coeur " notre sublime devise : Liberté,
Egalité, Fraternité, ayant toujours été républicain, au fond " . S'il votait,
sous l'autre régime, avec le ministère, c'était simplement pour accélérer une
chute inévitable. Il s'emporta même contre M. Guizot, " qui nous a mis dans un
joli pétrin, convenons-en ! " En revanche, il admirait beaucoup Lamartine,
lequel s'était montré " magnifique, ma parole d'honneur, quand, à propos du
drapeau rouge... "
-- " Oui ! je sais " , dit Frédéric.
Après
quoi, il déclara sa sympathie pour les ouvriers.
-- " Car enfin, plus ou
moins, nous sommes tous ouvriers ! " Et il poussait l'impartialité jusqu'à
reconnaître que Proudhon avait de la logique. " Oh ! beaucoup de logique !
diable ! " Puis, avec le détachement d'une intelligence supérieure, il causa de
l'exposition de peinture, où il avait vu le tableau de Pellerin. Il trouvait
cela original, bien touché.
Martinon appuyait tous ses mots par des
remarques approbatives ; lui aussi pensait qu'il fallait " se rallier
franchement à la République " , et il parla de son père laboureur, faisait le
paysan, l'homme du peuple. On arriva bientôt aux élections pour l'Assemblée
nationale, et aux candidats dans l'arrondissement de la Fortelle. Celui de
l'opposition n'avait pas de chances.
-- " Vous devriez prendre sa place
! " dit M. Dambreuse.
Frédéric se récria.
-- " Eh ! pourquoi
donc ? " car il obtiendrait les suffrages des ultras, vu ses opinions
personnelles, celui des conservateurs, à cause de sa famille.
-- " Et
peut-être aussi " , ajouta le banquier en souriant, " grâce un peu à mon
influence. "
Frédéric objecta qu'il ne saurait comment s'y prendre. Rien
de plus facile, en se faisant recommander aux patriotes de l'Aube par un club de
la capitale. Il s'agissait de lire, non une profession de foi comme on en voyait
quotidiennement, mais une exposition de principes sérieuse.
-- "
Apportez-moi cela ; je sais ce qui convient dans la localité ! Et vous pourriez,
je vous le répète, rendre de grands services au pays, à nous tous, à moi-même. "
Par des temps pareils, on devait s'entraider, et, si Frédéric avait
besoin de quelque chose, lui, ou ses amis...
-- " Oh ! mille grâces,
cher monsieur ! "
-- " A charge de revanche, bien entendu ! "
Le
banquier était un brave homme, décidément.
Frédéric ne put s'empêcher de
réfléchir à son conseil ; et bientôt, une sorte de vertige l'éblouit.
Les grandes figures de la Convention passèrent devant ses yeux. Il lui
sembla qu'une aurore magnifique allait se lever. Rome, Vienne, Berlin, étaient
en insurrection, les Autrichiens chassés de Venise ; toute l'Europe s'agitait.
C'était l'heure de se précipiter dans le mouvement, de l'accélérer peut-être ;
et puis il était séduit par le costume que les députés, disait-on, porteraient.
Déjà, il se voyait en gilet à revers avec une ceinture tricolore ; et ce prurit,
cette hallucination devint si forte, qu'il s'en ouvrit à Dussardier.
L'enthousiasme du brave garçon ne faiblissait pas.
-- "
Certainement, bien sûr ! Présentez-vous ! "
Frédéric, néanmoins,
consulta Deslauriers. L'opposition idiote qui entravait le commissaire dans sa
province avait augmenté son libéralisme. Il lui envoya immédiatement des
exhortations violentes.
Cependant, Frédéric avait besoin d'être approuvé
par un plus grand nombre ; et il confia la chose à Rosanette, un jour que Mlle
Vatnaz se trouvait là.
Elle était une de ces célibataires parisiennes
qui, chaque soir, quand elles ont donné leurs leçons, ou tâché de vendre de
petits dessins, de placer de pauvres manuscrits, rentrent chez elles avec de la
crotte à leurs jupons, font leur dîner, le mangent toutes seules, puis, les
pieds sur une chaufferette, à la lueur d'une lampe malpropre, rêvent un amour,
une famille, un foyer, la fortune, tout ce qui leur manque. Aussi, comme
beaucoup d'autres, avait-elle salué dans la Révolution l'avènement de la
vengeance ; -- et elle se livrait à une propagande socialiste effrénée.
L'affranchissement du prolétaire, selon la Vatnaz, n'était possible que
par l'affranchissement de la femme. Elle voulait son admissibilité à tous les
emplois, la recherche de la paternité, un autre code, l'abolition, ou tout au
moins " une réglementation du mariage plus intelligente " . Alors, chaque
Française serait tenue d'épouser un Français ou d'adopter un vieillard.
Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent des
fonctionnaires salariés par l'Etat ; qu'il y eût un jury pour examiner les
oeuvres de femmes, des éditeurs spéciaux pour les femmes, une école
polytechnique pour les femmes, une garde nationale pour les femmes, tout pour
les femmes ! Et, puisque le Gouvernement méconnaissait leurs droits, elles
devaient vaincre la force par la force. Dix mille citoyennes, avec de bons
fusils, pouvaient faire trembler l'Hôtel de Ville !
La candidature de
Frédéric lui parut favorable à ses idées. Elle l'encouragea, en lui montrant la
gloire à l'horizon. Rosanette se réjouit d'avoir un homme qui parlerait à la
Chambre.
-- " Et puis on te donnera, peut-être, une bonne place. "
Frédéric, homme de toutes les faiblesses, fut gagné par la démence
universelle. Il écrivit un discours, et alla le faire voir à M. Dambreuse.
Au bruit de la grande porte qui retombait, un rideau s'entrouvrit
derrière une croisée ; une femme y parut. Il n'eut pas le temps de la
reconnaître ; mais, dans l'antichambre, un tableau l'arrêta, le tableau de
Pellerin, posé sur une chaise, provisoirement sans doute.
Cela
représentait la République, ou le Progrès, ou la Civilisation, sous la figure de
Jésus-Christ conduisant une locomotive, laquelle traversait une forêt vierge.
Frédéric, après une minute de contemplation, s'écria :
-- " Quelle
turpitude ! "
-- " N'est-ce pas, hein ? " dit M. Dambreuse, survenu sur
cette parole et s'imaginant qu'elle concernait non la peinture, mais la doctrine
glorifiée par le tableau.
Martinon arriva au même moment. Ils passèrent
dans le cabinet ; et Frédéric tirait un papier de sa poche, quand Mlle Cécile,
entrant tout à coup, articula d'un air ingénu :
-- " Ma tante est-elle
ici ? "
-- " Tu sais bien que non " , répliqua le banquier. " N'importe
! faites comme chez vous, mademoiselle. "
-- " Oh ! merci ! je m'en
vais. "
A peine sortie, Martinon eut l'air de chercher son mouchoir.
-- " Je l'ai oublié dans mon paletot, excusez-moi ! "
-- " Bien
! " dit M. Dambreuse.
Evidemment, il n'était pas dupe de cette
manoeuvre, et même semblait la favoriser. Pourquoi ? Mais bientôt Martinon
reparut, et Frédéric entama son discours. Dès la seconde page, qui signalait
comme une honte la prépondérance des intérêts pécuniaires, le banquier fit la
grimace. Puis, abordant les réformes, Frédéric demandait la liberté du commerce.
-- " Comment. ?... mais permettez ! "
L'autre n'entendait pas,
et continua. Il réclamait l'impôt sur la rente, l'impôt progressif, une
fédération européenne, et l'instruction du peuple, des encouragements aux
beaux-arts les plus larges.
-- " Quand le pays fournirait à des hommes
comme Delacroix ou Hugo cent mille francs de rente, où serait le mal ? "
Le tout finissait par des conseils aux classes supérieures.
-- "
N'épargnez rien, ô riches ! donnez ! donnez ! "
Il s'arrêta, et resta
debout. Ses deux auditeurs assis ne parlaient pas ; Martinon écarquillait les
yeux, M. Dambreuse était tout pâle. Enfin, dissimulant son émotion sous un aigre
sourire :
-- " C'est parfait, votre discours ! " Et il en vanta beaucoup
la forme, pour n'avoir pas à s'exprimer sur le fond.
Cette virulence de
la part d'un jeune homme inoffensif l'effrayait, surtout comme symptôme.
Martinon tâcha de le rassurer. Le parti conservateur, d'ici peu, prendrait sa
revanche, certainement ; dans plusieurs villes on avait chassé les commissaires
du Gouvernement provisoire : les élections n'étaient fixées qu'au 23 avril, on
avait du temps ; bref, il fallait que M. Dambreuse, lui-même, se présentât dans
l'Aube ; et, dès lors, Martinon ne le quitta plus, devint son secrétaire et
l'entoura de soins filiaux.
Frédéric arriva fort content de sa personne
chez Rosanette. Delmar y était, et lui apprit que " définitivement " il se
portait comme candidat aux élections de la Seine. Dans une affiche adressée " au
Peuple " et où il le tutoyait, l'acteur se vantait de le comprendre, " lui " ,
et de s'être fait, pour son salut, " crucifier par l' " Art " , si bien qu'il
était son incarnation, son idéal ; -- croyant effectivement avoir sur les masses
une influence énorme, jusqu'à proposer plus tard dans un bureau de ministère de
réduire une émeute à lui seul ; et, quant aux moyens qu'il emploierait, il fit
cette réponse :
-- " N'ayez pas peur ! Je leur montrerai ma tête ! "
Frédéric, pour le mortifier, lui notifia sa propre candidature. Le
cabotin, du moment que son futur collègue visait la province, se déclara son
serviteur et offrit de le piloter dans les clubs.
Ils les visitèrent
tous, ou presque tous, les rouges et les bleus, les furibonds et les
tranquilles, les puritains, les débraillés, les mystiques et les pochards, ceux
où l'on décrétait la mort des Rois, ceux où l'on dénonçait les fraudes de
l'Epicerie ; et, partout, les locataires maudissaient les propriétaires, la
blouse s'en prenait à l'habit, et les riches conspiraient contre les pauvres.
Plusieurs voulaient des indemnités comme anciens martyrs de la police, d'autres
imploraient de l'argent pour mettre en jeu des inventions, ou bien c'étaient des
plans de phalanstères, des projets de bazars cantonaux, des systèmes de félicité
publique ; -- puis, çà et là, un éclair d'esprit dans ces nuages de sottise, des
apostrophes, soudaines comme des éclaboussures, le droit formulé par un juron,
et des fleurs d'éloquence aux lèvres d'un goujat, portant à cru le baudrier d'un
sabre sur sa poitrine sans chemise. Quelquefois aussi, figurait un monsieur,
aristocrate humble d'allures, disant des choses plébéiennes, et qui ne s'était
pas lavé les mains pour les faire paraître calleuses. Un patriote le
reconnaissait, les plus vertueux le houspillaient ; et il sortait, la rage dans
l'âme. On devait, par affectation de bon sens, dénigrer toujours les avocats, et
servir le plus souvent possible ces locutions : " apporter sa pierre à
l'édifice, -- problème social, -- " atelier " .
Delmar ne ratait pas les
occasions d'empoigner la parole ; et, quand il ne trouvait plus rien à dire, sa
ressource était de se camper, le poing sur la hanche, l'autre bras dans le
gilet, en se tournant de profil, brusquement, de manière à bien montrer sa tête.
Alors, des applaudissements éclataient, ceux de Mlle Vatnaz, au fond de la
salle.
Frédéric, malgré la faiblesse des orateurs, n'osait se risquer.
Tous ces gens lui semblaient trop incultes ou trop hostiles.
Mais
Dussardier se mit en recherche, et lui annonça qu'il existait, rue
Saint-Jacques, un club intitulé le Club de l' Intelligence . Un nom
pareil donnait bon espoir. D'ailleurs, il amènerait des amis.
Il amena
ceux qu'il avait invités à son punch : le teneur de livres, le placeur de vins,
l'architecte ; Pellerin même était venu, peut-être qu'Hussonnet allait venir ;
et sur le trottoir, devant la porte, stationnait Regimbart avec deux individus,
dont le premier était son fidèle Compain, homme un peu courtaud, marqué de
petite vérole, les yeux rouges ; et le second, une espèce de singe-nègre,
extrêmement chevelu, et qu'il connaissait seulement pour être " un patriote de
Barcelone. "
Ils passèrent par une allée, puis furent introduits dans
une grande pièce, à usage de menuisier sans doute, et dont les murs encore neufs
sentaient le plâtre. Quatre quinquets accrochés parallèlement y faisaient une
lumière désagréable. Sur une estrade, au fond, il y avait un bureau avec une
sonnette, en dessous une table figurant la tribune, et de chaque côté deux
autres plus basses, pour les secrétaires. L'auditoire qui garnissait les bancs
était composé de vieux rapins, de pions, d'hommes de lettres inédits. Sur ces
lignes de paletots à collets gras, on voyait de place en place le bonnet d'une
femme ou le bourgeron d'un ouvrier. Le fond de la salle était même plein
d'ouvriers, venus là sans doute par désoeuvrement, ou qu'avaient introduits des
orateurs pour se faire applaudir.
Frédéric eut soin de se mettre entre
Dussardier et Regimbart, qui, à peine assis, posa ses deux mains sur sa canne,
son menton sur ses deux mains et ferma les paupières, tandis qu'à l'autre
extrémité de la salle, Delmar, debout, dominait l'assemblée.
Au bureau
du président, Sénécal parut.
Cette surprise, avait pensé le bon commis,
plairait à Frédéric. Elle le contraria.
La foule témoignait à son
président une grande déférence. Il était de ceux qui, le 25 février, avaient
voulu l'organisation immédiate du travail ; le lendemain, au Prado, il s'était
prononcé pour qu'on attaquât l'Hôtel de Ville ; et, comme chaque personnage se
réglait alors sur un modèle, l'un copiant Saint-Just, l'autre Danton, l'autre
Marat, lui, il tâchait de ressembler à Blanqui, lequel imitait Robespierre. Ses
gants noirs et ses cheveux en brosse lui donnaient un aspect rigide, extrêmement
convenable.
Il ouvrit la séance par la déclaration des Droits de l'Homme
et du Citoyen, acte de foi habituel. Puis une voix vigoureuse entonna les
Souvenirs du Peuple de Béranger.
D'autres voix s'élevèrent. :
--
" Non ! non ! pas ça ! "
-- " La Casquette ! " se mirent à
hurler, au fond, les patriotes.
Et ils chantèrent en choeur la poésie du
jour :
Chapeau bas devant ma casquette,
A genoux
devant l'ouvrier !
Sur un mot du président, l'auditoire se tut. Un
des secrétaires procéda au dépouillement des lettres.
-- " Des jeunes
gens annoncent qu'ils brûlent chaque soir devant le Panthéon un numéro de
l'Assemblée nationale, et ils engagent tous les patriotes à suivre leur exemple.
"
-- " Bravo ! adopté ! " répondit la foule.
-- " Le citoyen
Jean-Jacques Langreneux, typographe, rue Dauphine, voudrait qu'on élevât un
monument à la mémoire des martyrs de thermidor. "
-- "
Michel-Evariste-Népomucène Vincent, ex-professeur, émet le voeu que la
Démocratie européenne adopte l'unité de langage. On pourrait se servir d'une
langue morte, comme par exemple du latin perfectionné. "
-- " Non ! pas
de latin ! " s'écria l'architecte.
-- " Pourquoi ? " reprit un maître
d'études.
Et ces deux messieurs engagèrent une discussion, où d'autres
se mêlèrent, chacun jetant son mot pour éblouir, et qui ne tarda pas à devenir
tellement fastidieuse, que beaucoup s'en allaient.
Mais un petit
vieillard, portant au bas de son front prodigieusement haut des lunettes vertes,
réclama la parole pour une communication urgente.
C'était un mémoire sur
la répartition des impôts. Les chiffres découlaient, cela n'en finissait plus !
L'impatience éclata d'abord en murmures, en conversations ; rien ne le
troublait. Puis on se mit à siffler, on appelait " Azor " ; Sénécal gourmanda le
public ; l'orateur continuait comme une machine. Il fallut, pour l'arrêter, le
prendre par le coude. Le bonhomme eut l'air de sortir d'un songe, et, levant
tranquillement ses lunettes :
-- " Pardon ! citoyens ! pardon ! Je me
retire ! Mille excuses ! "
L'insuccès de cette lecture déconcerta
Frédéric. Il avait son discours dans sa poche, mais une improvisation eût mieux
valu.
Enfin, le président annonça qu'ils allaient passer à l'affaire
importante, la question électorale. On ne discuterait pas les grandes listes
républicaines. Cependant, le Club de l'Intelligence avait bien le droit,
comme un autre, d'en former une, " n'en déplaise à MM. les pachas de l'Hôtel de
Ville " , et les citoyens qui briguaient le mandat populaire pouvaient exposer
leurs titres.
-- " Allez-y donc ! " dit Dussardier.
Un homme en
soutane, crépu, et de physionomie pétulante, avait déjà levé la main. Il
déclara, en bredouillant, s'appeler Ducretot, prêtre et agronome, auteur d'un
ouvrage intitulé Des engrais . On le renvoya vers un cercle horticole.
Puis un patriote en blouse gravit la tribune. Celui-là était un
plébéien, large d'épaules, une grosse figure très douce et de longs cheveux
noirs. Il parcourut l'assemblée d'un regard presque voluptueux, se renversa la
tête, et enfin, écartant les bras :.
-- " Vous avez repoussé Ducretot, O
mes frères ! et vous avez bien fait, mais ce n'est pas par irréligion, car nous
sommes tous religieux. "
Plusieurs écoutaient, la bouche ouverte, avec
des airs de catéchumènes, des poses extatiques.
-- " Ce n'est pas, non
plus, parce qu'il est prêtre, car, nous aussi, nous sommes prêtres ! L'ouvrier
est prêtre, comme l'était le fondateur du socialisme, notre Maître à tous,
Jésus-Christ ! "
Le moment était venu d'inaugurer le règne de Dieu.
L'Evangile conduisait tout droit à 89 ! Après l'abolition de l'esclavage,
l'abolition du prolétariat. On avait eu l'âge de haine, allait commencer l'âge
d'amour.
-- " Le christianisme est la clef de voûte et le fondement de
l'édifice nouveau... "
-- " Vous fichez-vous de nous ? " s'écria le
placeur d'alcools. " Qu'est-ce qui m'a donné un calotin pareil ! "
Cette
interruption causa un grand scandale. Presque tous montèrent sur les bancs, et,
le poing tendu, vociféraient : " Athée ! aristocrate ! canaille ! " pendant que
la sonnette du président tintait sans discontinuer et que les cris : " A l'ordre
! à l'ordre ! " redoublaient. Mais, intrépide, et soutenu d'ailleurs par " trois
cafés " pris avant de venir, il se débattait au milieu des autres.
-- "
Comment, moi ! un aristocrate ? allons donc ! "
Admis enfin à
s'expliquer, il déclara qu'on ne serait jamais tranquille avec les prêtres, et,
puisqu'on avait parlé tout à l'heure d'économies, c'en serait une fameuse que de
supprimer les églises, les saints ciboires, et finalement tous les cultes.
Quelqu'un lui objecta qu'il allait loin.
-- " Oui ! je vais loin
! Mais, quand un vaisseau est surpris par la tempête. "
Sans attendre la
fin de la comparaison, un autre lui répondit :
-- " D'accord ! mais
c'est démolir d'un seul coup, comme un maçon sans discernement... "
-- "
Vous insultez les maçons ! " hurla un citoyen couvert de plâtre ; et,
s'obstinant à croire qu'on l'avait provoqué, il vomit des injures, voulait se
battre, se cramponnait à son banc. Trois hommes ne furent pas de trop pour le
mettre dehors.
Cependant, l'ouvrier se tenait toujours à la tribune. Les
deux secrétaires l'avertirent d'en descendre. Il protesta contre le passe-droit
qu'on lui faisait.
-- " Vous ne m'empêcherez pas de crier : Amour
éternel à notre chère France ! amour éternel aussi à la République ! "
-- " Citoyens ! " dit alors Compain, " citoyens ! "
Et, à force
de répéter : " Citoyens " , ayant obtenu un peu de silence, il appuya sur la
tribune ses deux mains rouges, pareilles à des moignons, se porta le corps en
avant, et, clignant des yeux :
-- " Je crois qu'il faudrait donner une
plus large extension à la tête de veau. "
Tous se taisaient, croyant
avoir mal entendu.
-- " Oui ! la tête de veau ! "
Trois cents
rires éclatèrent d'un seul coup. Le plafond trembla. Devant toutes ces faces
bouleversées par la joie, Compain se reculait. Il reprit d'un ton furieux :
-- " Comment ! vous ne connaissez pas la tête de veau ? "
Ce fut
un paroxysme, un délire. On se pressait les côtes. Quelques-uns même tombaient
par terre, sous les bancs. Compain, n'y tenant plus, se réfugia près de
Regimbart et il voulait l'entraîner.
-- " Non, je reste jusqu'au bout !
" dit le Citoyen.
Cette réponse détermina Frédéric ; et, comme il
cherchait de droite et de gauche ses amis pour le soutenir, il aperçut, devant
lui, Pellerin à la tribune. L'artiste le prit de haut avec la foule.
--
" Je voudrais savoir un peu où est le candidat de l'Art, dans tout cela ? Moi,
j'ai fait un tableau... "
-- " Nous n'avons que faire des tableaux ! "
dit brusquement un homme maigre, ayant des plaques rouges aux pommettes.
Pellerin se récria qu'on l'interrompait.
Mais l'autre, d'un ton
tragique :
-- " Est-ce que le Gouvernement n'aurait pas dû déjà abolir,
par un décret, la prostitution et la misère ? "
Et, cette parole lui
ayant livré tout de suite la faveur du peuple, il tonna contre la corruption des
grandes villes.
-- " Honte et infamie ! On devrait happer les bourgeois
au sortir de la Maison d'Or et leur cracher à la figure ! Au moins, si le
Gouvernement ne favorisait pas la débauche ! Mais les employés de l'octroi sont
envers nos filles et nos soeurs d'une indécence...
Une voix proféra de
loin :
-- " C'est rigolo ! "
-- " A la porte ! "
-- " On
tire de nous des contributions pour solder le libertinage ! Ainsi, les forts
appointements d'acteur... "
-- " A moi ! " s'écria Delmar.
Il
bondit à la tribune, écarta tout le monde, prit sa pose ; et, déclarant qu'il
méprisait d'aussi plates accusations, s'étendit sur la mission civilisatrice du
comédien. Puisque le théâtre était le foyer de l'instruction nationale, il
votait pour la réforme du théâtre ; et, d'abord, plus de directions, plus de
privilèges !
-- " Oui ! d'aucune sorte ! "
Le jeu de l'acteur
échauffait la multitude, et des motions subversives se croisaient.
-- "
Plus d'académies ! plus d'Institut ! "
-- " Plus de missions ! "
-- " Plus de baccalauréat ! "
-- " A bas les grades
universitaires ! "
-- " Conservons-les " , dit Sénécal, " mais qu'ils
soient conférés par le suffrage universel, par le Peuple, seul vrai juge ! "
Le plus utile, d'ailleurs, n'était pas cela. Il fallait d'abord passer
le niveau sur la tête des riches ! Et il les représenta se gorgeant de crimes
sous leurs plafonds dorés, tandis que les pauvres, se tordant de faim dans leurs
galetas, cultivaient toutes les vertus. Les applaudissements devinrent si forts,
qu'il s'interrompit. Pendant quelques minutes, il resta les paupières closes, la
tête renversée ; et comme se berçant sur cette colère qu'il soulevait.
Puis, il se remit à parler d'une façon dogmatique, en phrases
impérieuses comme des lois. L'Etat devait s'emparer de la Banque et des
Assurances. Les héritages seraient abolis. On établirait un fond social pour les
travailleurs. Bien d'autres mesures étaient bonnes dans l'avenir. Celles-là,
pour le moment, suffisaient ; et, revenant aux élections :
-- " Il nous
faut des citoyens purs, des hommes entièrement neufs ! Quelqu'un se
présente-t-il ? "
Frédéric se leva. Il y eut un bourdonnement
d'approbation causé par ses amis. Mais Sénécal, prenant une figure à la
Fouquier-Tinville, se mit à l'interroger sur ses nom, prénoms, antécédents, vie
et moeurs.
Frédéric lui répondait sommairement et se mordait les lèvres.
Sénécal demanda si quelqu'un voyait un empêchement à cette candidature.
-- " Non ! non ! "
Mais lui, il en voyait. Tous se penchèrent et
tendirent les oreilles. Le citoyen postulant n'avait pas livré une certaine
somme promise pour une fondation démocratique, un journal. De plus, le 22
février, bien que suffisamment averti, il avait manqué au rendez-vous, place du
Panthéon.
-- " Je jure qu'il était aux Tuileries ! " s'écria Dussardier.
-- " Pouvez-vous jurer l'avoir vu au Panthéon ? "
Dussardier
baissa la tête ; Frédéric se taisait ; ses amis scandalisés le regardaient avec
inquiétude.
-- " Au moins " , reprit Sénécal, " connaissez-vous un
patriote qui nous réponde de vos principes ? "
-- " Moi ! " dit
Dussardier.
-- " Oh ! cela ne suffit pas ! un autre ! "
Frédéric
se tourna vers Pellerin. L'artiste lui répondit par une abondance de gestes qui
signifiait :
-- " Ah ! mon cher, ils m'ont repoussé ! Diable ! que
voulez-vous ! "
Alors, Frédéric poussa du coude Regimbart.
-- "
Oui ! c'est vrai ! il est temps ! j'y vais ! "
Et Regimbart enjamba
l'estrade ; puis, montrant l'Espagnol qui l'avait suivi :
-- "
Permettez-moi, citoyens, de vous présenter un patriote de Barcelone ! "
Le patriote fit un grand salut, roula comme un automate ses yeux
d'argent, et, la main sur le coeur :
-- " Ciudadanos ! mucho aprecio el
honor que me dispensáis, y si grande es vuestra bondad mayor es vuestro
atención. "
-- " Je réclame la parole ! " cria Frédéric.
-- "
Desde que se proclamó la constitución de Cadiz, ese pacto fondamental de las
libertades españolas, hasta la última revolución, nuestra patria cuenta
numerosos y heroicos mártires. "
Frédéric, encore une fois voulut se
faire entendre :
-- " Mais citoyens !... "
L'Espagnol continuait
:
-- " El martes próximo tendrá lugar en la iglesia de la Magdelena un
servicio fúnebre. " El martes proximo tendra lugar en la iglesia de la Magdalena
un servicio funebre.
-- " C'est absurde à la fin ! personne ne comprend
! "
Cette observation exaspéra la foule.
-- " A la porte ! à la
porte ! "
-- " Qui ? moi ? " demanda Frédéric.
-- " Vous-même !
" dit majestueusement Sénécal.
-- " Sortez ! "
Il se leva pour
sortir ; et la voix de l'Ibérien le poursuivait :
-- " Y todos los
españoles desearían ver allíreunidas las deputaciones de los clubs y de la
milicia nacional. Una oración fúnebre en honor de la libertad española y del
mundo entero, serà pronunciada por un miembro del clero de Paris en la sala
Bonne-Nouvelle. Honor al pueblo francés, que llamaría yo el primero pueblo del
mundo, si no fuese ciudadano de otra nación "
-- " Aristo ! " glapit un
voyou, en montrant le poing à Frédéric qui s'élançait dans la cour, indigné.
Il se reprocha son dévouement, sans réfléchir que les accusations
portées contre lui étaient justes, après tout. Quelle fatale idée que cette
candidature ! Mais quels ânes, quels crétins ! Il se comparait à ces hommes, et
soulageait avec leur sottise la blessure de son orgueil.
Puis il éprouva
le besoin de voir Rosanette. Après tant de laideurs et d'emphase, sa gentille
personne serait un délassement. Elle savait qu'il avait dû, le soir, se
présenter dans un club. Cependant, lorsqu'il entra, elle ne lui fit pas même une
question.
Elle se tenait près du feu, décousant la doublure d'une robe.
Un pareil ouvrage le surprit.
-- " Tiens ! qu'est-ce que tu fais ? "
-- " Tu le vois " , dit-elle sèchement. " Je raccommode mes hardes !
C'est ta République. "
-- " Pourquoi ma République ? "
-- "
C'est la mienne, peut-être ? "
Et elle se mit à lui reprocher tout ce
qui se passait en France depuis deux mois, l'accusant d'avoir fait la
Révolution, d'être cause qu'on était ruiné, que les gens riches abandonnaient
Paris, et qu'elle mourrait plus tard à l'hôpital.
-- " Tu en parles à
ton aise, toi, avec tes rentes ! Du reste, au train dont ça va, tu ne les auras
pas longtemps, tes rentes. "
-- " Cela se peut " , dit Frédéric, " les
plus dévoués sont toujours méconnus ; et, si l'on n'avait pour soi sa
conscience, les brutes avec qui l'on se compromet vous dégoûteraient de
l'abnégation ! "
Rosanette le regarda, les cils rapprochés.
-- "
Hein ? Quoi ? Quelle abnégation ? Monsieur n'a pas réussi, à ce qu'il paraît ?
Tant mieux ! ça t'apprendra à faire des dons patriotiques. Oh ! ne mens pas ! Je
sais que tu leur as donné trois cents francs, car elle se fait entretenir, ta
République ! Eh bien, amuse-toi avec elle, mon bonhomme ! "
Sous cette
avalanche de sottises, Frédéric passait de son autre désappointement à une
déception plus lourde.
Il s'était retiré au fond de la chambre. Elle
vint à lui.
-- " Voyons ! raisonne un peu ! Dans un pays comme dans une
maison, il faut un maître ; autrement, chacun fait danser l'anse du panier.
D'abord, tout le monde sait que Ledru-Rollin est couvert de dettes ! Quant à
Lamartine, comment veux-tu qu'un poète s'entende à la politique ? Ah ! tu as
beau hocher la tête et te croire plus d'esprit que les autres, c'est pourtant
vrai ! Mais tu ergotes toujours ; on ne peut pas placer un mot avec toi ! Voilà
par exemple Fournier-Fontaine, des magasins de Saint-Roch : sais-tu de combien
il manque ? De huit cent mille francs ! Et Gomer, l'emballeur d'en face, un
autre républicain celui- là, il cassait les pincettes sur la tête de sa femme,
et il a bu tant d'absinthe, qu'on va le mettre dans une maison de santé. C'est
comme ça qu'ils sont tous, les républicains ! Une République à vingt-cinq pour
cent ! Ah oui ! vante-toi ! "
Frédéric s'en alla. L'ineptie de cette
fille, se dévoilant tout à coup dans un langage populacier, le dégoûtait. Il se
sentit même un peu redevenu patriote.
La mauvaise humeur de Rosanette ne
fit que s'accroître. Mlle Vatnaz l'irritait par son enthousiasme. Se croyant une
mission, elle avait la rage de pérorer, de catéchiser, et, plus forte que son
amie dans ces matières, l'accablait d'arguments.
Un jour, elle arriva
tout indignée contre Hussonnet, qui venait de se permettre des polissonneries,
au club des femmes. Rosanette approuva cette conduite, déclarant même qu'elle
prendrait des habits d'homme pour aller " leur dire leur fait, à toutes, et les
fouetter " . Frédéric entrait au même moment.
-- " Tu m'accompagneras,
n'est-ce pas ? "
Et, malgré sa présence, elles se chamaillèrent, l'une
faisant la bourgeoise, l'autre la philosophe.
Les femmes, selon
Rosanette, étaient nées exclusivement pour l'amour ou pour élever des enfants,
pour tenir un ménage.
D'après Mlle Vatnaz, la femme devait avoir sa
place dans l'Etat. Autrefois, les Gauloises légiféraient, les Anglo-Saxonnes
aussi, les épouses des Hurons faisaient partie du Conseil. L'oeuvre
civilisatrice était commune. Il fallait toutes y concourir, et substituer enfin
à l'égoïsme la fraternité, à l'individualisme l'association, au morcellement la
grande culture.
-- " Allons, bon ! tu te connais en culture, à présent !
-- " Pourquoi pas ? D'ailleurs, il s'agit de l'humanité, de son avenir !
"
-- " Mêle-toi du tien ! "
-- " ça me regarde ! "
Elles
se fâchaient. Frédéric s'interposa. La Vatnaz s'échauffait, et arriva même à
soutenir le Communisme.
-- " Quelle bêtise ! " dit Rosanette. " Est-ce
que jamais ça pourra se faire ? "
L'autre cita en preuve les Esséniens,
les frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, la famille des Pingons, près de
Thiers en Auvergne ; et, comme elle gesticulait beaucoup, sa chaîne de montre se
prit dans son paquet de breloques, à un petit mouton d'or suspendu.
Tout
à coup, Rosanette pâlit extraordinairement.
Mlle Vatnaz continuait à
dégager son bibelot.
-- " Ne te donne pas tant de mal " , dit Rosanette
" ; maintenant, je connais tes opinions politiques. "
-- " Quoi ? "
reprit la Vatnaz, devenue rouge comme une vierge.
-- " Oh ! oh ! tu me
comprends ! "
Frédéric ne comprenait pas. Entre elles, évidemment, il
était survenu quelque chose de plus capital et de plus intime que le Socialisme.
-- " Et quand cela serait " , répliqua la Vatnaz, se redressant
intrépidement.
-- " C'est un emprunt, ma chère, dette pour dette ! "
-- " Parbleu, je ne nie pas les miennes ! Pour quelques mille francs,
belle histoire ! J'emprunte au moins ; je ne vole personne ! "
Mlle
Vatnaz s'efforça de rire.
-- " Oh ! j'en mettrais ma main au feu. "
-- " Prends garde ! Elle est assez sèche pour brûler. "
La
vieille fille lui présenta sa main droite, et, la gardant levée juste en face
d'elle :
-- " Mais il y a de tes amis qui la trouvent à leur convenance
! "
-- " Des Andalous, alors ? comme castagnettes ! "
-- "
Gueuse ! "
La Maréchale fit un grand salut :
-- " On n'est pas
plus ravissante ! "
Mlle Vatnaz ne répondit rien. Des gouttes de sueur
parurent à ses tempes. Ses yeux se fixaient sur le tapis.
Elle haletait.
Enfin, elle gagna la porte, et, la faisant claquer vigoureusement :
-- "
Bonsoir ! Vous aurez de mes nouvelles ! "
-- " A l'avantage ! " dit
Rosanette.
Sa contrainte l'avait brisée. Elle tomba sur le divan, toute
tremblante, balbutiant des injures, versant des larmes. Etait-ce cette menace de
la Vatnaz qui la tourmentait ? Eh non ! elle s'en moquait bien ! A tout compter,
l'autre lui devait de l'argent, peut-être ? C'était le mouton d'or, un cadeau ;
et, au milieu de ses pleurs, le nom de Delmar lui échappa. Donc, elle aimait le
cabotin !
-- " Alors, pourquoi m'a-t-elle pris ? " se demanda Frédéric.
" D'où vient qu'il est revenu ? Qui la force à me garder ? Quel est le sens de
tout cela ? "
Les petits sanglots de Rosanette continuaient. Elle était
toujours au bord du divan, étendue de côté, la joue droite sur ses deux mains,
-- et semblait un être si délicat, inconscient et endolori, qu'il se rapprocha
d'elle, et la baisa au front, doucement.
Alors, elle lui fit des
assurances de tendresse ; le Prince venait de partir, ils seraient libres. Mais
elle se trouvait pour le moment... gênée. " Tu l'as vu toi-même l'autre jour,
quand j'utilisais mes vieilles doublures. " Plus d'équipages à présent ! Et ce
n'était pas tout ; le tapissier menaçait de reprendre les meubles de la chambre
et du grand salon. Elle ne savait que faire.
Frédéric eut envie de
répondre : " Ne t'inquiète pas ! je payerai ! " Mais la dame pouvait mentir.
L'expérience l'avait instruit. Il se borna simplement à des consolations.
Les craintes de Rosanette n'étaient pas vaines ; il fallut rendre les
meubles et quitter le bel appartement de la rue Drouot. Elle en prit un autre,
sur le boulevard Poissonnière, au quatrième. Les curiosités de son ancien
boudoir furent suffisantes pour donner aux trois pièces un air coquet. On eut
des stores chinois, une tente sur la terrasse, dans le salon un tapis de hasard
encore tout neuf, avec des poufs de soie rose. Frédéric avait contribué
largement à ces acquisitions ; il éprouvait la joie d'un nouveau marié qui
possède enfin une maison à lui, une femme à lui ; et, se plaisant là beaucoup,
il venait y coucher presque tous les soirs.
Un matin, comme il sortait
de l'antichambre, il aperçut au troisième étage, dans l'escalier, le shako d'un
garde national qui montait. Où allait- il donc ? Frédéric attendit. L'homme
montait toujours, la tête un peu baissée. Il leva les yeux. C'était le sieur
Arnoux. La situation était claire. Ils rougirent en même temps, saisis par le
même embarras.
Arnoux, le premier, trouva moyen d'en sortir.
--
" Elle va mieux, n'est-il pas vrai ? " comme si, Rosanette étant malade, il se
fût présenté pour avoir de ses nouvelles.
Frédéric profita de cette
ouverture.
-- " Oui, certainement ! Sa bonne me l'a dit, du moins " ,
voulant faire entendre qu'on ne l'avait pas reçu.
Puis ils restèrent
face à face, irrésolus l'un et l'autre, et s'observant. C'était à qui des deux
ne s'en irait pas. Arnoux, encore une fois, trancha la question.
-- " Ah
! bah ! je reviendrai plus tard ! Où vouliez-vous aller ? Je vous accompagne ! "
Et, quand ils furent dans la rue, il causa aussi naturellement que
d'habitude. Sans doute, il n'avait point le caractère jaloux, ou bien il était
trop bonhomme pour se fâcher.
D'ailleurs, la patrie le préoccupait.
Maintenant il ne quittait plus l'uniforme. Le 29 mars, il avait défendu les
bureaux de la Presse. Quand on envahit la Chambre, il se signala par son
courage, et il fut du banquet offert à la garde nationale d'Amiens.
Hussonnet, toujours de service avec lui, profitait, plus que personne,
de sa gourde et de ses cigares ; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait
à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du
Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu'au char de
l'Agriculture, traîné par des chevaux à la place de boeufs et escorté de jeunes
filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion
des partis. Cependant, ses affaires prenaient une tournure mauvaise. Il s'en
inquiétait médiocrement.
Les relations de Frédéric et de la Maréchale ne
l'avaient point attristé ; car cette découverte l'autorisa (dans sa conscience)
à supprimer la pension qu'il lui refaisait depuis le départ du Prince. Il
allégua l'embarras des circonstances, gémit beaucoup, et Rosanette fut
généreuse. Alors M. Arnoux se considéra comme l'amant de coeur, -- ce qui le
rehaussait dans son estime, et le rajeunit. Ne doutant pas que Frédéric ne payât
la Maréchale, il s'imaginait " faire une bonne farce " , arriva même à s'en
cacher, et lui laissait le champ libre quand ils se rencontraient.
Ce
partage blessait Frédéric ; et les politesses de son rival lui semblaient une
gouaillerie trop prolongée. Mais, en se fâchant, il se fût ôté toute chance d'un
retour vers l'autre, et puis c'était le seul moyen d'en entendre parler. Le
marchand de faïences, suivant son usage, ou, par malice peut- être, la rappelait
volontiers dans sa conversation, et lui demandait même pourquoi il ne venait
plus la voir.
Frédéric, ayant épuisé tous les prétextes, assura qu'il
avait été chez madame Arnoux plusieurs fois, inutilement. Arnoux en demeura
convaincu, car souvent il s'extasiait devant elle sur l'absence de leur ami ; et
toujours elle répondait avoir manqué sa visite ; de sorte que ces deux
mensonges, au lieu de se couper, se corroboraient.
La douceur du jeune
homme et la joie de l'avoir pour dupe faisaient qu'Arnoux le chérissait
davantage. Il poussait la familiarité jusqu'aux dernières bornes, non par
dédain, mais par confiance. Un jour, il lui écrivit qu'une affaire urgente
l'attirait pour vingt-quatre heures en province ; il le priait de monter la
garde à sa place. Frédéric n'osa le refuser, et se rendit au poste du Carrousel.
Il eut à subir la société des gardes nationaux ! et, sauf un épurateur,
homme facétieux qui buvait d'une manière exorbitante, tous lui parurent plus
bêtes que leur giberne. L'entretien capital fut sur le remplacement des
buffleteries par le ceinturon. D'autres s'emportaient contre les ateliers
nationaux. On disait : " Où allons-nous ? " Celui qui avait reçu l'apostrophe
répondait en ouvrant les yeux, comme au bord d'un abîme : " Où allons-nous ? "
Alors un plus hardi s'écriait : " Ça ne peut pas durer ! il faut en finir ! "
Et, les mêmes discours se répétant jusqu'au soir, Frédéric s'ennuya
mortellement.
Sa surprise fut grande, quand, à onze heures, il vit
paraître Arnoux, lequel, tout de suite, dit qu'il accourait pour le libérer, son
affaire étant finie.
Il n'avait pas eu d'affaire. C'était une invention
pour passer vingt-quatre heures, seul, avec Rosanette. Mais le brave Arnoux
avait trop présumé de lui-même, si bien que, dans sa lassitude, un remords
l'avait pris. Il venait faire des remerciements à Frédéric et lui offrir à
souper.
-- " Mille grâces ! je n'ai pas faim ! je ne demande que mon lit
! "
-- " Raison de plus pour déjeuner ensemble, tantôt ! "
Quel
mollasse vous êtes ! On ne rentre pas chez soi maintenant ! Il est trop tard !
Ce serait dangereux ! "
Frédéric, encore une fois, céda. Arnoux, qu'on
ne s'attendait pas à voir, fut choyé de ses frères d'armes, principalement de
l'épurateur. Tous l'aimaient ; et il était si bon garçon, qu'il regretta la
présence d'Hussonnet. Mais il avait besoin de fermer l'oeil une minute, pas
davantage.
-- " Mettez-vous près de moi " , dit-il à Frédéric, tout en
s'allongeant sur le lit de camp, sans ôter ses buffleteries.
Par peur
d'une alerte, en dépit du règlement, il garda même son fusil ; puis balbutia
quelques mots : " Ma chérie ! mon petit ange ! " et ne tarda pas à s'endormir.
Ceux qui parlaient se turent ; et peu à peu il se fit dans le poste un
grand silence. Frédéric, tourmenté par les puces, regardait autour de lui. La
muraille, peinte en jaune, avait à moitié de sa hauteur une longue planche où
les sacs formaient une suite de petites bosses, tandis qu'au- dessous, les
fusils couleur de plomb étaient dressés les uns près des autres ; et il
s'élevait des ronflements, produits par les gardes nationaux, dont les ventres
se dessinaient d'une manière confuse, dans l'ombre. Une bouteille vide et des
assiettes couvraient le poêle. Trois chaises de paille entouraient la table, où
s'étalait un jeu de cartes. Un tambour, au milieu du banc, laissait pendre sa
bricole. Le vent chaud arrivant par la porte, faisait fumer le quinquet. Arnoux
dormait les deux bras ouverts ; et comme son fusil était posé la crosse en bas
un peu obliquement, la gueule du canon lui arrivait sous l'aisselle. Frédéric le
remarqua et fut effrayé.
-- " Mais non ! j'ai tort ! il n'y a rien à
craindre ! S'il mourait cependant... "
Et, tout de suite, des tableaux à
n'en plus finir se déroulèrent. Il s'aperçut avec Elle, la nuit, dans une chaise
de poste ; puis, au bord d'un fleuve par un soir d'été, et sous le reflet d'une
lampe, chez eux, dans leur maison. Il s'arrêtait même à des calculs de ménage,
des dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur ; -- et,
pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil se levât ! On
pouvait le pousser du bout de l'orteil ; le coup partirait, ce serait un hasard,
rien de plus !
Frédéric s'étendit sur cette idée, comme un dramaturge
qui compose. Tout à coup, il lui sembla qu'elle n'était pas loin de se résoudre
en action, et qu'il allait y contribuer, qu'il en avait envie ; alors, une
grande peur le saisit. Au milieu de cette angoisse, il éprouvait un plaisir, et
s'y enfonçait de plus en plus, sentant avec effroi ses scrupules disparaître ;
dans la fureur de sa rêverie, le reste du monde s'effaçait ; et il n'avait
conscience de lui-même que par un intolérable serrement à la poitrine.
-- " Prenons-nous le vin blanc ? " dit l'épurateur qui s'éveillait.
Arnoux sauta par terre ; et, le vin blanc étant pris, voulut monter la
faction de Frédéric.
Puis il l'emmena déjeuner rue de Chartres, chez
Parly ; et, comme il avait besoin de se refaire, il se commanda deux plats de
viande, un homard, une omelette au rhum, une salade, etc., le tout arrosé d'un
Sauterne 1819, avec un romanée 42, sans compter le champagne au dessert, et les
liqueurs.
Frédéric ne le contraria nullement. Il était gêné, comme si
l'autre avait pu découvrir, sur son visage, les traces de sa pensée.
Les
deux coudes au bord de la table, et penché très bas, Arnoux, en le fatiguant de
son regard, lui confiait ses imaginations.
Il avait envie de prendre à
ferme tous les remblais de la ligne du Nord pour y semer des pommes de terre, ou
bien d'organiser sur les boulevards une cavalcade monstre, où les " célébrités
de l'époque " figureraient. Il louerait toutes les fenêtres, ce qui, à raison de
trois francs, en moyenne, produirait un joli bénéfice. Bref, il rêvait un grand
coup de fortune par un accaparement. Il était moral, cependant, blâmait les
excès, l'inconduite, parlait de son " pauvre père " , et, tous les soirs,
disait-il, faisait son examen de conscience, avant d'offrir son âme à Dieu.
-- " Un peu de curaçao, hein ? "
-- " Comme vous voudrez. "
Quant à la République, les choses s'arrangeraient ; enfin, il se
trouvait l'homme le plus heureux de la terre ; et, s'oubliant, il vanta les
qualités de Rosanette, la compara même à sa femme. C'était bien autre chose ! On
n'imaginait pas d'aussi belles cuisses.
-- " A votre santé ! "
Frédéric trinqua. Il avait, par complaisance, un peu trop bu ;
d'ailleurs, le grand soleil l'éblouissait ; et, quand ils remontèrent ensemble
la rue Vivienne, leurs épaulettes se touchaient fraternellement.
Rentré
chez lui, Frédéric dormit jusqu'à sept heures. Ensuite, il s'en alla chez la
Maréchale. Elle était sortie avec quelqu'un. Avec Arnoux, peut- être ? Ne
sachant que faire, il continua sa promenade sur le boulevard, mais ne put
dépasser la porte Saint-Martin, tant il y avait de monde.
La misère
abandonnait à eux-mêmes un nombre considérable d'ouvriers ; et ils venaient là,
tous les soirs, se passer en revue sans doute, et attendre un signal. Malgré la
loi contre les attroupements, ces clubs du désespoir augmentaient d'une manière
effrayante ; et beaucoup de bourgeois s'y rendaient quotidiennement, par
bravade, par mode.
Tout à coup, Frédéric aperçut, à trois pas de
distance, M. Dambreuse avec Martinon ; il tourna la tête, car, M. Dambreuse
s'étant fait nommer représentant, il lui gardait rancune. Mais le capitaliste
l'arrêta.
-- " Un mot, cher monsieur ! J'ai des explications à vous
fournir. "
-- " Je n'en demande pas. "
-- " De grâce !
écoutez-moi. "
Ce n'était nullement sa faute. On l'avait prié, contraint
en quelque sorte. Martinon, tout de suite, appuya ses paroles : des Nogentais en
députation s'étaient présentés chez lui.
-- " D'ailleurs, j'ai cru être
libre, du moment... "
Une poussée de monde sur le trottoir força M.
Dambreuse à s'écarter. Une minute après, il reparut, en disant à Martinon :
-- " C'est un vrai service, cela ! Vous n'aurez pas à vous repentir... "
Tous les trois s'adossèrent contre une boutique, afin de causer plus à
l'aise.
On criait de temps en temps : " Vive Napoléon ! vive Barbès ! à
bas Marie ! " La foule innombrable parlait très haut ; -- et toutes ces voix,
répercutées par les maisons, faisaient comme le bruit continuel des vagues dans
un port. A de certains moments, elles se taisaient ; alors, la Marseillaise
s'élevait. Sous les portes cochères, des hommes d'allures mystérieuses
proposaient des cannes à dard. Quelquefois, deux individus, passant l'un devant
l'autre, clignaient de l'oeil, et s'éloignaient prestement. Des groupes de
badauds occupaient les trottoirs ; une multitude compacte s'agitait sur le pavé.
Des bandes entières d'agents de police, sortant des ruelles, y disparaissaient à
peine entrés. De petits drapeaux rouges, çà et là, semblaient des flammes ; les
cochers, du haut de leur siège, faisaient de grands gestes, puis s'en
retournaient. C'était un mouvement, un spectacle des plus drôles.
-- "
Comme tout cela " , dit Martinon, " aurait amusé Mlle Cécile ! "
-- " Ma
femme, vous savez bien, n'aime pas que ma nièce vienne avec nous " , reprit en
souriant M. Dambreuse.
On ne l'aurait pas reconnu. Depuis trois mois il
criait : " Vive la République ! " et même il avait voté le bannissement des
d'Orléans. Mais les concessions devaient finir. Il se montrait furieux jusqu'à
porter un casse-tête dans sa poche.
Martinon, aussi, en avait un. La
magistrature n'étant plus inamovible, il s'était retiré du Parquet, si bien
qu'il dépassait en violence M. Dambreuse.
Le banquier haïssait
particulièrement Lamartine (pour avoir soutenu Ledru-Rollin), et avec lui Pierre
Leroux, Proudhon, Considérant, Lamennais, tous les cerveaux brûlés, tous les
socialistes.
-- " Car enfin, que veulent-ils ? On a supprimé l'octroi
sur la viande et la contrainte par corps ; maintenant, on étudie le projet d'une
banque hypothécaire ; l'autre jour, c'était une banque nationale ! et voilà cinq
millions au budget pour les ouvriers ! Mais heureusement c'est fini, grâce à M.
de Falloux ! Bon voyage ! qu'ils s'en aillent ! "
En effet, ne sachant
comment nourrir les cent trente mille hommes des ateliers nationaux, le ministre
des Travaux publics avait, ce jour-là même, signé un arrêté qui invitait tous
les citoyens entre dix-huit et vingt ans à prendre du service comme soldats, ou
bien à partir vers les provinces, pour y remuer la terre.
Cette
alternative les indigna, persuadés qu'on voulait détruire la République.
L'existence loin de la Capitale les affligeait comme un exil ; ils se voyaient
mourants par les fièvres, dans des régions farouches. Pour beaucoup, d'ailleurs,
accoutumés à des travaux délicats, l'agriculture semblait un avilissement ;
c'était un leurre enfin, une dérision, le déni formel de toutes les promesses.
S'ils résistaient, on emploierait la force ; ils n'en doutaient pas et se
disposaient à la prévenir.
Vers neuf heures, les attroupements formés à
la Bastille et au Châtelet refluèrent sur le boulevard. De la porte Saint-Denis
à la porte Saint- Martin, cela ne faisait plus qu'un grouillement énorme, une
seule masse d'un bleu sombre, presque noir. Les hommes que l'on entrevoyait
avaient tous les prunelles ardentes, le teint pâle, des figures amaigries par la
faim, exaltées par l'injustice. Cependant, des nuages s'amoncelaient ; le ciel
orageux chauffant l'électricité de la multitude, elle tourbillonnait sur
elle-même, indécise, avec un large balancement de houle ; et l'on sentait dans
ses profondeurs une force incalculable, et comme l'énergie d'un élément. Puis
tous se mirent à chanter : " Des lampions ! des lampions ! "
Plusieurs
fenêtres ne s'éclairaient pas ; des cailloux furent lancés dans leurs carreaux.
M. Dambreuse jugea prudent de s'en aller. Les deux jeunes gens le
reconduisirent.
Il prévoyait de grands désastres. Le peuple, encore une
fois, pouvait envahir la Chambre ; et, à ce propos, il raconta comment il serait
mort le 15 mai, sans le dévouement d'un garde national.
-- " Mais c'est
votre ami, j'oubliais ! votre ami, le fabricant de faïences, Jacques Arnoux ! "
-- Les gens de l'émeute l'étouffaient ; ce brave citoyen l'avait pris
dans ses bras et déposé à l'écart. Aussi, depuis lors, une sorte de liaison
s'était faite.
-- " Il faudra un de ces jours dîner ensemble, et,
puisque vous le voyez souvent, assurez-le que je l'aime beaucoup. C'est un
excellent homme, calomnié, selon moi ; et il a de l'esprit, le mâtin ! Mes
compliments encore une fois ! bien le bonsoir !... "
Frédéric, après
avoir quitté M. Dambreuse, retourna chez la Maréchale ; et, d'un air très
sombre, dit qu'elle devait opter entre lui et Arnoux. Elle répondit avec douceur
qu'elle ne comprenait goutte à des " ragots pareils " , n'aimait pas Arnoux, n'y
tenait aucunement. Frédéric avait soif d'abandonner Paris. Elle ne repoussa pas
cette fantaisie, et ils partirent pour Fontainebleau dès le lendemain.
L'hôtel où ils logèrent se distinguait des autres par un jet d'eau
clapotant au milieu de sa cour. Les portes des chambres s'ouvraient sur un
corridor, comme dans les monastères. Celle qu'on leur donna était grande,
fournie de bons meubles, tendue d'indienne, et silencieuse, vu la rareté des
voyageurs. Le long des maisons, des bourgeois inoccupés passaient ; puis, sous
leurs fenêtres, quand le jour tomba, des enfants dans la rue firent une partie
de barres ; -- et cette tranquillité, succédant pour eux au tumulte de Paris,
leur causait une surprise, un apaisement.
Le matin de bonne heure, ils
allèrent visiter le château. Comme ils entraient par la grille, ils aperçurent
sa façade tout entière, avec les cinq pavillons à toits aigus et son escalier en
fer à cheval se déployant au fond de la cour, que bordent de droite et de gauche
deux corps de bâtiments plus bas. Des lichens sur les pavés se mêlent de loin au
ton fauve des briques ; et l'ensemble du palais, couleur de rouille comme une
vieille armure, avait quelque chose de royalement impassible, une sorte de
grandeur militaire et triste.
Enfin, un domestique, portant un trousseau
de clefs, parut. Il leur montra d'abord les appartements des reines, l'oratoire
du Pape, la galerie de François 1er, la petite table d'acajou sur laquelle
l'Empereur signa son abdication, et, dans une des pièces qui divisaient
l'ancienne galerie des Cerfs, l'endroit où Christine fit assassiner Monaldeschi.
Rosanette écouta cette histoire attentivement ; puis, se tournant vers Frédéric
:
-- " C'était par jalousie, sans doute ? Prends garde à toi ! "
Ensuite, ils traversèrent la salle du Conseil, la salle des Gardes, la
salle du Trône, le salon de Louis XIII. Les hautes croisées, sans rideaux,
épanchaient une lumière blanche ; de la poussière ternissait légèrement les
poignées des espagnolettes, le pied de cuivre des consoles ; des nappes de
grosse toile cachaient partout les fauteuils ; on voyait au- dessus des portes
des chasses Louis XV, et çà et là des tapisseries représentant les dieux de
l'Olympe, Psyché ou les batailles d'Alexandre.
Quand elle passait devant
les glaces, Rosanette s'arrêtait une minute pour lisser ses bandeaux.
Après la cour du donjon et la chapelle Saint-Saturnin, ils arrivèrent
dans la salle des Fêtes.
Ils furent éblouis par la splendeur du plafond,
divisé en compartiments octogones, rehaussé d'or et d'argent, plus ciselé qu'un
bijou, et par l'abondance des peintures qui couvrent les murailles depuis la
gigantesque cheminée, où des croissants et des carquois entourent les armes de
France, jusqu'à la tribune pour les musiciens, construite à l'autre bout, dans
la largeur de la salle. Les dix fenêtres en arcades étaient grandes ouvertes ;
le soleil faisait briller les peintures, le ciel bleu continuait indéfiniment
l'outremer des cintres ; et, du fond des bois, dont les cimes vaporeuses
emplissaient l'horizon, il semblait venir un écho des hallalis poussés dans les
trompes d'ivoire, et des ballets mythologiques, assemblant sous le feuillage des
princesses et des seigneurs travestis en nymphes et en sylvains, -- époque de
science ingénue, de passions violentes et d'art somptueux, quand l'idéal était
d'emporter le monde dans un rêve des Hespérides, et que les maîtresses des rois
se confondaient avec les astres. La plus belle de ces fameuses s'était fait
peindre, à droite, sous la figure de Diane Chasseresse, et même en Diane
Infernale, sans doute pour marquer sa puissance jusque par-delà le tombeau. Tous
ces symboles confirment sa gloire ; et il reste là quelque chose d'elle, une
voix indistincte, un rayonnement qui se prolonge.
Frédéric fut pris par
une concupiscence rétrospective et inexprimable. Afin de distraire son désir, il
se mit à considérer tendrement Rosanette, en lui demandant si elle n'aurait pas
voulu être cette femme.
-- " Quelle femme ? "
-- " Diane de
Poitiers ! "
Il répéta :
-- " Diane de Poitiers, la maîtresse
d'Henri II. "
Elle fit un petit : " Ah ! " Ce fut tout.
Son
mutisme prouvait clairement qu'elle ne savait rien, ne comprenait pas, si bien
que par complaisance il lui dit :
-- " Tu t'ennuies peut-être ? "
-- " Non, non, au contraire ! "
Et, le menton levé, tout en
promenant à l'entour un regard des plus vagues, Rosanette lâcha ce mot :
-- " Ça rappelle des souvenirs ! "
Cependant, on apercevait sur
sa mine un effort, une intention de respect ; et, comme cet air sérieux la
rendait plus jolie, Frédéric l'excusa.
L'étang des carpes la divertit
davantage. Pendant un quart d'heure, elle jeta des morceaux de pain dans l'eau,
pour voir les poissons bondir.
Frédéric s'était assis près d'elle, sous
les tilleuls. Il songeait à tous les personnages qui avaient hanté ces murs,
Charles-Quint, les Valois, Henri IV, Pierre le Grand, Jean-Jacques Rousseau et "
les belles pleureuses des premières loges " , Voltaire, Napoléon, Pie VII,
Louis-Philippe ; il se sentait environné, coudoyé par ces morts tumultueux ; une
telle confusion d'images l'étourdissait, bien qu'il y trouvât du charme
pourtant.
Enfin ils descendirent dans le parterre.
C'est un
vaste rectangle, laissant voir d'un seul coup d'oeil ses larges allées jaunes,
ses carrés de gazon, ses rubans de buis, ses ifs en pyramide, ses verdures
basses et ses étroites plates-bandes, où des fleurs clairsemées font des taches
sur la terre grise. Au bout du jardin, un parc se déploie, traversé dans toute
son étendue par un long canal.
Les résidences royales ont en elles une
mélancolie particulière, qui tient sans doute à leurs dimensions trop
considérables pour le petit nombre de leurs hôtes, au silence qu'on est surpris
d'y trouver après tant de fanfares, à leur luxe immobile prouvant par sa
vieillesse la fugacité des dynasties, l'éternelle misère de tout ; -- et cette
exhalaison des siècles, engourdissante et funèbre comme un parfum de momie, se
fait sentir même aux têtes naïves. Rosanette bâillait démesurément. Ils s'en
retournèrent à l'hôtel.
Après leur déjeuner, on leur amena une voiture
découverte. Ils sortirent de Fontainebleau par un large rond-point, puis
montèrent au pas une route sablonneuse dans un bois de petits pins. Les arbres
devinrent plus grands ; et le cocher, de temps à autre, disait : " Voici les
Frères-Siamois, le Pharamond, le Bouquet-du-Roi... " , n'oubliant aucun des
sites célèbres, parfois même s'arrêtant pour les faire admirer.
Ils
entrèrent dans la futaie de Franchard. La voiture glissait comme un traîneau sur
le gazon ; des pigeons qu'on ne voyait pas roucoulaient ; tout à coup, un garçon
de café parut ; et ils descendirent devant la barrière d'un jardin où il y avait
des tables rondes. Puis, laissant à gauche les murailles d'une abbaye en ruines,
ils marchèrent sur de grosses roches, et atteignirent bientôt le fond de la
gorge.
Elle est couverte, d'un côté, par un entremêlement de grès et de
genévriers, tandis que, de l'autre, le terrain presque nu s'incline vers le
creux du vallon, où, dans la couleur des bruyères, un sentier fait une ligne
pâle ; et on aperçoit tout au loin un sommet en cône aplati, avec la tour d'un
télégraphe par derrière.
Une demi-heure après, ils mirent pied à terre
encore une fois pour gravir les hauteurs d'Aspremont.
Le chemin fait des
zigzags entre les pins trapus, sous des rochers à profils anguleux ; tout ce
coin de la forêt a quelque chose d'étouffé, d'un peu sauvage et de recueilli. On
pense aux ermites, compagnons des grands cerfs portant une croix de feu entre
leurs cornes, et qui recevaient avec de paternels sourires les bons rois de
France, agenouillés devant leur grotte. Une odeur résineuse emplissait l'air
chaud, des racines à ras du sol s'entrecroisaient comme des veines. Rosanette
trébuchait dessus, était désespérée, avait envie de pleurer.
Mais, tout
au haut, la joie lui revint, en trouvant sous un toit de branchages une manière
de cabaret, où l'on vend des bois sculptés. Elle but une bouteille de limonade,
s'acheta un bâton de houx ; et, sans donner un coup d'oeil au paysage que l'on
découvre du plateau, elle entra dans la Caverne-des-Brigands, précédée d'un
gamin portant une torche.
Leur voiture les attendait dans le Bas-Bréau.
Un peintre en blouse bleue travaillait au pied d'un chêne, avec sa boîte
à couleurs sur les genoux. Il leva la tête et les regarda passer.
Au
milieu de la côte de Chailly, un nuage, crevant tout à coup, leur fit rabattre
la capote. Presque aussitôt la pluie s'arrêta ; et les pavés des rues brillaient
sous le soleil quand ils rentrèrent dans la ville.
Des voyageurs,
arrivés nouvellement, leur apprirent qu'une bataille épouvantable ensanglantait
Paris. Rosanette et son amant n'en furent pas surpris. Puis tout le monde s'en
alla, l'hôtel redevint paisible, le gaz s'éteignit, et ils s'endormirent au
murmure du jet d'eau dans la cour.
Le lendemain, ils allèrent voir la
Gorge-au-Loup, la Mare-aux-Fées, le Long-Rocher, la Marlotte ; le surlendemain,
ils recommencèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sans demander où ils
étaient, et souvent même négligeant les sites fameux.
Ils se trouvaient
si bien dans leur vieux landau, bas comme un sofa et couvert d'une toile à raies
déteintes ! Les fossés pleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un
mouvement doux et continu. Des rayons blancs traversaient comme des flèches les
hautes fougères ; quelquefois, un chemin, qui ne servait plus, se présentait
devant eux, en ligne droite ; et des herbes s'y dressaient çà et là, mollement.
Au centre des carrefours, une croix étendait ses quatre bras ; ailleurs, des
poteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentiers courbes, en
se perdant sous les feuilles, donnaient envie de les suivre ; au même moment, le
cheval tournait, ils y entraient, on enfonçait dans la boue ; plus loin, de la
mousse avait poussé au bord des ornières profondes.
Ils se croyaient
loin des autres, bien seuls. Mais tout à coup passait un garde-chasse avec son
fusil, ou une bande de femmes en haillons, traînant sur leur dos de longues
bourrées.
Quand la voiture s'arrêtait, il se faisait un silence
universel ; seulement, on entendait le souffle du cheval dans les brancards,
avec un cri d'oiseau très faible, répété.
La lumière, à de certaines
places éclairant la lisière du bois, laissait les fonds dans l'ombre ; ou bien,
atténuée sur les premiers plans par une sorte de crépuscule, elle étalait dans
les lointains des vapeurs violettes, une clarté blanche. Au milieu du jour, le
soleil, tombant d'aplomb sur les larges verdures, les éclaboussait, suspendait
des gouttes argentines à la pointe des branches, rayait le gazon de traînées
d'émeraudes, jetait des taches d'or sur les couches de feuilles mortes ; en se
renversant la tête, on apercevait le ciel, entre les cimes des arbres.
Quelques-uns, d'une altitude démesurée, avaient des airs de patriarches et
d'empereurs, ou, se touchant par le bout, formaient avec leurs longs fûts comme
des arcs de triomphe ; d'autres, poussés dès le bas obliquement, semblaient des
colonnes près de tomber.
Cette foule de grosses lignes verticales
s'entrouvrait. Alors, d'énormes flots verts se déroulaient en bosselages inégaux
jusqu'à la surface des vallées où s'avançait la croupe d'autres collines
dominant des plaines blondes, qui finissaient par se perdre dans une pâleur
indécise.
Debout, l'un près de l'autre, sur quelque éminence du terrain,
ils sentaient, tout en humant le vent, leur entrer dans l'âme comme l'orgueil
d'une vie plus libre, avec une surabondance de forces, une joie sans cause.
La diversité des arbres faisait un spectacle changeant. Les hêtres, à
l'écorce blanche et lisse, entremêlaient leurs couronnes ; des frênes courbaient
mollement leurs glauques ramures ; dans les cépées de charmes, des houx pareils
à du bronze se hérissaient ; puis venait une file de minces bouleaux, inclinés
dans des attitudes élégiaques ; et les pins, symétriques comme des tuyaux
d'orgue, en se balançant continuellement, semblaient chanter. Il y avait des
chênes rugueux, énormes, qui se convulsaient, s'étiraient du sol, s'étreignaient
les uns les autres, et, fermes sur leurs troncs, pareils à des torses, se
lançaient avec leurs bras nus des appels de désespoir, des menaces furibondes,
comme un groupe de Titans immobilisés dans leur colère. Quelque chose de plus
lourd, une langueur fiévreuse planait au-dessus des mares, découpant la nappe de
leurs eaux entre des buissons d'épines ; les lichens, de leur berge, où les
loups viennent boire, sont couleur de soufre, brûlés comme par le pas des
sorcières, et le coassement ininterrompu des grenouilles répond au cri des
corneilles qui tournoient. Ensuite, ils traversaient des clairières monotones,
plantées d'un baliveau çà et là.
Un bruit de fer, des coups drus et
nombreux sonnaient : c'était, au flanc d'une colline, une compagnie de carriers
battant les roches. Elles se multipliaient de plus en plus, et finissaient par
emplir tout le paysage, cubiques comme des maisons, plates comme des dalles,
s'étayant, se surplombant, se confondant, telles que les ruines méconnaissables
et monstrueuses de quelque cité disparue. Mais la furie même de leur chaos fait
plutôt rêver à des volcans, à des déluges, aux grands cataclysmes ignorés.
Frédéric disait qu'elles étaient là depuis le commencement du monde et
resteraient ainsi jusqu'à la fin ; Rosanette détournait la tête, en affirmant
que " ça la rendrait folle " , et s'en allait cueillir des bruyères. Leurs
petites fleurs violettes, tassées les unes près des autres, formaient des
plaques inégales, et la terre qui s'écroulait de dessous mettait comme des
franges noires au bord des sables pailletés de mica.
Ils arrivèrent un
jour à mi-hauteur d'une colline tout en sable. Sa surface, vierge de pas, était
rayée en ondulations symétriques ; çà et là, telles que des promontoires sur le
lit desséché d'un océan, se levaient des roches ayant de vagues formes
d'animaux, tortues avançant la tête, phoques qui rampent, hippopotames et ours.
Personne. Aucun bruit. Les sables, frappés par le soleil, éblouissaient ; -- et
tout à coup, dans cette vibration de la lumière, les bêtes parurent remuer. Ils
s'en retournèrent vite, fuyant le vertige, presque effrayés.
Le sérieux
de la forêt les gagnait ; et ils avaient des heures de silence où, se laissant
aller au bercement des ressorts, ils demeuraient comme engourdis dans une
ivresse tranquille. Le bras sous la taille, il l'écoutait parler pendant que les
oiseaux gazouillaient, observait presque du même coup d'oeil les raisins noirs
de sa capote et les baies des genévriers, les draperies de son voile, les
volutes des nuages ; et, quand il se penchait vers elle, la fraîcheur de sa peau
se mêlait au grand parfum des bois. Ils s'amusaient de tout ; ils se montraient,
comme une curiosité, des fils de la Vierge suspendus aux buissons, des trous
pleins d'eau au milieu des pierres, un écureuil sur les branches, le vol de deux
papillons qui les suivaient ; ou bien, à vingt pas d'eux, sous les arbres, une
biche marchait, tranquillement, d'un air noble et doux, avec son faon côte à
côte. Rosanette aurait voulu courir après, pour l'embrasser.
Elle eut
bien peur une fois, quand un homme, se présentant tout à coup, lui montra dans
une boîte trois vipères. Elle se jeta vivement contre Frédéric ; -- il fut
heureux de ce qu'elle était faible et de se sentir assez fort pour la défendre.
Ce soir-là, ils dînèrent dans une auberge, au bord de la Seine. La table
était près de la fenêtre, Rosanette en face de lui ; et il contemplait son petit
nez fin et blanc, ses lèvres retroussées, ses yeux clairs, ses bandeaux châtains
qui bouffaient, sa jolie figure ovale. Sa robe de foulard écru collait à ses
épaules un peu tombantes ; et, sortant de leurs manchettes tout unies, ses deux
mains découpaient, versaient à boire, s'avançaient sur la nappe. On leur servit
un poulet avec les quatre membres étendus, une matelote d'anguilles dans un
compotier en terre de pipe, du vin râpeux, du pain trop dur, des couteaux
ébréchés. Tout cela augmentait le plaisir, l'illusion. Ils se croyaient presque
au milieu d'un voyage, en Italie, dans leur lune de miel.
Avant de
repartir, ils allèrent se promener le long de la berge.
Le ciel d'un
bleu tendre, arrondi comme un dôme, s'appuyait à l'horizon sur la dentelure des
bois. En face, au bout de la prairie, il y avait un clocher dans un village ;
et, plus loin, à gauche, le toit d'une maison faisait une tache rouge sur la
rivière, qui semblait immobile dans toute la longueur de sa sinuosité. Des joncs
se penchaient pourtant, et l'eau secouait légèrement des perches plantées au
bord pour tenir des filets ; une nasse d'osier, deux ou trois vieilles chaloupes
étaient là. Près de l'auberge, une fille en chapeau de paille tirait des seaux
d'un puits ; -- chaque fois qu'ils remontaient, Frédéric écoutait avec une
jouissance inexprimable le grincement de la chaîne.
Il ne doutait pas
qu'il ne fût heureux pour jusqu'à la fin de ses jours, tant son bonheur lui
paraissait naturel, inhérent à sa vie et à la personne de cette femme. Un besoin
le poussait à lui dire des tendresses. Elle y répondait par de gentilles
paroles, de petites tapes sur l'épaule, des douceurs dont la surprise le
charmait. Il lui découvrait enfin une beauté toute nouvelle, qui n'était
peut-être que le reflet des choses ambiantes, à moins que leurs virtualités
secrètes ne l'eussent fait s'épanouir.
Quand ils se reposaient au milieu
de la campagne, il s'étendait la tête sur ses genoux, à l'abri de son ombrelle ;
-- ou bien couchés sur le ventre au milieu de l'herbe, ils restaient l'un en
face de l'autre, à se regarder, plongeant dans leurs prunelles, altérés
d'eux-mêmes, s'en assouvissant toujours, puis les paupières entre-fermées, ne
parlant plus.
Quelquefois, ils entendaient tout au loin des roulements
de tambour. C'était la générale que l'on battait dans les villages, pour aller
défendre Paris.
-- " Ah ! tiens ! l'émeute ! " disait Frédéric avec une
pitié dédaigneuse, toute cette agitation lui apparaissant misérable à côté de
leur amour et de la nature éternelle.
Et ils causaient de n'importe
quoi, de choses qu'ils savaient parfaitement, de personnes qui ne les
intéressaient pas, de mille niaiseries. Elle l'entretenait de sa femme de
chambre et de son coiffeur. Un jour, elle s'oublia à dire son âge : vingt-neuf
ans ; elle devenait vieille.
En plusieurs fois, sans le vouloir, elle
lui apprit des détails sur elle-même. Elle avait été " demoiselle dans un
magasin " , avait fait un voyage en Angleterre, commencé des études pour être
actrice ; tout cela sans transitions, et il ne pouvait reconstruire un ensemble.
Elle en conta plus long, un jour qu'ils étaient assis sous un platane, au revers
d'un pré. En bas, sur le bord de la route, une petite fille, nu-pieds dans la
poussière, faisait paître une vache. Dès qu'elle les aperçut, elle vint leur
demander l'aumône ; et, tenant d'une main son jupon en lambeaux, elle grattait
de l'autre ses cheveux noirs qui entouraient, comme une perruque à la Louis XIV,
toute sa tête brune, illuminée par des yeux splendides.
-- " Elle sera
bien jolie plus tard " , dit Frédéric.
-- " Quelle chance pour elle si
elle n'a pas de mère ! " reprit Rosanette.
-- " Hein ? comment ? "
-- " Mais oui ; moi, sans la mienne... "
Elle soupira, et se mit
à parler de son enfance. Ses parents étaient des canuts de la Croix-Rousse. Elle
servait son père comme apprentie. Le pauvre bonhomme avait beau s'exténuer, sa
femme l'invectivait et vendait tout pour aller boire. Rosanette voyait leur
chambre, avec les métiers rangés en longueur contre les fenêtres, le pot-bouille
sur le poêle, le lit peint en acajou, une armoire en face, et la soupente
obscure où elle avait couché jusqu'à quinze ans. Enfin un monsieur était venu,
un homme gras, la figure couleur de buis, des façons de dévot, habillé de noir.
Sa mère et lui eurent ensemble une conversation, si bien que, trois jours après.
Rosanette s'arrêta et, avec un regard plein d'impudeur et d'amertume :
-- " C'était fait ! "
Puis, répondant au geste de Frédéric :
-- " Comme il était marié (il aurait craint de se compromettre dans sa
maison), on m'emmena dans un cabinet de restaurateur, et on m'avait dit que je
serais heureuse, que je recevrais un beau cadeau.
-- " Dès la porte, la
première chose qui m'a frappée, c'était un candélabre de vermeil, sur une table
où il y avait deux couverts. Une glace au plafond les reflétait, et les tentures
des murailles en soie bleue faisaient ressembler tout l'appartement à une
alcôve. Une surprise m'a saisie. Tu comprends, un pauvre être qui n'a jamais
rien vu ! Malgré mon éblouissement, j'avais peur. Je désirais m'en aller. Je
suis restée pourtant. "
" Le seul siège qu'il y eût était un divan
contre la table. Il a cédé sous moi avec mollesse ; la bouche du calorifère dans
le tapis m'envoyait une haleine chaude, et je restai là sans rien prendre. Le
garçon qui se tenait debout m'a engagée à manger. Il m'a versé tout de suite un
grand verre de vin ; la tête me tournait, j'ai voulu ouvrir la fenêtre, il m'a
dit : -- " Non, mademoiselle, c'est défendu. " Et il m'a quittée. La table était
couverte d'un tas de choses que je ne connaissais pas. Rien ne m'a semblé bon.
Alors je me suis rabattue sur un pot de confitures, et j'attendais toujours. Je
ne sais quoi l'empêchait de venir. Il était très tard, minuit au moins, je n'en
pouvais plus de fatigue ; en repoussant un des oreillers pour mieux m'étendre,
je rencontre sous ma main une sorte d'album, un cahier ; c'étaient des images
obscènes... Je dormais dessus, quand il est entré. "
Elle baissa la
tête, et demeura pensive.
Les feuilles autour d'eux susurraient, dans un
fouillis d'herbes une grande digitale se balançait, la lumière coulait comme une
onde sur le gazon ; et le silence était coupé à intervalles rapides par le
broutement de la vache qu'on ne voyait plus.
Rosanette considérait un
point par terre, à trois pas d'elle, fixement, les narines battantes, absorbée.
Frédéric lui prit la main.
-- " Comme tu as souffert, pauvre chérie ! "
-- " Oui " , dit-elle " plus que tu ne crois !... Jusqu'à vouloir en
finir ; on m'a repêchée. "
-- " Comment ? "
-- " Ah ! n'y
pensons plus !... Je t'aime, je suis heureuse ! embrasse-moi. "
Et elle
ôta, une à une, les brindilles de chardons accrochées dans le bas de sa robe.
Frédéric songeait surtout à ce qu'elle n'avait pas dit. Par quels degrés
avait-elle pu sortir de la misère ? A quel amant devait-elle son éducation ? Que
s'était-il passé dans sa vie jusqu'au jour où il était venu chez elle pour la
première fois ? Son dernier aveu interdisait les questions. Il lui demanda,
seulement, comment elle avait fait la connaissance d'Arnoux.
-- " Par la
Vatnaz. "
-- " N'était-ce pas toi que j'ai vue, une fois, au
Palais-Royal, avec eux deux ? "
Il cita la date précise. Rosanette fit
un effort.
-- " Oui, c'est vrai !... Je n'étais pas gaie dans ce
temps-là ! "
Mais Arnoux s'était montré excellent. Frédéric n'en doutait
pas ; cependant, leur ami était un drôle d'homme, plein de défauts ; il eut soin
de les rappeler. Elle en convenait.
-- " N'importe !... On l'aime tout
de même, ce chameau-là ! "
-- " Encore, maintenant ? " dit Frédéric.
Elle se mit à rougir, moitié riante, moitié fâchée.
-- " Eh !
non ! C'est de l'histoire ancienne. Je ne te cache rien. Quand même cela serait,
lui, c'est différent ! D'ailleurs, je ne te trouve pas gentil pour ta victime. "
-- " Ma victime ? "
Rosanette lui prit le menton.
-- "
Sans doute ! "
Et, zézayant à la manière des nourrices :
-- "
Avons pas toujours été bien sage ! Avons fait dodo avec sa femme ! "
--
" Moi ! jamais de la vie ! "
Rosanette sourit. Il fut blessé de son
sourire, preuve d'indifférence, crut- il. Mais elle reprit doucement, et avec un
de ces regards qui implorent le mensonge :
-- Bien sûr ?
-- "
Certainement ! "
Frédéric jura sa parole d'honneur qu'il n'avait jamais
pensé à Mme Arnoux, étant trop amoureux d'une autre.
-- " De qui donc ?
"
-- " Mais de vous, ma toute belle ! "
-- " Ah ! ne te moque
pas de moi ! Tu m'agaces ! "
Il jugea prudent d'inventer une histoire,
une passion. Il trouva des détails circonstanciés. Cette personne, du reste,
l'avait rendu fort malheureux.
-- " Décidément, tu n'as pas de chance !
" dit Rosanette.
-- " Oh ! oh ! peut-être ! " voulant faire entendre par
là plusieurs bonnes fortunes, afin de donner de lui meilleure opinion, de même
que Rosanette n'avouait pas tous ses amants pour qu'il l'estimât davantage ; - -
car, au milieu des confidences les plus intimes, il y a toujours des
restrictions, par fausse honte, délicatesse, pitié. On découvre chez l'autre ou
dans soi-même des précipices ou des fanges qui empêchent de poursuivre ; on
sent, d'ailleurs, que l'on ne serait pas compris ; il est difficile d'exprimer
exactement quoi que ce soit ; aussi les unions complètes sont rares.
La
pauvre Maréchale n'en avait jamais connu de meilleure. Souvent, quand elle
considérait Frédéric, des larmes lui arrivaient aux paupières, puis elle levait
les yeux, ou les projetait vers l'horizon, comme si elle avait aperçu quelque
grande aurore, des perspectives de félicité sans bornes. Enfin, un jour, elle
avoua qu'elle souhaitait faire dire une messe, " pour que ça porte bonheur à
notre amour " .
D'où venait donc qu'elle lui avait résisté pendant si
longtemps ? Elle n'en savait rien elle-même. Il renouvela plusieurs fois sa
question ; et elle répondait en le serrant dans ses bras :
-- " C'est
que j'avais peur de t'aimer trop, mon chéri ! "
Le dimanche matin,
Frédéric lut dans un journal, sur une liste de blessés, le nom de Dussardier. Il
jeta un cri, et, montrant le papier à Rosanette, déclara qu'il allait partir
immédiatement.
-- " Pour quoi faire ? "
-- " Mais pour le voir,
le soigner ! "
-- " Tu ne vas pas me laisser seule, j'imagine ? "
-- " Viens avec moi. "
-- " Ah ! que j'aille me fourrer dans une
bagarre pareille ! Merci bien ! "
-- " Cependant, je ne peux pas... "
-- " Ta ta ta ! Comme si on manquait d'infirmiers dans les hôpitaux ! Et
puis, qu'est-ce que ça le regardait encore, celui-là ? Chacun pour soi ! "
Il fut indigné de cet égoïsme ; et il se reprocha de n'être pas là-bas
avec les autres. Tant d'indifférence aux malheurs de la patrie avait quelque
chose de mesquin et de bourgeois. Son amour lui pesa tout à coup comme un crime.
Ils se boudèrent pendant une heure.
Puis elle le supplia d'attendre, de
ne pas s'exposer.
-- " Si par hasard on te tue ! "
-- " Eh ! je
n'aurai fait que mon devoir !
Rosanette bondit. D'abord, son devoir
était de l'aimer.
C'est qu'il ne voulait plus d'elle, sans doute ! Ça
n'avait pas le sens commun ! Quelle idée, mon Dieu !
Frédéric sonna pour
avoir la note. Mais il n'était pas facile de s'en retourner à Paris. La voiture
des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient
pas, la diligence du Bourbonnais ne passerait que tard dans la nuit, et serait
peut-être pleine ; on n'en savait rien. Quand il eut perdu beaucoup de temps à
ces informations, l'idée lui vint de prendre la poste. Le maître de poste refusa
de fournir des chevaux, Frédéric n'ayant point de passeport. Enfin, il loua une
calèche (la même qui les avait promenés) et ils arrivèrent devant l'hôtel du
Commerce, à Melun, vers cinq heures.
La place du Marché était couverte
de faisceaux d'armes. Le préfet avait défendu aux gardes nationaux de se porter
sur Paris. Ceux qui n'étaient pas de son département voulaient continuer leur
route. On criait. L'auberge était pleine de tumulte.
Rosanette, prise de
peur, déclara qu'elle n'irait pas plus loin, et le supplia encore de rester.
L'aubergiste et sa femme se joignirent à elle. Un brave homme qui dînait s'en
mêla, affirmant que la bataille serait terminée d'ici à peu ; d'ailleurs, il
fallait faire son devoir. Alors, la Maréchale redoubla de sanglots. Frédéric
était exaspéré. Il lui donna sa bourse, l'embrassa vivement, et disparut.
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés avaient
de distance en distance coupé les rails, et le cocher refusa de le conduire plus
loin ; ses chevaux, disait-il, étaient " rendus " .
Par sa protection
cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante
francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener jusqu'à la barrière
d'Italie. Mais, à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et
s'en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle
croisa la baïonnette. Quatre hommes l'empoignèrent en vociférant :
-- "
C'en est un ! Prenez garde ! Fouillez-le ! Brigand ! Canaille " !
Et sa
stupéfaction fut si profonde, qu'il se laissa entraîner au poste de la barrière,
dans le rond-point même où convergent les boulevards des Gobelins et de
l'Hôpital et les rues Godefroy et Mouffetard.
Quatre barricades
formaient, au bout des quatre voies, d'énormes talus de pavés ; des torches çà
et là grésillaient ; malgré la poussière qui s'élevait, il distingua des
fantassins de la ligne et des gardes nationaux, tous le visage noir, débraillés,
hagards. Ils venaient de prendre la place, avaient fusillé plusieurs hommes ;
leur colère durait encore. Frédéric dit qu'il arrivait de Fontainebleau au
secours d'un camarade blessé logeant rue Bellefond ; personne d'abord ne voulut
le croire ; on examina ses mains, on flaira même son oreille pour s'assurer
qu'il ne sentait pas la poudre.
Cependant, à force de répéter la même
chose, il finit par convaincre un capitaine, qui ordonna à deux fusiliers de le
conduire au poste du Jardin des Plantes.
Ils descendirent le boulevard
de l'Hôpital. Une forte brise soufflait. Elle le ranima.
Ils tournèrent
ensuite par la rue du Marché-aux-Chevaux. Le Jardin des Plantes, à droite,
faisait une grande masse noire ; tandis qu'à gauche, la façade entière de la
Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme un incendie, et des ombres
passaient rapidement sur les carreaux.
Les deux hommes de Frédéric s'en
allèrent. Un autre l'accompagna jusqu'à l'Ecole Polytechnique.
La rue
Saint-Victor était toute sombre, sans un bec de gaz ni une lumière aux maisons.
De dix minutes en dix minutes, on entendait :
-- " Sentinelles ! prenez
garde à vous ! "
Et ce cri, jeté au milieu du silence, se prolongeait
comme la répercussion d'une pierre tombant dans un abîme.
Quelquefois,
un battement de pas lourds s'approchait. C'était une patrouille de cent hommes
au moins ; des chuchotements, de vagues cliquetis de fer s'échappaient de cette
masse confuse ; et, s'éloignant avec un balancement rythmique, elle se fondait
dans l'obscurité.
Il y avait au centre des carrefours un dragon à
cheval, immobile. De temps en temps, une estafette passait au grand galop, puis
le silence recommençait. Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un
roulement sourd et formidable ; le coeur se serrait à ces bruits différant de
tous les bruits ordinaires. Ils semblaient même élargir le silence, qui était
profond, absolu ; -- un silence noir. Des hommes en blouse blanche, abordaient
les soldats, leur disaient un mot, et s'évanouissaient comme des fantômes.
Le poste de l'Ecole Polytechnique regorgeait de monde. Des femmes
encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait
au Panthéon transformé en dépôt de cadavres, -- et on n'écoutait pas Frédéric.
Il s'obstina, jurant que son ami Dussardier l'attendait, allait mourir. On lui
donna enfin un caporal pour le mener au haut de la rue Saint-Jacques, à la
mairie du XIIe arrondissement.
La place du Panthéon était pleine de
soldats couchés sur de la paille. Le jour se levait. Les feux de bivac
s'éteignaient.
L'insurrection avait laissé dans ce quartier-là des
traces formidables. Le sol des rues se trouvait, d'un bout à l'autre,
inégalement bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait des omnibus, des
tuyaux de gaz, des roues de charrettes ; de petites flaques noires, en de
certains endroits, devaient être du sang. Les maisons étaient criblées de
projectiles, et leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre. Des
jalousies, tenant par un clou, pendaient comme des haillons. Les escaliers ayant
croulé, des portes s'ouvraient sur le vide. On apercevait l'intérieur des
chambres avec leurs papiers en lambeaux ; des choses délicates s'y étaient
conservées, quelquefois. Frédéric observa une pendule, un bâton de perroquet,
des gravures.
Quand il entra dans la mairie, les gardes nationaux
bavardaient intarissablement sur les morts de Bréa et de Négrier, du
représentant Charbonnel et de l'archevêque de Paris. On disait que le duc
d'Aumale était débarqué à Boulogne, Barbès, enfui de Vincennes, que l'artillerie
arrivait de Bourges et que les secours de la province affluaient. Vers trois
heures, quelqu'un apporta de bonnes nouvelles ; des parlementaires de l'émeute
étaient chez le président de l'Assemblée.
Alors, on se réjouit ; et,
comme il avait encore douze francs, Frédéric fit venir douze bouteilles de vin,
espérant par là hâter sa délivrance. Tout à coup, on crut entendre une
fusillade. Les libations s'arrêtèrent ; on regarda l'inconnu avec des yeux
méfiants ; ce pouvait être Henri VI.
Pour n'avoir aucune responsabilité,
ils le transportèrent à la mairie du XIe arrondissement, d'où on ne lui permit
pas de sortir avant neuf heures du matin.
Il alla en courant jusqu'au
quai Voltaire. A une fenêtre ouverte, un vieillard en manches de chemise
pleurait, les yeux levés. La Seine coulait paisiblement. Le ciel était tout bleu
; dans les arbres des Tuileries, des oiseaux chantaient.
Frédéric
traversait le Carrousel quand une civière vint à passer. Le poste, tout de
suite, présenta les armes, et l'officier dit en mettant la main à son shako : "
Honneur au courage malheureux ! " Cette parole était devenue presque obligatoire
; celui qui la prononçait paraissait toujours solennellement ému. Un groupe de
gens furieux escortait la civière, en criant :
-- " Nous vous vengerons
! nous vous vengerons ! "
Les voitures circulaient sur le boulevard, et
des femmes devant les portes faisaient de la charpie. Cependant, l'émeute était
vaincue, ou à peu près, une proclamation de Cavaignac, affichée tout à l'heure,
l'annonçait. Au haut de la rue Vivienne, un peloton de mobiles apparut. Alors,
les bourgeois poussèrent des cris d'enthousiasme ; ils levaient leurs chapeaux,
applaudissaient, dansaient, voulaient les embrasser, leur offrir à boire ; -- et
des fleurs jetées par des dames tombaient des balcons.
Enfin, à dix
heures, au moment où le canon grondait pour prendre le faubourg Saint-Antoine,
Frédéric arriva chez Dussardier. Il le trouva dans sa mansarde, étendu sur le
dos et dormant. De la pièce voisine une femme sortit à pas muets, Mlle Vatnaz.
Elle emmena Frédéric à l'écart, et lui apprit comment Dussardier avait
reçu sa blessure.
Le samedi, au haut d'une barricade, dans la rue
Lafayette, un gamin enveloppé d'un drapeau tricolore criait aux gardes nationaux
: " Allez- vous tirer contre vos frères ! " Comme ils s'avançaient, Dussardier
avait jeté bas son fusil, écarté les autres, bondi sur la barricade, et, d'un
coup de savate, abattu l'insurgé en lui arrachant le drapeau. On l'avait
retrouvé sous les décombres, la cuisse percée d'un lingot de cuivre. Il avait
fallu débrider la plaie, extraire le projectile. Mlle Vatnaz était arrivée le
soir même, et, depuis ce temps-là, ne le quittait plus.
Elle préparait
avec intelligence tout ce qu'il fallait pour les pansements, l'aidait à boire,
épiait ses moindres désirs, allait et venait, plus légère qu'une mouche, et le
contemplait avec des yeux tendres.
Frédéric, pendant deux semaines, ne
manqua pas de revenir tous les matins ; un jour qu'il parlait du dévouement de
la Vatnaz, Dussardier haussa les épaules.
-- " Eh non ! c'est par
intérêt "
-- " Tu crois ? "
Il reprit : " J'en suis sûr ! " sans
vouloir s'expliquer davantage.
Elle le comblait de prévenances, jusqu'à
lui apporter les journaux où l'on exaltait sa belle action. Ces hommages
paraissaient l'importuner. Il avoua même à Frédéric l'embarras de sa conscience.
Peut-être qu'il aurait dû se mettre de l'autre bord, avec les blouses ;
car enfin on leur avait promis un tas de choses qu'on n'avait pas tenues. Leurs
vainqueurs détestaient la République ; et puis, on s'était montré bien dur pour
eux ! Ils avaient tort, sans doute, pas tout à fait, cependant ; et le brave
garçon était torturé par cette idée qu'il pouvait avoir combattu la justice.
Sénécal, enfermé aux Tuileries sous la terrasse du bord de l'eau,
n'avait rien de ces angoisses.
Ils étaient là, neuf cents hommes,
entassés dans l'ordure, pêle-mêle, noirs de poudre et de sang caillé, grelottant
la fièvre, criant de rage ; et on ne retirait pas ceux qui venaient à mourir
parmi les autres. Quelquefois, au bruit soudain d'une détonation, ils croyaient
qu'on allait tous les fusiller ; alors, ils se précipitaient contre les murs,
puis retombaient à leur place, tellement hébétés par la douleur, qu'il leur
semblait vivre dans un cauchemar, une hallucination funèbre. La lampe suspendue
à la voûte avait l'air d'une tache de sang ; et de petites flammes vertes et
jaunes voltigeaient, produites par les émanations du caveau. Dans la crainte des
épidémies, une commission fut nommée. Dès les premières marches, le président se
rejeta en arrière, épouvanté par l'odeur des excréments et des cadavres. Quand
les prisonniers s'approchaient d'un soupirail, les gardes nationaux qui étaient
de faction -- pour les empêcher d'ébranler les grilles, fourraient des coups de
baïonnette, au hasard, dans le tas.
Ils furent, généralement,
impitoyables. Ceux qui ne s'étaient pas battus voulaient se signaler. C'était un
débordement de peur. On se vengeait à la fois des journaux, des clubs, des
attroupements, des doctrines, de tout ce qui exaspérait depuis trois mois ; et,
en dépit de la victoire, l'égalité (comme pour le châtiment de ses défenseurs et
la dérision de ses ennemis) se manifestait triomphalement, une égalité de bêtes
brutes, un même niveau de turpitudes sanglantes ; car le fanatisme des intérêts
équilibra les délires du besoin, l'aristocratie eut les fureurs de la crapule,
et le bonnet de coton ne se montra pas moins hideux que le bonnet rouge. La
raison publique était troublée comme après les grands bouleversements de la
nature. Des gens d'esprit en restèrent idiots pour toute leur vie.
Le
père Roque était devenu très brave, presque téméraire. Arrivé le 26 à Paris avec
les Nogentais, au lieu de s'en retourner en même temps qu'eux, il avait été
s'adjoindre à la garde nationale qui campait aux Tuileries ; et il fut très
content d'être placé en sentinelle devant la terrasse du bord de l'eau. Au
moins, là, il les avait sous lui, ces brigands ! Il jouissait de leur défaite,
de leur abjection, et ne pouvait se retenir de les invectiver.
Un d'eux,
un adolescent à longs cheveux blonds, mit sa face aux barreaux en demandant du
pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d'une voix
lamentable :
-- " Du pain ! "
-- " Est-ce que j'en ai, moi ? "
D'autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes
hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :
-- " Du pain ! "
Le père Roque fut indigné de voir son autorité
méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ; et, porté jusqu'à la voûte
par le flot qui l'étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une
fois :
-- " Du pain ! "
-- " Tiens ! en voilà ! " dit le père
Roque, en lâchant son coup de fusil.
Il y eut un énorme hurlement, puis,
rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté.
Après quoi,
M. Roque s'en retourna chez lui ; car il possédait, rue Saint- Martin, une
maison où il s'était réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par
l'émeute à la devanture de son immeuble n'avaient pas contribué médiocrement à
le rendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu'il s'était exagéré le mal.
Son action de tout à l'heure l'apaisait, comme une indemnité.
Ce fut sa
fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit, tout de suite, que son
absence trop longue l'avait inquiétée ; elle avait craint un malheur, une
blessure.
Cette preuve d'amour filial attendrit le père Roque. Il
s'étonna qu'elle se fût mise en route sans Catherine.
-- " Je l'ai
envoyée faire une commission " , répondit Louise.
Et elle s'informa de
sa santé, de choses et d'autres ; puis, d'un air indifférent, lui demanda si par
hasard il n'avait pas rencontré Frédéric.
-- " Non ! pas le moins du
monde ! "
C'était pour lui seul qu'elle avait fait le voyage.
Quelqu'un marcha dans le corridor.
-- " Ah ! pardon... "
Et elle disparut.
Catherine n'avait point trouvé Frédéric. Il
était absent depuis plusieurs jours, et son ami intime, M. Deslauriers, habitait
maintenant la province.
Louise reparut toute tremblante, sans pouvoir
parler.
Elle s'appuyait contre les meubles.
-- " Qu'as-tu ?
qu'as-tu donc ? " s'écria son père.
Elle fit signe que ce n'était rien,
et par un grand effort de volonté se remit.
Le traiteur d'en face
apporta la soupe. Mais le père Roque avait subi une trop violente émotion. " Ça
ne pouvait pas passer " , et il eut au dessert une espèce de défaillance. On
envoya chercher vivement un médecin, qui prescrivit une potion. Puis, quand il
fut dans son lit, M. Roque exigea le plus de couvertures possible, pour se faire
suer. Il soupirait, il geignait.
-- " Merci, ma bonne Catherine ! --
Baise ton pauvre père, ma poulette ! Ah ! ces révolutions ! "
Et, comme
sa fille le grondait de s'être rendu malade en se tourmentant pour elle, il
répliqua :
-- " Oui ! tu as raison ! Mais c'est plus fort que moi ! Je
suis trop sensible ! "
Chapitre II.
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Madame Dambreuse,
dans son boudoir, entre sa nièce et Miss John, écoutait parler M. Roque, contant
ses fatigues militaires.
Elle se mordait les lèvres, semblait souffrir.
-- " Oh ! ce n'est rien ! ça se passera ! "
Et, d'un air
gracieux :
-- " Nous aurons à dîner une de vos connaissances, M. Moreau.
"
Louise tressaillit.
-- " Puis seulement quelques intimes,
Alfred de Cisy, entre autres. "
Et elle vanta ses manières, sa figure,
et principalement ses moeurs.
Mme Dambreuse mentait moins qu'elle ne
croyait ; le Vicomte rêvait le mariage. Il l'avait dit à Martinon, ajoutant
qu'il était sûr de plaire à Mlle Cécile et que ses parents l'accepteraient.
Pour risquer une telle confidence, il devait avoir sur la dot des
renseignements avantageux. Or, Martinon soupçonnait Cécile d'être la fille
naturelle de M. Dambreuse ; et il eût été, probablement, très fort de demander
sa main à tout hasard. Cette audace offrait des dangers ; aussi Martinon,
jusqu'à présent, s'était conduit de manière à ne pas se compromettre ;
d'ailleurs, il ne savait comment se débarrasser de la tante. Le mot de Cisy le
détermina ; et il avait fait sa requête au banquier, lequel, n'y voyant pas
d'obstacle, venait d'en prévenir Mme Dambreuse.
Cisy parut. Elle se
leva, dit :
-- " Vous nous oubliez. Cécile, shake hands ! "
Au même moment, Frédéric entrait.
-- " Ah ! enfin ! on vous
retrouve ! " s'écria le père Roque. " J'ai été trois fois chez vous, avec
Louise, cette semaine ! "
Frédéric les avait soigneusement évités. Il
allégua qu'il passait tous ses jours près d'un camarade blessé. Depuis
longtemps, du reste, un tas de choses l'avaient pris ; et il cherchait des
histoires. Heureusement, les convives arrivèrent : d'abord M. Paul de
Grémonville, le diplomate entrevu au bal ; puis Fumichon, cet industriel dont le
dévouement conservateur l'avait un soir scandalisé ; la vieille duchesse de
Montreuil- Nantua les suivait.
Mais deux voix s'élevèrent dans
l'antichambre.
-- " J'en suis certaine " , disait l'une.
-- "
Chère belle dame ! chère belle dame ! " répondait l'autre, " de grâce,
calmez-vous ! "
C'était M. de Nonancourt, un vieux beau, l'air momifié
dans un cold- cream, et Mme de Larsillois, l'épouse d'un préfet de
Louis-Philippe. Elle tremblait extrêmement, car elle avait entendu, tout à
l'heure, sur un orgue, une polka qui était un signal entre les insurgés.
Beaucoup de bourgeois avaient des imaginations pareilles ; on croyait que des
hommes, dans les catacombes, allaient faire sauter le faubourg Saint- Germain ;
des rumeurs s'échappaient des caves ; il se passait aux fenêtres des choses
suspectes.
Tout le monde s'évertua cependant à tranquilliser Mme de
Larsillois. L'ordre était rétabli. Plus rien à craindre. " Cavaignac nous a
sauvés ! " Comme si les horreurs de l'insurrection n'eussent pas été
suffisamment nombreuses, on les exagérait. Il y avait eu vingt-trois mille
forçats du côté des socialistes, -- pas moins !
On ne doutait nullement
des vivres empoisonnés, des mobiles sciés entre deux planches, et des
inscriptions des drapeaux qui réclamaient le pillage, l'incendie.
-- "
Et quelque chose de plus ! " ajouta l'ex-préfète.
-- " Ah ! chère ! "
dit par pudeur Mme Dambreuse, en désignant d'un coup d'oeil les trois jeunes
filles.
M. Dambreuse sortit de son cabinet avec Martinon. Elle détourna
la tête, et répondit aux saluts de Pellerin qui s'avançait. L'artiste
considérait les murailles, d'une façon inquiète. Le banquier le prit à part, et
lui fit comprendre qu'il avait dû, pour le moment, cacher sa toile
révolutionnaire.
-- " Sans doute ! " dit Pellerin, son échec au Club
de l'Intelligence ayant modifié ses opinions.
M. Dambreuse glissa
fort poliment qu'il lui commanderait d'autres travaux.
-- " Mais pardon
!. -.. -- Ah ! cher ami ! quel bonheur ! "
Arnoux et Mme Arnoux étaient
devant Frédéric.
Il eut comme un vertige. Rosanette, avec son admiration
pour les soldats, l'avait agacé toute l'après-midi ; et le vieil amour se
réveilla.
Le maître d'hôtel vint annoncer que Madame était servie. D'un
regard, elle ordonna au Vicomte de prendre le bras de Cécile, dit tout bas à
Martinon : " Misérable ! " et on passa dans la salle à manger.
Sous les
feuilles vertes d'un ananas, au milieu de la nappe, une dorade s'allongeait, le
museau tendu vers un quartier de chevreuil et touchant de sa queue un buisson
d'écrevisses. Des figues, des cerises énormes, des poires et des raisins
(primeurs de la culture parisienne) montaient en pyramides dans des corbeilles
de vieux saxe ; une touffe de fleurs, par intervalles, se mêlait aux claires
argenteries ; les stores de soie blanche, abaissés devant les fenêtres,
emplissaient l'appartement d'une lumière douce ; il était rafraîchi par deux
fontaines où il y avait des morceaux de glace ; et de grands domestiques en
culotte courte servaient. Tout cela semblait meilleur après l'émotion des jours
passés. On rentrait dans la jouissance des choses que l'on avait eu peur de
perdre ; et Nonancourt exprima le sentiment général en disant :
-- " Ah
! espérons que MM. les républicains vont nous permettre de dîner ! "
--
" Malgré leur fraternité ! " ajouta spirituellement le père Roque.
Ces
deux honorables étaient à la droite et à la gauche de Mme Dambreuse, ayant
devant elle son mari, entre Mme de Larsillois, flanquée du diplomate et de la
vieille duchesse, que Fumichon coudoyait. Puis venaient le peintre, le marchand
de faïences, Mlle Louise ; et grâce à Martinon qui lui avait enlevé sa place
pour se mettre auprès de Cécile, Frédéric se trouvait à côté de Mme Arnoux.
Elle portait une robe de barège noir, un cercle d'or au poignet et,
comme le premier jour où il avait dîné chez elle, quelque chose de rouge dans
les cheveux, une branche de fuchsia entortillée à son chignon. Il ne put
s'empêcher de lui dire :
-- " Voilà longtemps que nous ne nous sommes
vus ! "
-- " Ah ! " répliqua-t-elle froidement.
Il reprit, avec
une douceur dans la voix qui atténuait l'impertinence de sa question :
-- " Avez-vous quelquefois pensé à moi ? "
-- " Pourquoi y
penserais-je ? "
Frédéric fut blessé par ce mot.
-- " Vous avez
peut-être raison, après tout. "
Mais, se repentant vite, il jura qu'il
n'avait pas vécu un seul jour sans être ravagé par son souvenir.
-- " Je
n'en crois absolument rien, monsieur. "
-- " Cependant, vous savez que
je vous aime ! "
Mme Arnoux ne répondit pas.
-- " Vous savez que
je vous aime. "
Elle se taisait toujours.
-- " Eh bien, va te
promener ! " , se dit Frédéric.
Et, levant les yeux, il aperçut, à
l'autre bout de la table, Mlle Roque.
Elle avait cru coquet de
s'habiller tout en vert, couleur qui jurait grossièrement avec le ton de ses
cheveux rouges. Sa boucle de ceinture était trop haute, sa collerette
l'engonçait ; ce peu d'élégance avait contribué sans doute au froid abord de
Frédéric. Elle l'observait de loin, curieusement ; et Arnoux, près d'elle, avait
beau prodiguer les galanteries, il n'en pouvait tirer trois paroles, si bien
que, renonçant à plaire, il écouta la conversation. Elle roulait maintenant sur
les purées d'ananas du Luxembourg.
Louis Blanc, d'après Fumichon,
possédait un hôtel rue Saint-Dominique et refusait de louer aux ouvriers.
-- " Moi, ce que je trouve drôle " , dit Nonancourt, " c'est
Ledru-Rollin chassant dans les domaines de la Couronne ! "
-- " Il doit
vingt mille francs à un orfèvre ! ajouta Cisy ; " et même on prétend... "
Mme Dambreuse l'arrêta.
-- " Ah ! que c'est vilain de
s'échauffer pour la politique ! Un jeune homme, fi donc ! Occupez-vous plutôt de
votre voisine ! "
Ensuite, les gens sérieux attaquèrent les journaux.
Arnoux prit leur défense ; Frédéric s'en mêla, les appelant des maisons
de commerce pareilles aux autres. Leurs écrivains, généralement, étaient des
imbéciles, ou des blagueurs ; il se donna pour les connaître, et combattait par
des sarcasmes les sentiments généreux de son ami. Mme Arnoux ne voyait pas que
c'était une vengeance contre elle.
Cependant, le Vicomte se torturait
l'intellect afin de conquérir Mlle Cécile. D'abord, il étala des goûts
d'artiste, en blâmant la forme des carafons et la gravure des couteaux. Puis il
parla de son écurie, de son tailleur et de son chemisier ; enfin, il aborda le
chapitre de la religion et trouva moyen de faire entendre qu'il accomplissait
tous ses devoirs.
Martinon s'y prenait mieux. D'un train monotone, et en
la regardant continuellement, il vantait son profil d'oiseau, sa fade chevelure
blonde, ses mains trop courtes. La laide jeune fille se délectait sous cette
averse de douceurs.
On n'en pouvait rien entendre, tous parlant très
haut M. Roque voulait pour gouverner la France " un bras de fer " . Nonancourt
regretta même que l'échafaud politique fût aboli. On aurait dû tuer en masse
tous ces gredins-là !
-- " Ce sont même des lâches " , dit Fumichon. "
Je ne vois pas de bravoure à se mettre derrière les barricades ! " .
--
" A propos, parlez-nous donc de Dussardier ! " dit M. Dambreuse en se tournant
vers Frédéric.
Le brave commis était maintenant un héros, comme
Sallesse, les frères Jeanson, la femme Péquillet, etc.
Frédéric, sans se
faire prier, débita l'histoire de son ami ; il lui en revint une espèce
d'auréole.
On arriva, tout naturellement, à relater différents traits de
courage. Suivant le diplomate, il n'était pas difficile d'affronter la mort,
témoin ceux qui se battent en duel.
-- " On peut s'en rapporter au
Vicomte " , dit Martinon.
Le Vicomte devint très rouge.
Les
convives le regardaient ; et Louise, plus étonnée que les autres, murmura :
-- " Qu'est-ce donc ? "
-- " Il a calé devant Frédéric "
, reprit tout bas Arnoux. " Vous savez quelque chose, mademoiselle ? " demanda
aussitôt Nonancourt ; et il dit sa réponse à Mme Dambreuse, qui, se penchant un
peu, se mit à regarder Frédéric.
Martinon n'attendit pas les questions
de Cécile. Il lui apprit que cette affaire concernait une personne
inqualifiable. La jeune fille se recula légèrement sur sa chaise, comme pour
fuir le contact de ce libertin.
La conversation avait recommencé. Les
grands vins de Bordeaux circulaient, -- on s'animait -- ; Pellerin en voulait à
la Révolution à cause du musée espagnol, définitivement perdu. C'était ce qui
l'affligeait le plus, comme peintre. A ce mot, M. Roque l'interpella.
--
" Ne seriez-vous pas l'auteur d'un tableau très remarquable ? "
-- "
Peut-être ! Lequel ? "
-- " Cela représente une dame dans un costume. ma
foi !... un peu... léger, avec une bourse et un paon derrière. "
Frédéric à son tour s'empourpra. Pellerin faisait semblant de ne pas
entendre.
-- " Cependant c'est bien de vous ! Car il y a votre nom écrit
au bas, et une ligne sur le cadre constatant que c'est la propriété de M.
Moreau. "
Un jour que le père Roque et sa fille l'attendaient chez lui,
ils avaient vu le portrait de la Maréchale. Le bonhomme l'avait même pris pour "
un tableau gothique. " " .
-- " Non ! " dit Pellerin brutalement ; "
c'est un portrait de femme. "
Martinon ajouta :
-- " D'une femme
très vivante ! N'est-ce pas, Cisy ? "
-- " Eh ! je n'en sais rien. "
-- " Je croyais que vous la connaissiez. Mais du moment que ça vous fait
de la peine, mille excuses ! "
Cisy baissa les yeux, prouvant par son
embarras qu'il avait dû jouer un rôle pitoyable à l'occasion de ce portrait.
Quant à Frédéric, le modèle ne pouvait être que sa maîtresse. Ce fut une de ces
convictions qui se forment tout de suite, et les figures de l'assemblée la
manifestaient clairement.
-- " Comme il me mentait ! " se dit Mme
Arnoux.
-- " C'est donc pour cela qu'il m'a quittée ! " pensa Louise.
Frédéric s'imaginait que ces deux histoires pouvaient le compromettre ;
et quand on fut dans le jardin, il en fit des reproches à Martinon.
L'amoureux de Mlle Cécile lui éclata de rire au nez.
-- " Eh !
pas du tout ! ça te servira ! Va de l'avant ! "
Que voulait-il dire ?
D'ailleurs, pourquoi cette bienveillance si contraire à ses habitudes ? Sans
rien expliquer, il s'en alla vers le fond, où les dames étaient assises. Les
hommes se tenaient debout, et Pellerin, au milieu d'eux, émettait des idées. Ce
qu'il y avait de plus favorable pour les arts, c'était une monarchie bien
entendue. Les temps modernes le dégoûtaient, " quand ce ne serait qu'à cause de
la garde nationale " , il regrettait le Moyen Age, Louis XIV ; M. Roque le
félicita de ses opinions, avouant même qu'elles renversaient tous ses préjugés
sur les artistes. Mais il s'éloigna presque aussitôt, attiré par la voix de
Fumichon. Arnoux tâchait d'établir qu'il y a deux socialismes, un bon et un
mauvais. L'industriel n'y voyait pas de différence, la tête lui tournant de
colère au mot propriété.
-- " C'est un droit écrit dans la nature ! Les
enfants tiennent à leurs joujoux ; tous les peuples sont de mon avis, tous les
animaux ; le lion même, s'il pouvait parler, se déclarerait propriétaire !
Ainsi, moi, messieurs, j'ai commencé avec quinze mille francs de capital !
Pendant trente ans, savez-vous, je me levais régulièrement à quatre heures du
matin ! J'ai eu un mal des cinq cents diables à faire ma fortune ! Et on viendra
me soutenir que je n'en suis pas le maître, que mon argent n'est pas mon argent,
enfin, que la propriété, c'est le vol ! "
-- " Mais Proudhon... "
-- " Laissez-moi tranquille, avec votre Proudhon ! S'il était là, je
crois que je l'étranglerais ! "
Il l'aurait étranglé. Après les liqueurs
surtout, Fumichon ne se connaissait plus ; et son visage apoplectique était près
d'éclater comme un obus.
-- " Bonjour, Arnoux " , dit Hussonnet, qui
passa lestement sur le gazon.
Il apportait à M. Dambreuse la première
feuille d'une brochure intitulée l'Hydre, le bohème défendant les intérêts d'un
cercle réactionnaire, et le banquier le présenta comme tel à ses hôtes.
Hussonnet les divertit, en soutenant d'abord que les marchands de suif
payaient trois cent quatre-vingt-douze gamins pour crier chaque soir : " Des
lampions ! " puis en blaguant les principes de 89, l'affranchissement des
nègres, les orateurs de la gauche ; il se lança même jusqu'à faire Prudhomme sur
une barricade, peut-être par l'effet d'une jalousie naïve contre ces bourgeois
qui avaient bien dîné. La charge plut médiocrement. Leurs figures s'allongèrent.
Ce n'était pas le moment de plaisanter, du reste ; Nonancourt le dit, en
rappelant la mort de Monseigneur Affre et celle du général Bréa. Elles étaient
toujours rappelées ; on en faisait des arguments. M. Roque déclara le trépas de
l'Archevêque " tout ce qu'il y avait de plus sublime " ; Fumichon donnait la
palme au militaire ; et, au lieu de déplorer simplement ces deux meurtres, on
discuta pour savoir lequel devait exciter la plus forte indignation. Un second
parallèle vint après, celui de Lamoricière et de Cavaignac, M. Dambreuse
exaltant Cavaignac et Nonancourt Lamoricière. Personne de la compagnie, sauf
Arnoux, n'avait pu les voir à l'oeuvre. Tous n'en formulèrent pas moins sur
leurs opérations un jugement irrévocable. Frédéric s'était récusé, confessant
qu'il n'avait pas pris les armes. Le diplomate et M. Dambreuse lui firent un
signe de tête approbatif. En effet, avoir combattu l'émeute, c'était avoir
défendu la République. Le résultat, bien que favorable, la consolidait ; et,
maintenant qu'on était débarrassé des vaincus, on souhaitait l'être des
vainqueurs.
A peine dans le jardin, Mme Dambreuse, prenant Cisy, l'avait
gourmandé de sa maladresse ; à la vue de Martinon, elle le congédia, puis voulut
savoir de son futur neveu la cause de ses plaisanteries sur le Vicomte.
-- " Il n'y en a pas. "
-- " Et tout cela comme pour la gloire
de M. Moreau ! Dans quel but ? "
-- " Dans aucun. Frédéric est un
charmant garçon. Je l'aime beaucoup. "
-- " Et moi aussi ! Qu'il vienne
! Allez le chercher ! "
Après deux ou trois phrases banales, elle
commença par déprécier légèrement ses convives, ce qui était le mettre au-dessus
d'eux. Il ne manqua pas de dénigrer un peu les autres femmes, manière habile de
lui adresser des compliments. Mais elle le quittait de temps en temps, c'était
soir de réception, des dames arrivaient ; puis elle revenait à sa place, et la
disposition toute fortuite des sièges leur permettait de n'être pas entendus.
Elle se montra enjouée, sérieuse, mélancolique et raisonnable. Les
préoccupations du jour l'intéressaient médiocrement ; il y avait tout un ordre
de sentiments moins transitoires. Elle se plaignit des poètes qui dénaturent la
vérité, puis elle leva les yeux vers le ciel, en lui demandant le nom d'une
étoile.
On avait mis dans les arbres deux ou trois lanternes chinoises ;
le vent les agitait, des rayons colorés tremblaient sur sa robe blanche. Elle se
tenait, comme d'habitude, un peu en arrière dans son fauteuil, avec un tabouret
devant elle ; on apercevait la pointe d'un soulier de satin noir ; et Mme
Dambreuse, par intervalles, lançait une parole plus haute, quelquefois même un
rire.
Ces coquetteries n'atteignaient pas Martinon, occupé de Cécile ;
mais elles allaient frapper la petite Roque, qui causait avec Mme. Arnoux.
C'était la seule, parmi ces femmes, dont les manières ne lui semblaient pas
dédaigneuses. Elle était venue s'asseoir à côté d'elle ; puis, cédant à un
besoin d'épanchement :
-- " N'est-ce pas qu'il parle bien, Frédéric
Moreau ? "
-- " Vous le connaissez ? "
-- " Oh ! beaucoup ! Nous
sommes voisins. Il m'a fait jouer toute petite. "
Mme Arnoux lui jeta un
long regard qui signifiait : " Vous ne l'aimez pas, j'imagine ? "
Celui
de la jeune fille répliqua sans trouble : -- " Si ! "
-- " Vous le voyez
souvent, alors ? "
-- " Oh ! non ! seulement quand il vient chez sa
mère. Voilà dix mois qu'il n'est venu ! Il avait promis cependant d'être plus
exact. "
-- " Il ne faut pas trop croire aux promesses des hommes, mon
enfant.
-- " Mais il ne m'a pas trompée, moi ! "
-- " Comme
d'autres ! "
Louise frissonna : " Est-ce que, par hasard, il lui aurait
aussi promis quelque chose, à elle ? " et sa figure était crispée de défiance et
de haine.
Mme Arnoux en eut presque peur ; elle aurait voulu rattraper
son mot. Puis, toutes deux se turent.
Comme Frédéric se trouvait en
face, sur un pliant, elles le considéraient, l'une avec décence, du coin des
paupières, l'autre franchement, la bouche ouverte, si bien que Mme Dambreuse lui
dit :
-- " Tournez-vous donc, pour qu'elle vous voie ! "
-- "
Qui cela ? "
-- " Mais la fille de M. Roque ! "
Et elle le
plaisanta sur l'amour de cette jeune provinciale. Il s'en défendait, en tâchant
de rire.
-- " Est-ce croyable ! je vous le demande ! Une laideron
pareille ! "
Cependant, il éprouvait un plaisir de vanité immense. Il se
rappelait l'autre soirée, celle dont il était sorti, le coeur plein
d'humiliations ; et il respirait largement ; il se sentait dans son vrai milieu,
presque dans son domaine, comme si tout cela, y compris l'hôtel Dambreuse, lui
avait appartenu. Les dames formaient un demi-cercle en l'écoutant ; et, afin de
briller, il se prononça pour le rétablissernment du divorce, qui devait être
facile jusqu'à pouvoir se quitter et se reprendre indéfiniment, tant qu'on
voudrait. Elles se récrièrent ; d'autres chuchotaient ; il y avait de petits
éclats de voix dans l'ombre, au pied du mur couvert d'aristoloches. C'était
comme un caquetage de poules en gaieté ; et il développait sa théorie, avec cet
aplomb que la conscience du succès procure. Un domestique apporta dans la
tonnelle un plateau chargé de glaces. Les messieurs s'en rapprochèrent. Ils
causaient des arrestations.
Alors, Frédéric se vengea du Vicomte en lui
faisant accroire qu'on allait peut-être le poursuivre comme légitimiste. L'autre
objectait qu'il n'avait pas bougé de sa chambre ; son adversaire accumula les
chances mauvaises ; MM. Dambreuse et de Grémonville eux-mêmes s'amusaient. Puis
ils complimentèrent Frédéric, tout en regrettant qu'il n'employât pas ses
facultés à la défense de l'ordre ; et leur poignée de main fut cordiale ; il
pouvait désormais compter sur eux. Enfin, comme tout le monde s'en allait, le
Vicomte s'inclina très bas devant Cécile :
-- " Mademoiselle, j'ai bien
l'honneur de vous souhaiter le bonsoir. "
Elle répondit d'un ton sec :
-- " Bonsoir ! " Mais elle envoya un sourire à Martinon.
Le père
Roque, pour continuer sa discussion avec Arnoux, lui proposa de le reconduire "
ainsi que madame " , leur route étant la même. Louise et Frédéric marchaient
devant. Elle avait saisi son bras ; et, quand elle fut un peu loin des autres :
-- " Ah ! enfin ! enfin ! Ai-je assez souffert toute la soirée ! Comme
ces femmes sont méchantes ! Quels airs de hauteur ! "
Il voulut les
défendre.
-- " D'abord, tu pouvais bien me parler en entrant, depuis un
an que tu n'es venu ! "
-- " Il n'y a pas un an " , dit Frédéric,
heureux de la reprendre sur ce détail pour esquiver les autres.
-- "
Soit ! Le temps m'a paru long, voilà tout ! Mais, pendant cet abominable dîner,
c'était à croire que tu avais honte de moi ! Ah ! je comprends, je n'ai pas ce
qu'il faut pour plaire, comme elles. "
-- " Tu te trompes " , dit
Frédéric.
-- " Vraiment ! Jure-moi que tu n'en aimes aucune ? "
Il jura.
-- " Et c'est moi seule que tu aimes ? "
-- "
Parbleu ! "
Cette assurance la rendit gaie. Elle aurait voulu se perdre
dans les rues, pour se promener ensemble toute la nuit.
-- " J'ai été si
tourmentée là-bas ! On ne parlait que de barricades ! Je te voyais tombant sur
le dos, couvert de sang ! Ta mère était dans son lit avec ses rhumatismes. Elle
ne savait rien. Il fallait me taire ! Je n'y tenais plus ! Alors, j'ai pris
Catherine. "
Et elle lui conta son départ, toute sa route, et le
mensonge fait à son père.
-- " Il me ramène dans deux jours. Viens
demain soir, comme par hasard, et profites-en pour me demander en mariage. "
Jamais Frédéric n'avait été plus loin du mariage. D'ailleurs, Mlle Roque
lui semblait une petite personne assez ridicule. Quelle différence avec une
femme comme Mme Dambreuse ! Un bien autre avenir lui était réservé. Il en avait
la certitude aujourd'hui ; aussi n'était-ce pas le moment de s'engager, par un
coup de coeur, dans une détermination de cette importance. Il fallait maintenant
être positif ; -- et puis il avait revu Mme Arnoux. Cependant la franchise de
Louise l'embarrassait.
Il répliqua :
-- " As-tu bien réfléchi à
cette démarche ? "
-- " Comment ! " s'écria-t-elle, glacée de surprise
et d'indignation.
Il dit que se marier actuellement serait une folie.
-- " Ainsi tu ne veux pas de moi ? "
-- " Mais tu ne me
comprends pas ! "
Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour
lui faire entendre qu'il était retenu par des considérations majeures, qu'il
avait des affaires à n'en plus finir, que même sa fortune était compromise
(Louise tranchait tout, d'un mot net), enfin, que les circonstances politiques
s'y opposaient. Donc, le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les
choses s'arrangeraient, sans doute ; du moins, il l'espérait ; et, comme il ne
trouvait plus de raisons, il feignit de se rappeler brusquement qu'il aurait dû
être depuis deux heures chez Dussardier.
Puis, ayant salué les autres,
il s'enfonça dans la rue Hauteville, fit le tour du Gymnase, revint sur le
boulevard, et monta en courant les quatre étages de Rosanette.
M. et Mme
Arnoux quittèrent le père Roque et sa fille, à l'entrée de la rue Saint-Denis.
Ils s'en retournèrent sans rien dire ; lui, n'en pouvant plus d'avoir bavardé,
et elle, éprouvant une grande lassitude ; elle s'appuyait même sur son épaule.
C'était le seul homme qui eût montré pendant la soirée des sentiments honnêtes.
Elle se sentit pour lui pleine d'indulgence. Cependant, il gardait un peu de
rancune contre Frédéric.
-- " As-tu vu sa mine, lorsqu'il a été question
du portrait ? Quand je te disais qu'il est son amant ? Tu ne voulais pas me
croire ! "
-- " Oh ! oui, j'avais tort ! "
Arnoux, content de
son triomphe, insista.
-- " Je parie même qu'il nous a lâchés, tout à
l'heure, pour aller la rejoindre ! Il est maintenant chez elle, va ! Il y passe
la nuit. "
Mme Arnoux avait rabattu sa capeline très bas.
-- "
Mais tu trembles ! "
-- " C'est que j'ai froid " , reprit-elle.
Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre de Catherine,
et, la secouant par l'épaule :
-- " Lève-toi ! vite ! plus vite ! et va
me chercher un fiacre. "
Catherine lui répondit qu'il n'y en avait plus
à cette heure.
-- " Tu vas m'y conduire toi-même, alors ? "
-- "
Où donc ? "
-- " Chez Frédéric ! "
-- " Pas possible ! A cause ?
"
C'était pour lui parler. Elle ne pouvait attendre. Elle voulait le
voir tout de suite.
-- " Y pensez-vous ! Se présenter comme ça dans une
maison au milieu de la nuit ! D'ailleurs, à présent, il dort ! "
-- " Je
le réveillerai ! "
-- " Mais ce n'est pas convenable pour une demoiselle
! "
-- " Je ne suis pas une demoiselle ! Je suis sa femme ! Je l'aime !
Allons, mets ton châle. "
Catherine, debout au bord de son lit,
réfléchissait. Elle finit par dire :
-- " Non ! je ne veux pas ! "
-- " Eh bien reste ! Moi, j'y vais ! "
Louise glissa comme une
couleuvre dans l'escalier. Catherine s'élança par derrière, la rejoignit sur le
trottoir. Ses représentations furent inutiles ; et elle la suivait, tout en
achevant de nouer sa camisole. Le chemin lui parut extrêmement long. Elle se
plaignait de ses vieilles jambes.
-- " Après ça, moi, je n'ai pas ce qui
vous pousse, dame ! "
Puis elle s'attendrissait.
-- " Pauvre
coeur ! Il n'y a encore que ta Catau, vois-tu ! "
Des scrupules, de
temps en temps, la reprenaient.
-- " Ah ! vous me faites faire quelque
chose de joli ! Si votre père se réveillait ! Seigneur Dieu ! Pourvu qu'un
malheur n'arrive pas ! "
Devant le théâtre des Variétés, une patrouille
de gardes nationaux les arrêta. Louise dit tout de suite qu'elle allait avec sa
bonne dans la rue Rumfort chercher un médecin. On les laissa passer.
Au
coin de la Madeleine, elles rencontrèrent une seconde patrouille ; et, Louise
ayant donné la même explication, un des citoyens reprit :
-- " Est-ce
pour une maladie de neuf mois, ma petite chatte ? "
-- " Gougibaud ! "
s'écria le capitaine, " pas de polissonneries dans les rangs ! -- Mesdames,
circulez ! "
Malgré l'injonction, les traits d'esprit continuèrent :
-- " Bien du plaisir ! "
-- " Mes respects au docteur ! "
-- " Prenez garde au loup ! "
-- " Ils aiment à rire " ,
remarqua tout haut Catherine.
-- " C'est jeune ! "
Enfin, elles
arrivèrent chez Frédéric. Louise tira la sonnette avec vigueur, plusieurs fois.
La porte s'entrebâilla ; et le concierge répondit à sa demande :
-- "
Non ! "
-- " Mais il doit être couché ? "
-- " Je vous dis que
non ! Voilà près de trois mois qu'il ne couche pas chez lui ! "
Et le
petit carreau de la loge retomba nettement, comme une guillotine. Elles
restaient dans l'obscurité, sous la voûte. Une voix furieuse leur cria :
-- " Sortez donc ! "
La porte se rouvrit ; elles sortirent.
Louise fut obligée de s'asseoir sur une borne ; et elle pleura, la tête
dans ses mains, abondamment, de tout son coeur. Le jour se levait, des
charrettes passaient.
Catherine la ramena en la soutenant, en la
baisant, en lui disant toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience.
Il ne fallait pas se faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-là manquait,
elle en trouverait d'autres !
Chapitre III.
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Quand
l'enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé, elle redevint
plus charmante que jamais, et Frédéric prit l'habitude insensiblement de vivre
chez elle.
Le meilleur de la journée, c'était le matin sur leur
terrasse. En caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et
venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de l'eau à ses
poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse remplie de
terre, d'où s'élevait un treillage de capucines garnissant le mur. Puis,
accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures, les passants ;
et on se chauffait au soleil, on faisait des projets pour la soirée. Il
s'absentait, pendant deux heures tout au plus ; ensuite, ils allaient dans un
théâtre quelconque, aux avant-scènes ; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs à
la main, écoutait les instruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille,
lui contait des choses joviales ou galantes. D'autres fois, ils prenaient une
calèche pour les conduire au bois de Boulogne ; ils se promenaient tard,
jusqu'au milieu de la nuit. Enfin, ils s'en revenaient par l'Arc de Triomphe et
la grande avenue, en humant l'air, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu'au
fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de
perles lumineuses.
Frédéric l'attendait toujours quand ils devaient
sortir ; elle était fort longue à disposer autour de son menton les deux rubans
de sa capote ; et elle se souriait à elle-même, devant son armoire à glace. Puis
elle passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer près d'elle :
-- " Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte ! Ah !
pauvre amour, je te mangerais ! "
Il était maintenant sa chose, sa
propriété. Elle en avait sur le visage un rayonnement continu, en même temps
qu'elle paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ;
et, sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée, cependant.
Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante que le sieur
Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienne ouvrière de sa
fabrique ; il y venait tous les soirs, " dépensait beaucoup, pas plus tard que
l'autre semaine, il lui avait même donné un ameublement de palissandre. "
-- " Comment le sais-tu ? " dit Frédéric.
-- " Oh ! j'en suis
sûre ! "
Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations.
Elle aimait donc bien Arnoux, pour s'en occuper si fortement ! Il se contenta de
lui répondre :
-- " Qu'est-ce que cela te fait ? "
Rosanette eut
l'air surprise de cette demande.
-- " Mais la canaille me doit de
l'argent ! N'est-ce pas abominable de le voir entretenir des gueuses ? "
Puis, avec une expression de haine triomphante :
-- " Au reste,
elle se moque de lui joliment ! Elle a trois autres particuliers. Tant mieux !
et qu'elle le mange jusqu'au dernier liard, j'en serai contente ! "
Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec
l'indulgence des amours séniles.
Sa fabrique ne marchait plus ;
l'ensemble de ses affaires était pitoyable ; si bien que, pour les remettre à
flot, il pensa d'abord à établir un café chantant, où l'on n'aurait chanté rien
que des oeuvres patriotiques ; le ministre lui accordant une subvention, cet
établissement serait devenu tout à la fois un foyer de propagande et une source
de bénéfices. La direction du Pouvoir ayant changé, c'était une chose
impossible. Maintenant, il rêvait une grande chapellerie militaire. Les fonds
lui manquaient pour commencer.
Il n'était pas plus heureux dans son
intérieur domestique. Mme Arnoux se montrait moins douce pour lui, parfois même
un peu rude. Marthe se rangeait toujours du côté de son père. Cela augmentait le
désaccord, et la maison devenait intolérable. Souvent, il en partait dès le
matin, passait sa journée à faire de longues courses, pour s'étourdir, puis
dînait dans un cabaret de campagne, en s'abandonnant à ses réflexions.
L'absence prolongée de Frédéric troublait ses habitudes. Donc, il parut,
une après-midi, le supplia de venir le voir comme autrefois, et en obtint la
promesse.
Frédéric n'osait retourner chez Mme Arnoux. Il lui semblait
l'avoir trahie. Mais cette conduite était bien lâche. Les excuses manquaient. Il
faudrait en finir par là ! et, un soir, il se mit en marche.
Comme la
pluie tombait, il venait d'entrer dans le passage Jouffroy quand, sous la
lumière des devantures, un gros petit homme en casquette l'aborda. Frédéric
n'eut pas de peine à reconnaître Compain, cet orateur dont la motion avait causé
tant de rires au club. Il s'appuyait sur le bras d'un individu affublé d'un
bonnet rouge de zouave, la lèvre supérieure très longue, le teint jaune comme
une orange, la mâchoire couverte d'une barbiche, et qui le contemplait avec de
gros yeux, lubrifiés d'admiration.
Compain, sans doute, en était fier,
car il dit :
-- " Je vous présente ce gaillard-là ! C'est un bottier de
mes amis, un patriote ! Prenons-nous quelque chose ? "
Frédéric l'ayant
remercié, il tonna immédiatement contre la proposition Rateau, une manoeuvre des
aristocrates. Pour en finir, il fallait recommencer 93 ! Puis, il s'informa de
Regimbart et de quelques autres, aussi fameux, tels que Masselin, Sanson,
Lecornu, Maréchal, et un certain Deslauriers, compromis dans l'affaire des
carabines interceptées dernièrement à Troyes.
Tout cela était nouveau
pour Frédéric. Compain n'en savait pas davantage. Il le quitta, en disant :
-- " A bientôt, n'est-ce pas, car vous en êtes ? "
-- " De quoi
? "
-- " De la tête de veau "
-- " Quelle tête de veau ? "
-- " Ah ! farceur ! " reprit Compain, en lui donnant une tape sur le
ventre.
Et les deux terroristes s'enfoncèrent dans un café.
Dix
minutes après, Frédéric ne songeait plus à Deslauriers. Il était sur le trottoir
de la rue Paradis, devant une maison ; et il regardait au second étage, derrière
des rideaux, la lueur d'une lampe.
Enfin, il monta l'escalier.
-- " Arnoux y est-il ? "
La femme de chambre répondit :
-- " Non ! mais entrez tout de même. "
Et, ouvrant brusquement
une porte :
-- " Madame, c'est M. Moreau ! "
Elle se leva plus
pâle que sa collerette. Elle tremblait.
-- " Qui me vaut l'honneur.
d'une visite. aussi imprévue ? "
-- " Rien ! Le plaisir de revoir
d'anciens amis ! "
Et, tout en s'asseyant :
-- " Comment va ce
bon Arnoux ? "
-- " Parfaitement ! Il est sorti. "
-- " Ah ! je
comprends ! toujours ses vieilles habitudes du soir ; un peu de distraction ! "
-- " Pourquoi pas ? Après une journée de calculs, la tête a besoin de se
reposer ! "
Elle vanta même son mari, comme travailleur. Cet éloge
irritait Frédéric ; et, désignant sur ses genoux un morceau de drap noir, avec
des soutaches bleues :
-- " Qu'est-ce que vous faites là ? "
--
" Une veste que j'arrange pour ma fille. "
-- " A propos, je ne
l'aperçois pas, où est-elle donc ? "
-- " Dans une pension " , reprit
Mme Arnoux.
Des larmes lui vinrent aux yeux ; elle les retenait, en
poussant son aiguille rapidement. Il avait pris par contenance un numéro de l'
Illustration , sur la table, près d'elle.
-- " Ces caricatures de
Cham sont très drôles, n'est-ce pas ? "
-- " Oui. "
Puis ils
retombèrent dans leur silence.
Une rafale ébranla tout à coup les
carreaux.
-- " Quel temps ! " dit Frédéric.
-- " En effet ;
c'est bien aimable d'être venu par cette horrible pluie ! "
-- " Oh !
moi, je m'en moque ! Je ne suis pas comme ceux qu'elle empêche, sans doute,
d'aller à leurs rendez-vous ! "
-- " Quels rendez-vous ? "
demanda-t-elle naïvement.
-- " Vous ne vous rappelez pas ? "
Un
frisson la saisit, et elle baissa la tête.
Il lui posa doucement la main
sur le bras.
-- " Je vous assure que vous m'avez fait bien souffrir ! "
Elle reprit, avec une sorte de lamentation dans la voix :
-- " :
-- Mais j'avais peur pour mon enfant ! "
Elle lui conta la maladie du
petit Eugène et toutes les angoisses de cette journée.
-- " Merci !
merci ! Je ne doute plus ! je vous aime comme toujours ! "
-- " Eh non !
ce n'est pas vrai ! "
-- " Pourquoi ? "
Elle le regarda
froidement.
-- " Vous oubliez l'autre ! Celle que vous promenez aux
courses ! La femme dont vous avez le portrait, votre maîtresse ! "
-- "
Eh bien, oui ! " s'écria Frédéric, " Je ne nie rien. Je suis un misérable !
écoutez-moi ! "
S'il l'avait eue, c'était par désespoir, comme on se
suicide. Du reste, il l'avait rendue fort malheureuse, pour se venger sur elle
de sa propre honte. " Quel supplice ! Vous ne comprenez pas ? "
Mme
Arnoux tourna son beau visage, en lui tendant la main ; et ils fermèrent les
yeux, absorbés dans une ivresse qui était comme un bercement doux et infini.
Puis ils restèrent à se contempler, face à face, l'un près de l'autre.
-- " Est-ce que vous pouviez croire que je ne vous aimais plus ? "
Elle répondit, d'une voix basse, pleine de caresses :
-- " Non !
en dépit de tout, je sentais au fond de mon coeur que cela était impossible et
qu'un jour l'obstacle entre nous deux s'évanouirait !
-- " Moi aussi !
et j'avais des besoins de vous revoir, à en mourir ! "
-- " Une fois " ,
reprit-elle, " dans le Palais-Royal, j'ai suis passé à côté de vous ! "
-- " Vraiment ? "
Et il lui dit le bonheur qu'il avait eu en la
retrouvant chez les Dambreuse.
-- " Mais comme je vous détestais le
soir, en sortant de là ! "
-- " Pauvre garçon ! "
-- " Ma vie
est si triste. "
-- " Et la mienne !... S'il n'y avait que les chagrins,
les inquiétudes, les humiliations, tout ce que j'endure comme épouse et comme
mère, puisqu'on doit mourir, je ne me plaindrais pas ; ce qu'il y a d'affreux,
c'est ma solitude, sans personne... "
-- " Mais je suis là, moi ! "
-- " Oh ! oui ! "
Un sanglot de tendresse l'avait soulevée. Ses
bras s'écartèrent ; et ils s'étreignirent debout, dans un long baiser.
Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d'eux,
Rosanette. Mme Arnoux l'avait reconnue ; ses yeux, ouverts démesurément,
l'examinaient, tout pleins de surprise et d'indignation. Enfin, Rosanette lui
dit :
-- " Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires. "
-- " I1
n'y est pas, vous le voyez. "
-- " Ah ! c'est vrai ! " reprit la
Maréchale, " votre bonne avait raison ! Mille excuses ! "
Et, se
tournant vers Frédéric :
-- " Te voilà ici, toi ? "
Ce
tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein
visage.
-- " Il n'y est pas, je vous le répète ! "
Alors, la
Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
-- "
Rentrons-nous ? J'ai un fiacre, en bas. "
Il faisait semblant de ne pas
entendre.
-- " Allons, viens ! "
-- " Ah ! oui ! c'est une
occasion ! Partez ! partez ! " dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se
pencha sur la rampe pour les voir encore ; et un rire aigu, déchirant, tomba sur
eux, du haut de l'escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en
face d'elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot.
L'infamie dont le rejaillissement l'outrageait, c'était lui-même qui en
était la cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d'une humiliation écrasante
et le regret de sa félicité ; quand il allait enfin la saisir, elle était
devenue irrévocablement impossible ! -- et par la faute de celle-là, de cette
fille, de cette catin. Il aurait voulu l'étrangler ; il étouffait. Rentrés chez
eux, il jeta son chapeau sur un meuble, arracha sa cravate.
-- " Ah ! tu
viens de faire quelque chose de propre, avoue-le ! "
Elle se campa
fièrement devant lui.
-- " Eh bien, après ? Où est le mal ? "
--
" Comment ! Tu m'espionnes ? "
-- " Est-ce ma faute ? Pourquoi vas-tu te
divertir chez les femmes honnêtes ? "
-- " N'importe ! Je ne veux pas
que tu les insultes. "
-- " En quoi l'ai-je insultée ? "
Il
n'eut rien à répondre ; et, d'un accent plus haineux :
-- " Mais,
l'autre fois, au Champ-de-Mars... "
-- " Ah ! tu nous ennuies avec tes
anciennes ! "
-- " Misérable ! "
Il leva le poing.
-- "
Ne me tue pas ! Je suis enceinte ! "
Frédéric se recula.
-- " Tu
mens ! "
-- " Mais regarde-moi ! "
Elle prit un flambeau, et,
montrant son visage :
-- " T'y connais-tu ? "
De petites taches
jaunes maculaient sa peau, qui était singulièrement bouffie. Frédéric ne nia pas
l'évidence. Il alla ouvrir la fenêtre, fit quelques pas de long en large, puis
s'affaissa dans un fauteuil.
Cet événement était une calamité, qui
d'abord ajournait leur rupture, -- et puis bouleversait tous ses projets. L'idée
d'être père, d'ailleurs, lui paraissait grotesque, inadmissible. Mais pourquoi ?
Si, au lieu de la Maréchale ?... Et sa rêverie devint tellement profonde, qu'il
eut une sorte d'hallucination. Il voyait là, sur le tapis, devant la cheminée,
une petite fille. Elle ressemblait à Mme Arnoux et à lui-même, un peu ; -- brune
et blanche, -- avec des yeux noirs, de très grands sourcils, un ruban rose dans
ses cheveux bouclants ! (Oh ! comme il l'aurait aimée !) Et il lui semblait
entendre sa voix : " Papa ! papa ! "
Rosanette, qui venait de se
déshabiller, s'approcha de lui, aperçut une larme à ses paupières, et le baisa
sur le front, gravement. Il se leva, en disant :
-- " Parbleu ! On ne le
tuera pas, ce marmot !
Alors, elle bavarda beaucoup. Ce serait un
garçon, bien sûr ! On l'appellerait Frédéric. Il fallait commencer son trousseau
; -- et, en la voyant si heureuse, une pitié le prit. Comme il ne ressentait,
maintenant, aucune colère, il voulut savoir la raison de sa démarche, tout à
l'heure.
C'est que Mlle Vatnaz lui avait envoyé, ce jour-là même, un
billet protesté depuis longtemps ; et elle avait couru chez Arnoux pour avoir de
l'argent.
-- " Je t'en aurais donné ! " dit Frédéric.
-- "
C'était plus simple de prendre là-bas ce qui m'appartient, et de rendre à
l'autre ses mille francs.
" -- " -- Est-ce au moins tout ce que tu lui
dois ? " Elle répondit :
-- " Certainement ! "
Le lendemain, à
neuf heures du soir (heure indiquée par le portier), Frédéric se rendit chez
Mlle Vatnaz.
Il se cogna dans l'antichambre contre les meubles entassés.
Mais un bruit de voix et de musique le guidait. Il ouvrit une porte et tomba au
milieu d'un raout. Debout, devant le piano que touchait une demoiselle en
lunettes, Delmar, sérieux comme un pontife, déclamait une poésie humanitaire sur
la prostitution ; et sa voix caverneuse roulait, soutenue par les accords
plaqués. Un rang de femmes occupait la muraille, vêtues généralement de couleurs
sombres, sans col de chemises ni manchettes. Cinq ou six hommes, tous des
penseurs, étaient çà et là, sur des chaises. Il y avait dans un fauteuil un
ancien fabuliste, une ruine ; -- et l'odeur âcre de deux lampes se mêlait à
l'arôme du chocolat, qui emplissait des bols encombrant la table à jeu.
Mlle Vatnaz, une écharpe orientale autour des reins, se tenait à un coin
de la cheminée. Dussardier était à l'autre bout, en face ; il avait l'air un peu
embarrassé de sa position. D'ailleurs, ce milieu artistique l'intimidait.
La Vatnaz en avait-elle fini avec Delmar ? non, peut-être. Cependant,
elle semblait jalouse du brave commis ; et, Frédéric ayant réclamé d'elle un mot
d'entretien, elle lui fit signe de passer avec eux dans sa chambre. Quand les
mille francs furent alignés, elle demanda, en plus, les intérêts.
-- "
Ça n'en vaut pas la peine " , dit Dussardier.
-- " Tais-toi donc ! "
Cette lâcheté d'un homme si courageux fut agréable à Frédéric comme une
justification de la sienne. Il rapporta le billet, et ne reparla jamais de
l'esclandre de chez Mme Arnoux. Mais, dès lors, toutes les défectuosités de la
Maréchale lui apparurent.
Elle avait un mauvais goût irrémédiable, une
incompréhensible paresse, une ignorance de sauvage, jusqu'à considérer comme
très célèbre le docteur Desrogis ; et elle était fière de le recevoir, lui et
son épouse, parce que c'étaient " des gens mariés " . Elle régentait d'un air
pédantesque sur les choses de la vie Mlle Irma, pauvre petite créature douée
d'une petite voix, ayant pour protecteur un monsieur " très bien " , ex-employé
dans les douanes, et fort aux tours de cartes ; Rosanette l'appelait " mon gros
loulou " . Frédéric ne pouvait souffrir, non plus, la répétition de ses mots
bêtes tels que " Du flan ! A Chaillot ! " On n'a jamais pu savoir, etc. " , et
elle s'obstinait à épousseter le matin ses bibelots avec une paire de vieux
gants blancs ! Il était révolté surtout par ses façons envers sa bonne, -- dont
les gages étaient sans cesse arriérés, et qui même lui prêtait de l'argent. Les
jours qu'elles réglaient leurs comptes, elles se chamaillaient comme deux
poissardes, puis on se réconciliait en s'embrassant. Le tête-à-tête devenait
triste. Ce fut un soulagement pour lui, quand les soirées de Mme Dambreuse
recommencèrent.
Celle-là, au moins, l'amusait ! Elle savait les
intrigues du monde, les mutations d'ambassadeurs, le personnel des couturières ;
et, s'il lui échappait des lieux communs, c'était dans une formule tellement
convenue, que sa phrase pouvait passer pour une déférence ou pour une ironie. Il
fallait la voir au milieu de vingt personnes qui causaient, n'en oubliant
aucune, amenant les réponses qu'elle voulait, évitant les périlleuses ! Des
choses très simples, racontées par elle, semblaient des confidences ; le moindre
de ses sourires faisait rêver ; son charme enfin, comme l'exquise odeur qu'elle
portait ordinairement, était complexe et indéfinissable. Frédéric, dans sa
compagnie, éprouvait chaque fois le plaisir d'une découverte ; et cependant, il
la retrouvait toujours avec sa même sérénité, pareille au miroitement des eaux
limpides. Mais pourquoi ses manières envers sa nièce avaient-elles tant de
froideur ? Elle lui lançait même, par moments, de singuliers coups d'oeil.
Dès qu'il fut question de mariage, elle avait objecté à M. Dambreuse la
santé de " la chère enfant " , et l'avait emmenée tout de suite aux bains de
Balaruc. A son retour, des prétextes nouveaux avaient surgi : le jeune homme
manquait de position, ce grand amour ne paraissait pas sérieux, on ne risquait
rien d'attendre. Martinon avait répondu qu'il attendrait. Sa conduite fut
sublime. Il prôna Frédéric. Il fit plus : il le renseigna sur les moyens de
plaire à Mme Dambreuse, laissant même entrevoir qu'il connaissait, par la nièce,
les sentiments de la tante.
Quant à M. Dambreuse, loin de montrer de la
jalousie, il entourait d'égards son jeune ami, le consultait sur différentes
choses, s'inquiétait même de son avenir, si bien qu'un jour, comme on parlait du
père Roque, il lui dit à l'oreille, d'un air finaud :
-- " Vous avez
bien fait. "
Et Cécile, miss John, les domestiques, le portier, pas un
qui ne fût charmant pour lui, dans cette maison. Il y venait tous les soirs,
abandonnant Rosanette. Sa maternité future la rendait plus sérieuse, même un peu
triste, comme si des inquiétudes l'eussent tourmentée. A toutes les questions,
elle répondait :
-- " Tu te trompes ! Je me porte bien ! "
C'étaient cinq billets qu'elle avait souscrits autrefois ; et, n'osant
le dire à Frédéric après le payement du premier, elle était retournée chez
Arnoux, lequel lui avait promis, par écrit, le tiers de ses bénéfices dans
l'éclairage au gaz des villes du Languedoc (une entreprise merveilleuse !), en
lui recommandant de ne pas se servir de cette lettre avant l'assemblée des
actionnaires ; l'assemblée était remise de semaine en semaine.
Cependant, la Maréchale avait besoin d'argent. Elle serait morte plutôt
que d'en demander à Frédéric. Elle n'en voulait pas de lui. Cela aurait gâté
leur amour. Il subvenait bien aux frais du ménage ; mais une petite voiture
louée au mois, et d'autres sacrifices indispensables depuis qu'il fréquentait
chez les Dambreuse, l'empêchaient d'en faire plus pour sa maîtresse. Deux ou
trois fois, en rentrant à des heures inaccoutumées, il crut voir des dos
masculins disparaître entre les portes ; et elle sortait souvent sans vouloir
dire où elle allait. Frédéric n'essaya pas de creuser les choses. Un de ces
jours, il prendrait un parti définitif. Il rêvait une autre vie, qui serait plus
amusante et plus noble. Un pareil idéal le rendait indulgent pour l'hôtel
Dambreuse.
C'était une succursale intime de la rue de Poitiers. Il y
rencontra le grand M. A., l'illustre B., le profond C., l'éloquent Z., l'immense
Y., les vieux ténors du centre gauche, les paladins de la droite, les burgraves
du juste- milieu, les éternels bonshommes de la comédie. Il fut stupéfait par
leur exécrable langage, leurs petitesses, leurs rancunes, leur mauvaise foi, --
tous ces gens qui avaient voté la Constitution s'évertuant à la démolir ; -- et
ils s'agitaient beaucoup, lançaient des manifestes, des pamphlets, des
biographies ; celle de Fumichon par Hussonnet fut un chef-d'oeuvre. Nonancourt
s'occupait de la propagande dans les campagnes, M. de Grémonville travaillait le
clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon ses moyens,
s'employa, jusqu'à Cisy lui-même. Pensant maintenant aux choses sérieuses, tout
le long de la journée, il faisait des courses en cabriolet, pour le parti.
M. Dambreuse, tel qu'un baromètre, en exprimait constamment la dernière
variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu'il citât ce mot d'un homme du
peuple : " Assez de lyre ! " Cavaignac n'était plus, à ses yeux, qu'un traître.
Le Président, qu'il avait admiré pendant trois mois, commençait à déchoir dans
son estime (ne lui trouvant pas " l'énergie nécessaire " ) ; et, comme il lui
fallait toujours un sauveur, sa reconnaissance, depuis l'affaire du
Conservatoire, appartenait à Changarnier : " Dieu merci, Changarnier. Espérons
que Changarnier... Oh ! rien à craindre tant que Changarnier... "
On
exaltait avant tout M. Thiers pour son volume contre le Socialisme, où il
s'était montré aussi penseur qu'écrivain. On riait énormément de Pierre Leroux,
qui citait à la Chambre des passages des Philosophes. On faisait des
plaisanteries sur la queue phalanstérienne. On allait applaudir la Foire aux
Idées ; et on comparait les auteurs à Aristophane. Frédéric y alla, comme les
autres.
Le verbiage politique et la bonne chère engourdissaient sa
moralité. Si médiocres que lui parussent ces personnages, il était fier de les
connaître et intérieurement souhaitait la considération bourgeoise. Une
maîtresse comme Mme Dambreuse le poserait.
Il se mit à faire tout ce
qu'il faut.
Il se trouvait sur son passage à la promenade, ne manquait
pas d'aller la saluer dans sa loge au théâtre ; et, sachant les heures où elle
se rendait à l'église, il se campait derrière un pilier dans une pose
mélancolique. Pour des indications de curiosités, des renseignements sur un
concert, des emprunts de livres ou de revues, c'était un échange continuel de
petits billets. Outre sa visite du soir, il lui en faisait quelquefois une autre
vers la fin du jour ; et il avait une gradation de joies à passer successivement
par la grande porte, par la cour. par l'antichambre par les deux salons ; enfin,
il arrivait dans son boudoir, discret comme un tombeau, tiède comme une alcôve,
où l'on se heurtait aux capitons des meubles parmi toutes sortes d'objets çà et
là : chiffonnières, écrans, coupes et plateaux en laque, en écaille, en ivoire,
en malachite, bagatelles dispendieuses, souvent renouvelées. Il y en avait de
simples : trois galets d'Etretat pour servir de presse-papiers, un bonnet de
Frisonne suspendu à un paravent chinois ; toutes ces choses s'harmonisaient
cependant ; on était même saisi par la noblesse de l'ensemble, ce qui tenait
peut-être à la hauteur du plafond, à l'opulence des portières et aux longues
crépines de soie, flottant sur les bâtons dorés des tabourets.
Elle
était presque toujours sur une petite causeuse, près de la jardinière garnissant
l'embrasure de la fenêtre. Assis au bord d'un gros pouf à roulettes, il lui
adressait les compliments les plus justes possible ; et elle le regardait, la
tête un peu de côté, la bouche souriante.
Il lui lisait des pages de
poésie, en y mettant toute son âme, afin de l'émouvoir, et pour se faire
admirer. Elle l'arrêtait par une remarque dénigrante ou une observation pratique
; et leur causerie retombait sans cesse dans l'éternelle question de l'Amour !
Ils se demandaient ce qui l'occasionnait, si les femmes le sentaient mieux que
les hommes, quelles étaient là-dessus leurs différences. Frédéric tâchait
d'émettre son opinion, en évitant à la fois la grossièreté et la fadeur. Cela
devenait une espèce de lutte, agréable par moments, fastidieuse en d'autres.
Il n'éprouvait pas à ses côtés ce ravissement de tout son être qui
l'emportait vers Mme Arnoux, ni le désordre gai où l'avait mis d'abord
Rosanette. Mais il la convoitait comme une chose anormale et difficile, parce
qu'elle était noble, parce qu'elle était riche, parce qu'elle était dévote, --
se figurant qu'elle avait des délicatesses de sentiment, rares comme ses
dentelles, avec des amulettes sur la peau et des pudeurs dans la dépravation.
Il se servit du vieil amour. Il lui conta, comme inspiré par elle, tout
ce que Mme Arnoux autrefois lui avait fait ressentir, ses langueurs, ses
appréhensions, ses rêves.
Elle recevait cela comme une personne
accoutumée à ces choses, sans le repousser formellement ne cédait rien ; et il
n'arrivait pas plus à la séduire que Martinon à se marier. Pour en finir avec
l'amoureux de sa nièce, elle l'accusa de viser à l'argent, et pria même son mari
d'en faire l'épreuve. M. Dambreuse déclara donc au jeune homme que Cécile, étant
l'orpheline de parents pauvres, n'avait aucune " espérance " ni dot.
Martinon, ne croyant pas que cela fût vrai, ou trop avancé pour se
dédire, ou par un de ces entêtements d'idiot qui sont des actes de génie,
répondit que son patrimoine, quinze mille livres de rentes, leur suffirait. Ce
désintéressement imprévu toucha le banquier. Il lui promit un cautionnement de
receveur, en s'engageant à obtenir la place ; et, au mois de mai 1850, Martinon
épousa Mlle Cécile. Il n'y eut pas de bal. Les jeunes gens partirent le soir
même pour l'Italie. Frédéric, le lendemain, vint faire une visite à Mme
Dambreuse. Elle lui parut plus pâle que d'habitude. Elle le contredit avec
aigreur sur deux ou trois sujets sans importance. Du reste, tous les hommes
étaient des égoïstes.
Il y en avait pourtant de dévoués, quand ce ne
serait que lui.
-- " Ah ! bah ! comme les autres ! "
Ses
paupières étaient rouges, elle pleurait. Puis, en s'efforçant de sourire :
-- " Excusez-moi ! J'ai tort ! C'est une idée triste qui m'est venue "
Il n'y comprenait rien.
-- " N'importe ! elle est moins forte
que je ne croyais " , pensa-t-il.
Elle sonna pour avoir un verre d'eau,
en but une gorgée, le renvoya, puis se plaignit de ce qu'on la servait
horriblement. Afin de l'amuser, il s'offrit comme domestique, se prétendant
capable de donner des assiettes, d'épousseter les meubles, d'annoncer le monde,
d'être enfin un valet de chambre ou plutôt un chasseur, bien que la mode en fût
passée. Il aurait voulu se tenir derrière sa voiture avec un chapeau de plumes
de coq.
-- " Et comme je vous suivrais à pied majestueusement, en
portant sur le bras un petit chien ! "
-- " Vous êtes gai " , dit Mme
Dambreuse.
-- N'était-ce pas une folie, reprit-il, de considérer tout
sérieusement ? Il y avait bien assez de misères, sans s'en forger. Rien ne
méritait la peine d'une douleur. Mme Dambreuse leva les sourcils, d'une manière
de vague approbation.
Cette parité de sentiments poussa Frédéric à plus
de hardiesse. Ses mécomptes d'autrefois lui faisaient, maintenant, une
clairvoyance. Il poursuivit :
-- " Nos grands-pères vivaient mieux.
Pourquoi ne pas obéir à l'impulsion qui nous pousse ? " L'amour, après tout,
n'était pas en soi une chose si importante.
-- " Mais c'est immoral, ce
que vous dites là ! "
Elle s'était remise sur la causeuse. Il s'assit au
bord, contre ses pieds.
-- " Ne voyez-vous pas que je mens ! Car, pour
plaire aux femmes, il faut étaler une insouciance de bouffon ou des fureurs de
tragédie ! Elles se moquent de nous quand on leur dit qu'on les aime, simplement
! Moi, je trouve ces hyperboles où elles s'amusent une profanation de l'amour
vrai ; si bien qu'on ne sait plus comment l'exprimer, surtout devant celles qui
ont... beaucoup d'esprit. "
Elle le considérait, les cils entre-clos. Il
baissait la voix, en se penchant vers son visage.
-- " Oui ! vous me
faites peur ! Je vous offense, peut-être ?... Pardon !. Je ne voulais pas dire
tout cela ! Ce n'est pas ma faute ! Vous êtes si belle "
Mme Dambreuse
ferma les yeux, et il fut surpris par la facilité de sa victoire. Les grands
arbres du jardin qui frissonnaient mollement s'arrêtèrent. Des nuages immobiles
rayaient le ciel de longues bandes rouges, et il y eut comme une suspension
universelle des choses. Alors, des soirs semblables, avec des silences pareils,
revinrent dans son esprit, confusément. Où était-ce ?...
Il se mit à
genoux, prit sa main, et lui jura un amour éternel. Puis, comme il partait, elle
le rappela d'un signe et lui dit tout bas :
-- " Revenez dîner ! Nous
serons seuls ! "
Il semblait à Frédéric, en descendant l'escalier, qu'il
était devenu un autre homme, que la température embaumante des serres chaudes
l'entourait, qu'il entrait définitivement dans le monde supérieur des adultères
patriciens et des hautes intrigues. Pour y tenir la première place, il suffisait
d'une femme, comme celle-là. Avide, sans doute, de pouvoir et d'action, et
mariée à un homme médiocre qu'elle avait prodigieusement servi, elle désirait
quelqu'un de fort pour le conduire ? Rien d'impossible maintenant ! Il se
sentait capable de faire deux cents lieues à cheval, de travailler pendant
plusieurs nuits de suite, sans fatigue ; son coeur débordait d'orgueil.
Sur le trottoir, devant lui, un homme couvert d'un vieux paletot
marchait la tête basse, et avec un tel air d'accablement, que Frédéric se
retourna, pour le voir. L'autre releva sa figure. C'était Deslauriers. Il
hésitait. Frédéric lui sauta au cou.
-- " Ah ! mon pauvre vieux !
Comment ! c'est toi ! "
Et il l'entraîna dans sa maison, en lui faisant
beaucoup de questions à la fois.
L'ex-commissaire de Ledru-Rollin conta,
d'abord, les tourments qu'il avait eus. Comme il prêchait la fraternité aux
conservateurs et le respect des lois aux socialistes, les uns lui avaient tiré
des coups de fusil, les autres apporté une corde pour le pendre. Après juin, on
l'avait destitué brutalement. Il s'était jeté dans un complot, celui des armes
saisies à Troyes. On l'avait relâché, faute de preuves. Puis, le comité d'action
l'avait envoyé à Londres, où il s'était flanqué des gifles avec ses frères, au
milieu d'un banquet. De retour à Paris...
-- " Pourquoi n'es-tu pas venu
chez moi ? "
-- " Tu étais toujours absent ! Ton suisse avait des
allures mystérieuses, je ne savais que penser ; et puis je ne voulais pas
reparaître en vaincu. "
Il avait frappé aux portes de la Démocratie,
s'offrant à la servir de sa plume, de sa parole, de ses démarches ; partout on
l'avait repoussé ; on se méfiait de lui ; et il avait vendu sa montre, sa
bibliothèque, son linge.
-- " Mieux vaudrait crever sur les pontons de
Belle-Isle, avec Sénécal ! "
Frédéric, qui arrangeait alors sa cravate,
n'eut pas l'air très ému par cette nouvelle.
-- " Ah ! il est déporté,
ce bon Sénécal ? "
Deslauriers répliqua, en parcourant les murailles
d'un air envieux :
-- " Tout le monde n'a pas ta chance ! "
-- "
Excuse-moi " , dit Frédéric, sans remarquer l'allusion, " mais je dîne en ville.
On va te faire à manger ; commande : ce que tu voudras ! Prends même mon lit. "
Devant une cordialité si complète, l'amertume de Deslauriers disparut.
-- " Ton lit ? Mais... ça te gênerait ! "
-- " Eh non ! J'en ai
d'autres ! "
-- " Ah ! très bien " , reprit l'avocat, en riant. " Où
dînes-tu donc ? "
-- " Chez Mme Dambreuse. "
-- " Est-ce que...
par hasard... ce serait ?... "
-- " Tu es trop curieux " , dit Frédéric
avec un sourire, qui confirmait cette supposition.
Puis, ayant regardé
la pendule, il se rassit.
-- " C'est comme ça ! et il ne faut pas
désespérer, vieux défenseur du peuple ! "
-- " Miséricorde ! que
d'autres s'en mêlent ! "
L'avocat détestait les ouvriers, pour en avoir
souffert dans sa province, un pays de houille. Chaque puits d'extraction avait
nommé un gouvernement provisoire lui intimant des ordres.
-- "
D'ailleurs, leur conduite a été charmante partout : à Lyon, à Lille, au Havre, à
Paris ! Car, à l'exemple des fabricants qui voudraient exclure les produits de
l'étranger, ces messieurs réclament pour qu'on bannisse les travailleurs
anglais, allemands, belges et savoyards ! Quant à leur intelligence, à quoi a
servi, sous la Restauration, leur fameux compagnonnage ? En 1830, ils sont
entrés dans la garde nationale, sans même avoir le bon sens de la dominer !
Est-ce que, dès le lendemain de 48, les corps de métiers n'ont pas reparu, avec
des étendards à eux ! Ils demandaient même des représentants du peuple à eux,
lesquels n'auraient parlé que pour eux ! Tout comme les députés de la betterave
ne s'inquiètent que de la betterave ! -- Ah ! j'en ai assez de ces cocos-là, se
prosternant tour à tour devant l'échafaud de Robespierre, les bottes de
l'Empereur, le parapluie de Louis-Philippe, racaille éternellement dévouée à qui
lui jette du pain dans la gueule ! On crie toujours contre la vénalité de
Talleyrand et de Mirabeau ; mais le commissionnaire d'en bas vendrait la patrie
pour cinquante centimes, si on lui promettait de tarifer sa course à trois
francs ! Ah ! quelle faute ! Nous aurions dû mettre le feu aux quatre coins de
l'Europe !
Frédéric lui répondit :
-- " L'étincelle manquait !
Vous étiez simplement de petits bourgeois, et les meilleurs d'entre vous, des
cuistres ! Quant aux ouvriers, ils peuvent se plaindre ; car, si l'on excepte un
million soustrait à la liste civile, et que vous leur avez octroyé avec la plus
basse flagornerie, vous n'avez rien fait pour eux que des phrases ! Le livret
demeure aux mains du patron, et le salarié (même devant la justice) reste
l'inférieur de son maître, puisque sa parole n'est pas crue. Enfin, la
République me paraît vieille. Qui sait ? Le Progrès, peut-être, n'est réalisable
que par une aristocratie ou par un homme ? L'initiative vient toujours d'en haut
! Le peuple est mineur, quoi qu'on prétende ! "
-- " C'est peut-être
vrai " , dit Deslauriers.
Selon Frédéric, la grande masse des citoyens
n'aspirait qu'au repos (il avait profité à l'hôtel Dambreuse), et toutes les
chances étaient pour les conservateurs. Ce parti-là, cependant, manquait
d'hommes neufs.
-- " Si tu te présentais, je suis sûr... "
Il
n'acheva pas. Deslauriers comprit, se passa les deux mains sur le front ; puis,
tout à coup :
-- " Mais toi ? Rien ne t'empêche ? Pourquoi ne serais-tu
pas député ? "
Par suite d'une double élection, il y avait, dans l'Aube,
une candidature vacante. M. Dambreuse, réélu à la Législative, appartenait à un
autre arrondissement.
-- " Veux-tu que je m'en occupe ? "
Il
connaissait beaucoup de cabaretiers, d'instituteurs, de médecins, de clercs
d'étude et leurs patrons.
-- " D'ailleurs, on fait accroire aux paysans
tout ce qu'on veut ! "
Frédéric sentait se rallumer son ambition.
Deslauriers ajouta :
-- " Tu devrais bien me trouver une place à
Paris. "
-- " Oh ! ce ne sera pas difficile, par M. Dambreuse. "
-- " Puisque nous parlions de houilles " , reprit l'avocat, " que
devient sa grande société ? C'est une occupation de ce genre qu'il me faudrait !
-- et je leur serais utile, tout en gardant mon indépendance. "
Frédéric
promit de le conduire chez le banquier avant trois jours.
Son repas en
tête-à-tête avec Mme Dambreuse fut une chose exquise. Elle souriait en face de
lui, de l'autre côté de la table, par-dessus des fleurs dans une corbeille, à la
lumière de la lampe suspendue ; et, comme la fenêtre était ouverte, on
apercevait des étoiles. Ils causèrent fort peu, se méfiant d'eux-mêmes, sans
doute ; mais, dès que les domestiques tournaient le dos, ils s'envoyaient un
baiser du bout des lèvres. Il dit son idée de candidature. Elle l'approuva,
s'engageant même à y faire travailler M. Dambreuse.
Le soir, quelques
amis se présentèrent pour la féliciter et pour la plaindre ; elle devait être si
chagrine de n'avoir plus sa nièce ? C'était fort bien, d'ailleurs, aux jeunes
mariés de s'être mis en voyage ; plus tard, les embarras, les enfants
surviennent ! Mais l'Italie ne répondait pas à l'idée qu'on s'en faisait. Après
cela, ils étaient dans l'âge des illusions ! et puis la lune de miel
embellissait tout ! Les deux derniers qui restèrent furent M. de Grémonville et
Frédéric. Le diplomate ne voulait pas s'en aller. Enfin, à minuit, il se leva.
Mme Dambreuse fit signe à Frédéric de partir avec lui, et le remercia de cette
obéissance par une pression de main, plus suave que tout le reste.
La
Maréchale poussa un cri de joie en le revoyant. Elle l'attendait depuis cinq
heures. Il donna pour excuse une démarche indispensable dans l'intérêt de
Deslauriers. Sa figure avait un air de triomphe, une auréole, dont Rosanette fut
éblouie.
-- " C'est peut-être à cause de ton habit noir qui te va bien ;
mais je ne t'ai jamais trouvé si beau ! Comme tu es beau ! "
Dans un
transport de sa tendresse, elle se jura intérieurement de ne plus appartenir à
d'autres, quoiqu'il advînt, quand elle devrait crever de misère !
Ses
jolis yeux humides pétillaient d'une passion tellement puissante, que Frédéric
l'attira sur ses genoux, et il se dit : " Quelle canaille je fais ! " en
s'applaudissant de sa perversité.
Chapitre IV.
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Monsieur
Dambreuse, quand Deslauriers se présenta chez lui, songeait à raviver sa grande
affaire de houilles. Mais cette fusion de toutes les compagnies en une seule
était mal vue ; on criait au monopole, comme s'il ne fallait pas, pour de telles
exploitations, d'immenses capitaux !
Deslauriers, qui venait de lire
exprès l'ouvrage de Gobet et les articles de M. Chappe dans le Journal des
Mines, connaissait la question parfaitement. Il démontra que la loi de 1810
établissait au profit du concessionnaire un droit impermutable. D'ailleurs, on
pouvait donner à l'entreprise une couleur démocratique : empêcher les réunions
houillères était un attentat contre le principe même d'association.
M.
Dambreuse lui confia des notes pour rédiger un mémoire. Quant à la manière dont
il payerait son travail, il fit des promesses d'autant meilleures qu'elles
n'étaient pas précises.
Deslauriers s'en revint chez Frédéric et lui
rapporta la conférence. De plus, il avait vu Mme Dambreuse au bas de l'escalier,
comme il sortait.
-- " Je t'en fais mes compliments, saprelotte ! "
Puis ils causèrent de l'élection. Il y avait quelque chose à inventer.
Trois jours après, Deslauriers reparut avec une feuille d'écriture
destinée aux journaux et qui était une lettre familière, où M. Dambreuse
approuvait la candidature de leur ami. Soutenue par un conservateur et prônée
par un rouge, elle devait réussir. Comment le capitaliste signait-il une
pareille élucubration ? L'avocat, sans le moindre embarras, de lui- même, avait
été la montrer à Mme Dambreuse, qui, la trouvant fort bien, s'était chargée du
reste.
Cette démarche surprit Frédéric. Il l'approuva cependant ; puis,
comme Deslauriers s'aboucherait avec M. Roque, il lui conta sa position
vis-à-vis de Louise.
-- " Dis-leur tout ce que tu voudras, que mes
affaires sont troubles ; je les arrangerai ; elle est assez jeune pour attendre
! "
Deslauriers partit ; et Frédéric se considéra comme un homme très
fort. Il éprouvait, d'ailleurs, un assouvissement, une satisfaction profonde. Sa
joie de posséder une femme riche n'était gâtée par aucun contraste ; le
sentiment s'harmonisait avec le milieu. Sa vie, maintenant, avait des douceurs
partout.
La plus exquise, peut-être, était de contempler Mme Dambreuse,
entre plusieurs personnes, dans son salon. La convenance de ses manières le
faisait rêver à d'autres attitudes ; pendant qu'elle causait d'un ton froid, il
se rappelait ses mots d'amour balbutiés ; tous les respects pour sa vertu le
délectaient comme un hommage retournant vers lui ; et il avait parfois des
envies de s'écrier : " Mais je la connais mieux que vous ! Elle est à moi ! "
Leur liaison ne tarda pas à être une chose convenue, acceptée. Mme
Dambreuse, durant tout l'hiver, traîna Frédéric dans le monde.
Il
arrivait presque toujours avant elle ; et il la voyait entrer, les bras nus,
l'éventail à la main, des perles dans les cheveux. Elle s'arrêtait sur le seuil
(le linteau de la porte l'entourait comme un cadre), et elle avait un léger
mouvement d'indécision, en clignant les paupières, pour découvrir s'il était là.
Elle le ramenait dans sa voiture ; la pluie fouettait les vasistas ; les
passants, tels que des ombres, s'agitaient dans la boue ; et, serrés l'un contre
l'autre, ils apercevaient tout cela confusément, avec un dédain tranquille. Sous
des prétextes différents, il restait encore une bonne heure dans sa chambre.
C'était par ennui, surtout, que Mme Dambreuse avait cédé. Mais cette
dernière épreuve ne devait pas être perdue. Elle voulait un grand amour, et elle
se mit à le combler d'adulations et de caresses.
Elle lui envoyait des
fleurs ; elle lui fit une chaise en tapisserie ; elle lui donna un
porte-cigares, une écritoire, mille petites choses d'un usage quotidien, pour
qu'il n'eût pas une action indépendante de son souvenir. Ces prévenances le
charmèrent d'abord, et bientôt lui parurent toutes simples.
Elle montait
dans un fiacre, le renvoyait à l'entrée d'un passage, sortait par l'autre bout ;
puis, se glissant le long des murs, avec un double voile sur le visage, elle
atteignait la rue où Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pour
la conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, le portier
faisait des courses ; elle jetait les yeux tout à l'entour ; rien à craindre !
et elle poussait comme un soupir d'exilé qui revoit sa patrie. La chance les
enhardit. Leurs rendez-vous se multiplièrent. Un soir même, elle se présenta
tout à coup en grande toilette de bal. Ces surprises pouvaient être dangereuses
; il la blâma de son imprudence ; elle lui déplut, du reste. Son corsage ouvert
découvrait trop sa poitrine maigre.
Il reconnut alors ce qu'il s'était
caché, la désillusion de ses sens. Il n'en feignait pas moins de grandes ardeurs
; mais pour les ressentir, il lui fallait évoquer l'image de Rosanette ou de Mme
Arnoux.
Cette atrophie sentimentale lui laissait la tête entièrement
libre, et plus que jamais il ambitionnait une haute position dans le monde.
Puisqu'il avait un marchepied pareil, c'était bien le moins qu'il s'en servît.
Vers le milieu de janvier, un matin, Sénécal entra dans son cabinet ;
et, à son exclamation d'étonnement, répondit qu'il était secrétaire de
Deslauriers. Il lui apportait même une lettre. Elle contenait de bonnes
nouvelles, et le blâmait cependant de sa négligence ; il fallait venir là-bas.
Le futur député dit qu'il se mettrait en route le surlendemain.
Sénécal n'exprima pas d'opinion sur cette candidature. Il parla de sa
personne et des affaires du pays.
Si lamentables qu'elles fussent, elles
le réjouissaient ; car on marchait au communisme. D'abord, l'Administration y
menait d'elle-même, puisque, chaque jour, il y avait plus de choses régies par
le Gouvernement. Quant à la Propriété, la Constitution de 48, malgré ses
faiblesses, ne l'avait pas ménagée ; au nom de l'utilité publique, l'Etat
pouvait prendre désormais ce qu'il jugeait lui convenir.
Sénécal se
déclara pour l'Autorité ; et Frédéric aperçut dans ses discours l'exagération de
ses propres paroles à Deslauriers. Le républicain tonna même contre
l'insuffisance des masses.
-- " Robespierre, en défendant le droit du
petit nombre, amena Louis XVI devant la Convention nationale, et sauva le
peuple. La fin des choses les rend légitimes. La dictature est quelquefois
indispensable. Vive la tyrannie, pourvu que le tyran fasse le bien ! "
Leur discussion dura longtemps, et, comme il s'en allait, Sénécal avoua
(c'était le but de sa visite, peut-être) que Deslauriers s'impatientait beaucoup
du silence de M. Dambreuse.
Mais M. Dambreuse était malade. Frédéric le
voyait tous les jours, sa qualité d'intime le faisant admettre près de lui.
La révocation du général Changarnier avait ému extrêmement le
capitaliste. Le soir même, il fut pris d'une grande chaleur dans la poitrine,
avec une oppression à ne pouvoir se tenir couché. Des sangsues amenèrent un
soulagement immédiat. La toux sèche disparut, la respiration devint plus calme ;
et, huit jours après, il dit en avalant un bouillon :
-- " Ah ! ça va
mieux ! Mais j'ai manqué faire le grand voyage ! "
-- " Pas sans moi !
s'écria Mme Dambreuse, notifiant par ce mot qu'elle n'aurait pu lui survivre.
Au lieu de répondre, il étala sur elle et sur son amant un singulier
sourire, où il y avait à la fois de la résignation, de l'indulgence, de
l'ironie, et même comme une pointe, un sous-entendu presque gai.
Frédéric voulut partir pour Nogent, Mme Dambreuse s'y opposa ; et il
défaisait et refaisait tour à tour ses paquets, selon les alternatives de la
maladie.
Tout à coup, M. Dambreuse cracha le sang abondamment. " Les
princes de la science " , consultés, n'avisèrent à rien de nouveau. Ses jambes
enflaient, et la faiblesse augmentait. Il avait témoigné plusieurs fois le désir
de voir Cécile, qui était à l'autre bout de la France, avec son mari, nommé
receveur depuis un mois. Il ordonna expressément qu'on la fît venir. Mme
Dambreuse écrivit trois lettres, et les lui montra.
Sans se fier même à
la religieuse, elle ne le quittait pas d'une seconde, ne se couchait plus. Les
personnes qui se faisaient inscrire chez le concierge s'informaient d'elle avec
admiration ; et les passants étaient saisis de respect devant la quantité de
paille qu'il y avait dans la rue, sous les fenêtres.
Le 12 février, à
cinq heures, une hémoptysie effrayante se déclara. Le médecin de garde dit le
danger. On courut vite chez un prêtre.
Pendant la confession de M.
Dambreuse, Madame le regardait de loin, curieusement. Après quoi, le jeune
docteur posa un vésicatoire, et attendit.
La lumière des lampes, masquée
par des meubles, éclairait la chambre inégalement. Frédéric et Mme Dambreuse, au
pied de la couche, observaient le moribond. Dans l'embrasure d'une croisée, le
prêtre et le médecin causaient à demi-voix ; la bonne soeur,, à genoux,
marmottait des prières.
Enfin, un râle s'éleva. Les mains se
refroidissaient, la face commençait à pâlir. Quelquefois, il tirait tout à coup
une respiration énorme ; elles devinrent de plus en plus rares ; deux ou trois
paroles confuses lui échappèrent ; il exhala un petit souffle en même temps
qu'il tournait ses yeux, et la tête retomba de côté sur l'oreiller.
Tous, pendant une minute, restèrent immobiles.
Mme Dambreuse
s'approcha ; et, sans effort, avec la simplicité du devoir, elle lui ferma les
paupières.
Puis elle écarta les deux bras, en se tordant la taille comme
dans le spasme d'un désespoir contenu, et sortit de l'appartement, appuyée sur
le médecin et la religieuse. Un quart d'heure après, Frédéric monta dans sa
chambre.
On y sentait une odeur indéfinissable, émanation des choses
délicates qui l'emplissaient. Au milieu du lit, une robe noire s'étalait,
tranchant sur le couvre-pied rose.
Mme Dambreuse était au coin de la
cheminée, debout. Sans lui supposer de violents regrets, il la croyait un peu
triste ; et, d'une voix dolente :
-- " Tu souffres ? "
-- " Moi
? Non, pas du tout. "
Comme elle se retournait, elle aperçut la robe,
l'examina ; puis elle lui dit de ne pas se gêner.
-- " Fume si tu veux !
Tu es chez moi. "
Et, avec un grand soupir :
-- " Ah ! sainte
Vierge ! quel débarras ! "
Frédéric fut étonné de l'exclamation. Il
reprit en lui baisant la main :
-- " On était libre, pourtant ! "
Cette allusion à l'aisance de leurs amours parut blesser Mme Dambreuse.
-- " Eh ! tu ne sais pas les services que je lui rendais, ni dans
quelles angoisses j'ai vécu ! "
-- " Comment ? "
-- " Mais oui !
Etait-ce une sécurité que d'avoir toujours près de soi cette bâtarde, une enfant
introduite dans la maison au bout de cinq ans de ménage, et qui, sans moi, bien
sûr, l'aurait amené à quelque sottise ? "
Alors, elle expliqua ses
affaires. Ils s'étaient mariés sous le régime de la séparation. Son patrimoine
était de trois cent mille francs. M. Dambreuse, par leur contrat, lui avait
assuré, en cas de survivance, quinze mille livres de rente avec la propriété de
l'hôtel. Mais, peu de temps après, il avait fait un testament où il lui donnait
toute sa fortune ; et elle l'évaluait, autant qu'il était possible de le savoir
maintenant, à plus de trois millions.
Frédéric ouvrit de grands yeux.
-- " Ça en valait la peine, n'est-ce pas ? J'y ai contribué, du reste !
C'était mon bien que je défendais ; Cécile m'aurait dépouillée, injustement. "
-- " Pourquoi n'est-elle pas venue voir son père ? " dit Frédéric.
A cette question, Mme Dambreuse le considéra ; puis, d'un ton sec :
-- " Je n'en sais rien ! Faute de coeur, sans doute ! Oh ! je la connais
! Aussi elle n'aura pas de moi une obole ! "
Elle n'était guère gênante,
du moins depuis son mariage.
-- " Ah ! son mariage ! " fit en ricanant
Mme Dambreuse.
Et elle s'en voulait d'avoir trop bien traité cette
pécore-là, qui était jalouse, intéressée, hypocrite. " Tous les défauts de son
père ! " Elle le dénigrait de plus en plus. Personne d'une fausseté aussi
profonde, impitoyable d'ailleurs, dur comme un caillou, " un mauvais homme, un
mauvais homme ! "
Il échappe des fautes, même aux plus sages. Mme
Dambreuse venait d'en faire une, par ce débordement de haine. Frédéric, en face
d'elle, dans une bergère, réfléchissait, scandalisé.
Elle se leva, se
mit doucement sur ses genoux.
-- " Toi seul es bon ! Il n'y a que toi
que j'aime ! "
En le regardant, son coeur s'amollit, une réaction
nerveuse lui amena des larmes aux paupières, et elle murmura :
-- "
Veux-tu m'épouser ? "
Il crut d'abord n'avoir pas compris. Cette
richesse l'étourdissait. Elle répéta plus haut :
-- " Veux-tu m'épouser
? "
Enfin, il dit, en souriant :
-- " Tu en doutes ? "
Puis une pudeur le prit et, pour faire au défunt une sorte de
réparation, il s'offrit à le veiller lui-même. Mais comme il avait honte de ce
pieux sentiment, il ajouta d'un ton dégagé :
-- " Ce serait peut-être
plus convenable. "
-- " Oui, peut-être bien " , dit-elle, " à cause des
domestiques ! "
On avait tiré le lit complètement hors de l'alcôve. La
religieuse était au pied ; et au chevet se tenait un prêtre, un autre, un grand
homme maigre, l'air espagnol et fanatique. Sur la table de nuit, couverte d'une
serviette blanche, trois flambeaux brûlaient.
Frédéric prit une chaise,
et regarda le mort.
Son visage était jaune comme de la paille ; un peu
d'écume sanguinolente marquait les coins de sa bouche. Il avait un foulard
autour du crâne, un gilet de tricot, et un crucifix d'argent sur la poitrine,
entre ses bras croisés.
Elle était finie, cette existence pleine
d'agitations ! Combien n'avait-il pas fait de courses dans les bureaux, aligné
de chiffres, tripoté d'affaires, entendu de rapports ! Que de boniments, de
sourires, de courbettes ! Car il avait acclamé Napoléon, les Cosaques, Louis
XVIII, 1830, les ouvriers, tous les régimes, chérissant le Pouvoir d'un tel
amour, qu'il aurait payé pour se vendre.
Mais il laissait le domaine de
la Fortelle, trois manufactures en Picardie, le bois de Crancé dans l'Yonne, une
ferme près d'Orléans, des valeurs mobilières considérables.
Frédéric fit
ainsi la récapitulation de sa fortune ; et elle allait, pourtant, lui appartenir
! Il songea d'abord à " ce qu'on dirait " , à un cadeau pour sa mère, à ses
futurs attelages, à un vieux cocher de sa famille dont il voulait faire le
concierge. La livrée ne serait plus la même, naturellement. Il prendrait le
grand salon comme cabinet de travail. Rien n'empêchait, en abattant trois murs,
d'avoir, au second étage, une galerie de tableaux. Il y avait moyen, peut-être,
d'organiser en bas une salle de bains turcs. Quant au bureau de M. Dambreuse,
pièce déplaisante, à quoi pouvait- elle servir ?
Le prêtre qui venait à
se moucher, ou la bonne soeur arrangeant le feu, interrompait brutalement ces
imaginations. Mais la réalité les confirmait ; le cadavre était toujours là. Ses
paupières s'étaient rouvertes ; et les pupilles, bien que noyées dans des
ténèbres visqueuses, avaient une expression énigmatique, intolérable. Frédéric
croyait y voir comme un jugement porté sur lui ; et il sentait presque un
remords, car il n'avait jamais eu à se plaindre de cet homme, qui, au
contraire... " Allons donc ! un vieux misérable ! " et il le considérait de plus
près, pour se raffermir, en lui criant mentalement :
" Eh bien, quoi ?
Est-ce que je t'ai tué ? "
Cependant, le prêtre lisait son bréviaire ;
la religieuse, immobile, sommeillait ; les mèches des trois flambeaux
s'allongeaient.
On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des
charrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent, un fiacre passa,
puis une compagnie d'ânesses qui trottinaient sur le pavé, et des coups de
marteau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats de trompette ; tout déjà se
confondait dans la grande voix de Paris qui s'éveille.
Frédéric se mit
en courses. Il se transporta premièrement à la mairie pour faire la déclaration
; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint à la
mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour s'entendre avec le
bureau des pompes funèbres.
L'employé exhiba un dessin et un programme,
l'un indiquant les diverses classes d'enterrement, l'autre le détail complet du
décor. Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses aux
chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes
funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric
fut large ; Mme Dambreuse tenait à ne rien ménager.
Puis, il se rendit à
l'église.
Le vicaire des convois commença par blâmer l'exploitation des
pompes funèbres ; ainsi l'officier pour les pièces d'honneur était vraiment
inutile : beaucoup de cierges valait mieux ! On convint d'une messe basse,
relevée de musique. Frédéric signa ce qui était convenu, avec obligation
solidaire de payer tous les frais.
Il alla ensuite à l'Hôtel de Ville
pour l'achat du terrain. Une concession de deux mètres en longueur sur un de
largeur, coûtait cinq cents francs. Etait-ce une concession mi-séculaire ou
perpétuelle ?
-- " Oh ! perpétuelle ! " dit Frédéric.
Il prenait
la chose au sérieux, se donnait du mal. Dans la cour de l'hôtel, un marbrier
l'attendait pour lui montrer des devis et plans de tombeaux grecs, égyptiens,
mauresques ; mais l'architecte de la maison en avait déjà conféré avec Madame ;
et, sur la table, dans le vestibule, il y avait toutes sortes de prospectus
relatifs au nettoyage des matelas, à la désinfection des chambres, à divers
procédés d'embaumement.
Après son dîner, il retourna chez le tailleur
pour le deuil des domestiques ; et il dut faire une dernière course, car il
avait commandé des gants de castor, et c'étaient des gants de filoselle qui
convenaient.
Quand il arriva le lendemain, à dix heures, le grand salon
s'emplissait de monde, et presque tous, en s'abordant d'un air mélancolique,
disaient :
-- " Moi qui l'ai encore vu il y a un mois ! Mon Dieu ! c'est
notre sort à tous ! "
-- " Oui ; mais tâchons que ce soit le plus tard
possible ! "
Alors, on poussait un petit rire de satisfaction, et même
on engageait des dialogues parfaitement étrangers à la circonstance. Enfin, le
maître des cérémonies en habit noir à la française et culotte courte, avec
manteau, pleureuses, brette au côté et tricorne sous le bras, articula, en
saluant, les mots d'usage :
-- " Messieurs, quand il vous fera plaisir.
"
On partit.
C'était jour de marché aux fleurs sur la place de
la Madeleine. Il faisait un temps clair et doux ; et la brise qui secouait un
peu les baraques de toile, gonflait, par les bords, l'immense drap noir accroché
sur le portail. L'écusson de M. Dambreuse, occupant un carré de velours, s'y
répétait trois fois. Il était de sable au senestrochère d'or, à poing fermé,
ganté d'argent, avec la couronne de comte, et cette devise : Par toutes voies
.
Les porteurs montèrent jusqu'au haut de l'escalier le lourd
cercueil, et l'on entra.
Les six chapelles, l'hémicycle et les chaises
étaient tendus de noir. Le catafalque au bas du choeur formait, avec ses grands
cierges, un seul foyer de lumières jaunes. Aux deux angles, sur des candélabres,
des flammes d'esprit-de-vin brûlaient.
Les plus considérables prirent
place dans le sanctuaire, les autres dans la nef ; et l'office commença.
A part quelques-uns, l'ignorance religieuse de tous était si profonde,
que le maître des cérémonies, de temps à autre, leur faisait signe de se lever,
de s'agenouiller, de se rasseoir. L'orgue et deux contrebasses alternaient avec
les voix ; dans les intervalles de silence, on entendait le marmottement du
prêtre à l'autel ; puis la musique et les chants reprenaient.
Un jour
mat tombait des trois coupoles ; mais la porte ouverte envoyait horizontalement
comme un fleuve de clarté blanche qui frappait toutes les têtes nues ; et dans
l'air, à mi-hauteur du vaisseau, flottait une ombre, pénétrée par le reflet des
ors décorant la nervure des pendentifs et le feuillage des chapiteaux.
Frédéric, pour se distraire, écouta le Dies irae ; il considérait
les assistants, tâchait de voir les peintures trop élevées qui représentaient la
vie de Madeleine. Heureusement, Pellerin vint se mettre près de lui, et commença
tout de suite, à propos de fresques, une longue dissertation. La cloche tinta.
On sortit de l'église.
Le corbillard, orné de draperies pendantes et de
hauts plumets, s'achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs
ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et
qu'enveloppaient jusqu'aux sabots de larges caparaçons brodés d'argent. Leur
cocher, en bottes à l'écuyère, portait un chapeau à trois cornes avec un long
crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur
de la Chambre des députés, un membre du Conseil général de l'Aube, un délégué
des houilles, -- et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douze voitures
de deuil suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du
boulevard.
Pour voir tout cela, les passants s'arrêtaient ; des femmes,
leur marmot entre les bras, montaient sur des chaises ; et des gens qui
prenaient des chopes dans les cafés apparaissaient aux fenêtres, une queue de
billard à la main.
La route était longue ; et, -- comme dans les repas
de cérémonie où l'on est réservé d'abord, puis expansif, -- la tenue générale se
relâcha bientôt. On ne causait que du refus d'allocation fait par la Chambre au
Président.
M. Piscatory s'était montré trop acerbe, Montalembert, "
magnifique, comme d'habitude " , " et MM. Chambolle, Pidoux, Creton, enfin toute
la commission aurait dû suivre, peut-être, l'avis de MM. Quentin- Bauchard et
Dufour.
Ces entretiens continuèrent dans la rue de la Roquette, bordée
par des boutiques, où l'on ne voit que des chaînes en verre de couleur et des
rondelles noires couvertes de dessins et de lettres d'or, -- ce qui les fait
ressembler à des grottes pleines de stalactites et à des magasins de faïence.
Mais, devant la grille du cimetière, tout le monde, instantanément, se tut.
Les tombes se levaient au milieu des arbres, colonnes brisées,
pyramides, temples, dolmens, obélisques, caveaux étrusques à porte de bronze. On
apercevait dans quelques-uns, des espèces de boudoirs funèbres, avec des
fauteuils rustiques et des pliants. Des toiles d'araignée pendaient comme des
haillons aux chaînettes des urnes ; et de la poussière couvrait les bouquets à
rubans de satin et les crucifix. Partout, entre les balustres, sur les tombeaux,
des couronnes d'immortelles et des chandeliers, des vases, des fleurs, des
disques noirs rehaussés de lettres d'or, des statuettes de plâtre ; petits
garçons et petites demoiselles, ou petits anges tenus en l'air par un fil de
laiton ; plusieurs même ont un toit de zinc sur la tête. D'énormes câbles en
verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusqu'au pied des
dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil, frappant dessus, les
faisait scintiller entre les croix de bois noir ; -- et le corbillard s'avançait
dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues d'une ville. De temps à
autre, les essieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe traînant dans
l'herbe, parlaient doucement aux morts. Des fumignons blanchâtres sortaient de
la verdure des ifs. C'étaient des offrandes abandonnées, des débris que l'on
brûlait.
La fosse de M. Dambreuse était dans le voisinage de Manuel et
de Benjamin Constant. Le terrain dévale, en cet endroit, par une pente abrupte.
On a sous les pieds des sommets d'arbres verts ; plus loin, des cheminées de
pompes à feu, puis toute la grande ville.
Frédéric put admirer le
paysage pendant qu'on prononçait les discours.
Le premier fut au nom de
la Chambre des députés, le deuxième, au nom du Conseil général de l'Aube, le
troisième, au nom de la Société houillère de Sâone-et-Loire, le quatrième, au
nom de la Société d'agriculture de l'Yonne ; et il y en eut un autre, au nom
d'une Société philanthropique. Enfin, on s'en allait, lorsqu'un inconnu se mit à
lire un sixième discours, au nom de la Société des antiquaires d'Amiens.
Et tous profitèrent de l'occasion pour tonner contre le Socialisme, dont
M. Dambreuse était mort victime. C'était le spectacle de l'anarchie et son
dévouement à l'ordre qui avaient abrégé ses jours. On exalta ses lumières, sa
probité, sa générosité et même son mutisme comme représentant du peuple, car,
s'il n'était pas orateur, il possédait en revanche ces qualités solides, mille
fois préférables, etc., avec tous les mots qu'il faut dire : " Fin prématurée,
-- regrets éternels, -- l'autre patrie, -- adieu, ou plutôt non, au revoir ! "
La terre, mêlée de cailloux, retomba ; et il ne devait plus en être
question dans le monde.
On en parla encore un peu en descendant le
cimetière ; et on ne se gênait pas pour l'apprécier. Hussonnet, qui devait
rendre compte de l'enterrement dans les journaux, reprit même, en blague, tous
les discours ; -- car enfin le bonhomme Dambreuse avait été un des potdevinistes
les plus distingués du dernier règne. Puis les voitures de deuil reconduisirent
les bourgeois à leurs affaires. La cérémonie n'avait pas duré trop longtemps ;
on s'en félicitait.
Frédéric, fatigué, rentra chez lui.
Quand il
se présenta le lendemain à l'hôtel Dambreuse, on l'avertit que Madame
travaillait en bas, dans le bureau. Les cartons, les tiroirs étaient ouverts
pêle-mêle, les livres de comptes jetés de droite et de gauche ; un rouleau de
paperasses ayant pour titre : " Recouvrements désespérés " , traînait par terre
; il manqua tomber dessus et le ramassa. Mme Dambreuse disparaissait, ensevelie
dans le grand fauteuil.
-- " Eh bien ? Où êtes-vous donc ? qu'y a-t-il ?
"
Elle se leva d'un bond.
-- " Ce qu'il y a ? Je suis ruinée,
ruinée ! entends-tu ? "
M. Adolphe Langlois, le notaire, l'avait fait
venir en son étude, et lui avait communiqué un testament, écrit par son mari,
avant leur mariage. Il léguait tout à Cécile ; et l'autre testament était perdu.
Frédéric devint très pâle. Sans doute elle avait mal cherché ?
-- " Mais
regarde donc ! " dit Mme Dambreuse, en lui montrant l'appartement.
Les
deux coffres-forts bâillaient, défoncés à coups de merlin, et elle avait
retourné le pupitre, fouillé les placards, secoué les paillassons, quand tout à
coup, poussant un cri aigu, elle se précipita dans un angle où elle venait
d'apercevoir une petite boîte à serrure de cuivre ; elle l'ouvrit, rien !
-- " Ah ! le misérable ! Moi qui l'ai soigné avec tant de dévouement ! "
Puis elle éclata en sanglots.
-- " Il est peut-être ailleurs ? "
dit Frédéric.
-- " Eh non ! il était là ! dans ce coffre-fort. Je l'ai
vu dernièrement. Il est brûlé ! j'en suis certaine ! "
Un jour, au
commencement de sa maladie, M. Dambreuse était descendu pour donner des
signatures.
-- " C'est alors qu'il aura fait le coup ! "
Et elle
retomba sur une chaise, anéantie. Une mère en deuil n'est pas plus lamentable
près d'un berceau vide que ne l'était Mme Dambreuse devant les coffres-forts
béants. Enfin sa douleur, -- malgré la bassesse du motif - - semblait tellement
profonde, qu'il tâcha de la consoler en lui disant qu'après tout, elle n'était
pas réduite à la misère.
-- " C'est la misère, puisque je ne peux pas
t'offrir une grande fortune ! "
Elle n'avait plus que trente mille
livres de rente, sans compter l'hôtel, qui en valait de dix-huit à vingt,
peut-être.
Bien que ce fût de l'opulence pour Frédéric, il n'en
ressentait pas moins une déception. Adieu ses rêves, et toute la grande vie
qu'il aurait menée ! L'honneur le forçait à épouser Mme Dambreuse. Il réfléchit
une minute ; puis, d'un air tendre :
-- " J'aurai toujours ta personne !
"
Elle se jeta dans ses bras ; et il la serra contre sa poitrine, avec
un attendrissement où il y avait un peu d'admiration pour lui-même. Mme
Dambreuse, dont les larmes ne coulaient plus, releva sa figure, toute rayonnante
de bonheur, et, lui prenant la main :
-- " Ah ! je n'ai jamais douté de
toi ! J'y comptais ! "
Cette certitude anticipée de ce qu'il regardait
comme une belle action déplut au jeune homme.
Puis elle l'emmena dans sa
chambre, et ils firent des projets. Frédéric devait songer maintenant à se
pousser. Elle lui donna même sur sa candidature d'admirables conseils.
Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d'économie
politique. Il fallait prendre une spécialité, comme les haras par exemple,
écrire plusieurs mémoires sur une question d'intérêt local, avoir toujours à sa
disposition des bureaux de poste ou de tabac, rendre une foule de petits
services. M. Dambreuse s'était montré là-dessus un vrai modèle. Ainsi, une fois
à la campagne, il avait fait arrêter son char à bancs, plein d'amis, devant
l'échoppe d'un savetier, avait pris pour ses hôtes douze paires de chaussures,
et, pour lui, des bottes épouvantables -- qu'il eut même l'héroïsme de porter
durant quinze jours. Cette anecdote les rendit gais. Elle en conta d'autres, et
avec un revif de grâce, de jeunesse et d'esprit.
Elle approuva son idée
d'un voyage immédiat à Nogent. Leurs adieux furent tendres ; puis, sur le seuil,
elle murmura encore une fois :
-- " Tu m'aimes, n'est-ce pas ? "
-- " Eternellement ! " répondit-il.
Un commissionnaire
l'attendait chez lui avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait
accoucher. Il avait eu tant d'occupation, depuis quelques jours, qu'il n'y
pensait plus. Elle s'était mise dans un établissement spécial, à Chaillot.
Frédéric prit un fiacre et partit.
Au coin de la rue de Marbeuf,
il lut sur une planche en grosses lettres : -- " Maison de santé et
d'accouchement tenue par Mme Alessandri, sage- femme de première classe,
ex-élève de la Maternité, auteur de divers ouvrages, etc. " Puis, au milieu de
la rue, sur la porte, une petite porte bâtarde, l'enseigne répétait (sans le mot
accouchement) : " Maison de santé de Mme Alessandri " , avec tous ses titres.
Frédéric donna un coup de marteau.
Une femme de chambre, à
tournure de soubrette, l'introduisit dans le salon, orné d'une table en acajou,
de fauteuils en velours grenat, et d'une pendule sous globe.
Presque
aussitôt, Madame parut. C'était une grande brune de quarante ans, la taille
mince, de beaux yeux, l'usage du monde. Elle apprit à Frédéric l'heureuse
délivrance de la mère, et le fit monter dans sa chambre.
Rosanette se
mit à sourire ineffablement ; et, comme submergée sous les flots d'amour qui
l'étouffaient, elle dit d'une voix basse :
-- " Un garçon, là, là ! " en
désignant près de son lit une barcelonnette.
Il écarta les rideaux, et
aperçut, au milieu des linges, quelque chose d'un rouge jaunâtre, extrêmement
ridé, qui sentait mauvais et vagissait.
-- " Embrasse-le ! "
Il
répondit, pour cacher sa répugnance :
-- " Mais j'ai peur de lui faire
mal ? "
-- " Non ! non ! "
Alors, il baisa, du bout des lèvres,
son enfant.
-- " Comme il te ressemble ! "
Et, de ses deux bras
faibles, elle se suspendit à son cou, avec une effusion de sentiment qu'il
n'avait jamais vue.
Le souvenir de Mme Dambreuse lui revint. Il se
reprocha comme une monstruosité de trahir ce pauvre être, qui aimait et
souffrait dans toute la franchise de sa nature. Pendant plusieurs jours, il lui
tint compagnie jusqu'au soir.
Elle se trouvait heureuse dans cette
maison discrète ; les volets de la façade restaient même constamment fermés ; sa
chambre tendue en perse claire, donnait sur un grand jardin ; Mme Alessandri,
dont le seul défaut était de citer comme intimes les médecins illustres,
l'entourait d'attentions ; ses compagnes, presque toutes des demoiselles de la
province, s'ennuyaient beaucoup, n'ayant personne qui vînt les voir ; Rosanette
s'aperçut qu'on l'enviait, et le dit à Frédéric avec fierté. Il fallait parler
bas, cependant ; les cloisons étaient minces et tout le monde se tenait aux
écoutes, malgré le bruit continuel des pianos.
Il allait enfin partir
pour Nogent, quand il reçut une lettre de Deslauriers.
Deux candidats
nouveaux se présentaient, l'un conservateur, l'autre rouge ; un troisième, quel
qu'il fût, n'avait pas de chances. C'était la faute de Frédéric ; il avait
laissé passer le bon moment, il aurait dû venir plus tôt, se remuer. " On ne t'a
même pas vu aux comices agricoles ! " L'avocat le blâmait de n'avoir aucune
attache dans les journaux. " Ah ! si tu avais suivi autrefois mes conseils ! Si
nous avions une feuille publique à nous ! " Il insistait là-dessus. Du reste,
beaucoup de personnes qui auraient voté en sa faveur, par considération pour M.
Dambreuse, l'abandonneraient maintenant. Deslauriers était de ceux-là. N'ayant
plus rien à attendre du capitaliste, il lâchait son protégé.
Frédéric
porta sa lettre à Mme Dambreuse.
-- " Tu n'as donc pas été à Nogent ? "
dit-elle.
-- " Pourquoi ? "
-- " C'est que j'ai vu Deslauriers
il y a trois jours. " Sachant la mort de son mari, l'avocat était venu rapporter
des notes sur les houilles et lui offrir ses services comme homme d'affaires.
Cela parut étrange à Frédéric ; et que faisait son ami, là-bas ?
Mme
Dambreuse voulut savoir l'emploi de son temps depuis leur séparation.
--
" J'ai été malade " , répondit-il.
-- " Tu aurais dû me prévenir, au
moins. "
-- " Oh ! cela n'en valait pas la peine " ; d'ailleurs, il
avait eu une foule de dérangements, des rendez-vous, des visites.
Il
mena dès lors une existence double, couchant religieusement chez la Maréchale et
passant l'après-midi chez Mme Dambreuse, si bien qu'il lui restait à peine, au
milieu de la journée, une heure de liberté.
L'enfant était à la
campagne, à Andilly. On allait le voir toutes les semaines.
La maison de
la nourrice se trouvait sur la hauteur du village, au fond d'une petite cour,
sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des poules çà et là, une
charrette à légumes sous le hangar. Rosanette commençait par baiser
frénétiquement son poupon ; et, prise d'une sorte de délire, allait et venait,
essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait l'odeur du fumier,
voulait en mettre un peu dans son mouchoir.
Puis ils faisaient de
grandes promenades ; elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait les branches
de lilas qui pendaient en dehors des murs, criait : " Hue, bourriquet ! " aux
ânes traînant une carriole, s'arrêtait à contempler, par la grille l'intérieur
des beaux jardins ; ou bien la nourrice prenait l'enfant, on le posait à l'ombre
sous un noyer ; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, d'assommantes
niaiseries.
Frédéric, près d'elles, contemplait les carrés de vignes sur
les pentes du terrain, avec la touffe d'un arbre de place en place, les sentiers
poudreux pareils à des rubans grisâtres, les maisons étalant dans la verdure des
taches blanches et rouges ; et, quelquefois, la fumée d'une locomotive
allongeait horizontalement, au pied des collines couvertes de feuillages, comme
une gigantesque plume d'autruche dont le bout léger s'envolait.
Puis ses
yeux retombaient sur son fils. Il se le figurait jeune homme, il en ferait son
compagnon ; mais ce serait peut-être un sot, un malheureux à coup sûr.
L'illégalité de sa naissance l'opprimerait toujours ; mieux aurait valu pour lui
ne pas naître, et Frédéric murmurait : " Pauvre enfant ! " le coeur gonflé d'une
incompréhensible tristesse.
Souvent, ils manquaient le dernier départ.
Alors, Mme Dambreuse le grondait de son inexactitude. Il lui faisait une
histoire.
Il fallait en inventer aussi pour Rosanette. Elle ne
comprenait pas à quoi il employait toutes ses soirées ; et, quand on envoyait
chez lui, il n'y était jamais ! Un jour, comme il s'y trouvait, elles apparurent
presque à la fois. Il fit sortir la Maréchale et cacha Mme Dambreuse, en disant
que sa mère allait arriver.
Bientôt ces mensonges le divertirent ; il
répétait à l'une le serment qu'il venait de faire à l'autre, leur envoyait deux
bouquets semblables, leur écrivait en même temps, puis établissait entre elles
des comparaisons ; -- il y en avait une troisième toujours présente à sa pensée.
L'impossibilité de l'avoir le justifiait de ses perfidies, qui avivaient le
plaisir, en y mettant de l'alternance ; et plus il avait trompé n'importe
laquelle des deux, plus elle l'aimait, comme si leurs amours se fussent
échauffées réciproquement et que, dans une sorte d'émulation, chacune eût voulu
lui faire oublier l'autre.
-- " Admire ma confiance ! " lui dit un jour
Mme Dambreuse, en dépliant un papier, où on la prévenait que M. Moreau vivait
conjugalement avec une certaine Rose Bron.
-- " Est-ce la demoiselle des
courses, par hasard ? "
-- " Quelle absurdité ! " reprit-il. "
Laisse-moi voir. "
La lettre, écrite en caractères romains, n'était pas
signée. Mme Dambreuse, au début, avait toléré cette maîtresse qui couvrait leur
adultère. Mais, sa passion devenant plus forte, elle avait exigé une rupture,
chose faite depuis longtemps, selon Frédéric ; et, quand il eut fini ses
protestations, elle répliqua, tout en clignant ses paupières où brillait un
regard pareil à la pointe d'un stylet sous de la mousseline :
-- " Eh
bien, et l'autre ? "
-- " Quelle autre ? "
-- " La femme du
faïencier ! "
Il leva les épaules dédaigneusement. Elle n'insista pas.
Mais, un mois plus tard, comme ils parlaient d'honneur et de loyauté, et
qu'il vantait la sienne (d'une manière incidente, par précaution), elle lui dit
:
-- " C'est vrai, tu es honnête, tu n'y retournes plus. "
Frédéric, qui pensait à la Maréchale, balbutia :
-- " Où donc ?
"
-- " Chez Mme Arnoux. "
Il la supplia de lui avouer d'où elle
tenait ce renseignement. C'était par sa couturière en second, Mme Regimbart.
Ainsi, elle connaissait sa vie, et lui ne savait rien de la sienne !
Cependant, il avait découvert dans son cabinet de toilette la miniature
d'un monsieur à longues moustaches : était-ce le même sur lequel on lui avait
conté autrefois une vague histoire de suicide ? Mais il n'existait aucun moyen
d'en savoir davantage ! A quoi bon, du reste ? Les coeurs des femmes sont comme
ces petits meubles à secrets, pleins de tiroirs emboîtés les uns dans les autres
; on se donne du mal, on se casse les ongles, et on trouve au fond quelque fleur
desséchée, des brins de poussière -- ou le vide ! Et puis il craignait peut-être
d'en trop apprendre.
Elle lui faisait refuser les invitations où elle ne
pouvait se rendre avec lui, le tenait à ses côtés, avait peur de le perdre ; et,
malgré cette union chaque jour plus grande, tout à coup des abîmes se
découvraient entre eux, à propos de choses insignifiantes, l'appréciation d'une
personne, d'une oeuvre d'art.
Elle avait une façon de jouer du piano,
correcte et dure.
Son spiritualisme (Mme Dambreuse croyait à la
transmigration des âmes dans les étoiles) ne l'empêchait pas de tenir sa caisse
admirablement. Elle était hautaine avec ses gens ; ses yeux restaient secs
devant les haillons des pauvres. Un égoïsme ingénu éclatait dans ses locutions
ordinaires : " Qu'est-ce que cela me fait ? je serais bien bonne ! est-ce que
j'ai besoin ! " et mille petites actions inanalysables, odieuses. Elle aurait
écouté derrière les portes ; elle devait mentir à son confesseur. Par esprit de
domination, elle voulut que Frédéric l'accompagnât le dimanche à l'église. Il
obéit, et porta le livre.
La perte de son héritage l'avait
considérablement changée. Ces marques d'un chagrin qu'on attribuait à la mort de
M. Dambreuse la rendaient intéressante ; et, comme autrefois, elle recevait
beaucoup de monde. Depuis l'insuccès électoral de Frédéric, elle ambitionnait
pour eux deux une légation en Allemagne ; aussi la première chose à faire était
de se soumettre aux idées régnantes.
Les uns désiraient l'Empire,
d'autres les Orléans, d'autres le comte de Chambord ; mais tous s'accordaient
sur l'urgence de la décentralisation, et plusieurs moyens étaient proposés, tels
que ceux-ci : couper Paris en une foule de grandes rues afin d'y établir des
villages, transférer à Versailles le siège du Gouvernement, mettre à Bourges les
écoles, supprimer les bibliothèques, confier tout aux généraux de division ; --
et on exaltait les campagnes, l'homme illettré ayant naturellement plus de sens
que les autres ! Les haines foisonnaient : haine contre les instituteurs
primaires et contre les marchands de vin, contre les classes de philosophie,
contre les cours d'histoire, contre les romans, les gilets rouges, les barbes
longues, contre toute indépendance, toute manifestation individuelle ; car il
fallait " relever le principe d'autorité " , qu'elle s'exerçât au nom de
n'importe qui, qu'elle vînt de n'importe où, pourvu que ce fût la Force,
l'Autorité ! Les conservateurs parlaient maintenant comme Sénécal. Frédéric ne
comprenait plus ; et il retrouvait chez son ancienne maîtresse les mêmes propos,
débités par les mêmes hommes !
Les salons des filles (c'est de ce
temps-là que date leur importance) étaient un terrain neutre, où les
réactionnaires de bords différents se rencontraient. Hussonnet, qui se livrait
au dénigrement des gloires contemporaines (bonne chose pour la restauration de
l'Ordre), inspira l'envie à Rosanette d'avoir, comme une autre, ses soirées ; il
en ferait des comptes rendus ; et il amena d'abord un homme sérieux, Fumichon ;
puis parurent Nonancourt, M. de Grémonville, le sieur de Larsillois, ex- préfet,
et Cisy, qui était maintenant agronome, bas-breton et plus que jamais chrétien.
Il venait, en outre, d'anciens amants de la Maréchale, tels que le baron
de Comaing, le comte de Jumillac et quelques autres ; la liberté de leurs
allures blessait Frédéric.
Afin de se poser comme le maître, il augmenta
le train de la maison. Alors, on prit un groom, on changea de logement, et on
eut un mobilier nouveau. Ces dépenses étaient utiles pour faire paraître son
mariage moins disproportionné à sa fortune. Aussi diminuait-elle effroyablement
; -- et Rosanette ne comprenait rien à tout cela !
Bourgeoise déclassée,
elle adorait la vie de ménage, un petit intérieur paisible. Cependant, elle
était contente d'avoir " un jour " ; disait : " Ces femmes-là ! " en parlant de
ses pareilles ; voulait être " une dame du monde " , s'en croyait une. Elle le
pria de ne plus fumer dans le salon, essaya de lui faire faire maigre, par bon
genre.
Elle mentait à son rôle enfin, car elle devenait sérieuse, et
même, avant de se coucher, montrait toujours un peu de mélancolie, comme il y a
des cyprès à la porte d'un cabaret.
Il en découvrit la cause : elle
rêvait mariage, -- elle aussi ! Frédéric en fut exaspéré. D'ailleurs, il se
rappelait son apparition chez Mme Arnoux, et puis il lui gardait rancune pour sa
longue résistance.
Il n'en cherchait pas moins quels avaient été ses
amants. Elle les niait tous. Une sorte de jalousie l'envahit. Il s'irrita des
cadeaux qu'elle avait reçus, qu'elle recevait ; -- et, à mesure que le fond même
de sa personne l'agaçait davantage, un goût des sens âpre et bestial
l'entraînait vers elle, illusions d'une minute qui se résolvaient en haine.
Ses paroles, sa voix, son sourire, tout vint à lui déplaire, ses regards
surtout, cet oeil de femme éternellement limpide et inepte. Il s'en trouvait
tellement excédé quelquefois, qu'il l'aurait vue mourir sans émotion. Mais
comment se fâcher ? Elle était d'une douceur désespérante.
Deslauriers
reparut, et expliqua son séjour à Nogent en disant qu'il y marchandait une étude
d'avoué. Frédéric fut heureux de le revoir ; c'était quelqu'un ! Il le mit en
tiers dans leur compagnie.
L'avocat dînait chez eux de temps à autre,
et, quand il s'élevait de petites contestations, se déclarait toujours pour
Rosanette, si bien qu'une fois Frédéric lui dit :
-- " Eh ! couche avec
elle si ça t'amuse ! " tant il souhaitait un hasard qui l'en débarrassât.
Vers le milieu du mois de juin, elle reçut un commandement où Maître
Athanase Gautherot, huissier, lui enjoignait de solder quatre mille francs dûs à
la demoiselle Clémence Vatnaz ; sinon, qu'il viendrait le lendemain la saisir.
En effet, des quatre billets autrefois souscrits, un seul était payé ;
-- l'argent qu'elle avait pu avoir depuis lors ayant passé à d'autres besoins.
Elle courut chez Arnoux. Il habitait le faubourg Saint-Germain, et le
portier ignorait la rue. Elle se transporta chez plusieurs amis, ne trouva
personne, et rentra désespérée. Elle ne voulait rien dire à Frédéric, tremblant
que cette nouvelle histoire ne fît du tort à son mariage.
Le lendemain
matin, Me Athanase Gautherot se présenta, flanqué de deux acolytes, l'un blême,
à figure chafouine, l'air dévoré d'envie, l'autre portant un faux-col et des
sous-pieds très tendus, avec un délot de taffetas noir à l'index ; -- et tous
deux, ignoblement sales, avaient des cols gras, des manches de redingote trop
courtes.
Leur patron, un fort bel homme, au contraire, commença par
s'excuser de sa mission pénible, tout en regardant l'appartement, " plein de
jolies choses, ma parole d'honneur ! " Il ajouta " outre celles qu'on ne peut
saisir " . Sur un geste, les deux recors disparurent.
Alors, ses
compliments redoublèrent. Pouvait-on croire qu'une personne aussi... charmante
n'eût pas d'ami sérieux ! Une vente par autorité de justice était un véritable
malheur ! On ne s'en relève jamais. Il tâcha de l'effrayer ; puis, la voyant
émue, prit subitement un ton paterne. Il connaissait le monde, il avait eu
affaire à toutes ces dames ; et, en les nommant, il examinait les cadres sur les
murs. C'étaient d'anciens tableaux du brave Arnoux, des esquisses de Sombaz, des
aquarelles de Burrieu, trois paysages de Dittmer. Rosanette n'en savait pas le
prix, évidemment. Maître Gautherot se tourna vers elle :
-- " Tenez !
Pour vous montrer que je suis un bon garçon, faisons une chose : cédez-moi ces
Dittmer-là ! et je paye tout. Est-ce convenu ? "
A ce moment, Frédéric,
que Delphine avait instruit dans l'antichambre et qui venait de voir les deux
praticiens, entra, le chapeau sur la tête, d'un air brutal. Maître Gautherot
reprit sa dignité ; et, comme la porte était restée ouverte :
-- "
Allons, messieurs, écrivez ! Dans la seconde pièce, nous disons : une table de
chêne, avec ses deux rallonges, deux buffets... "
Frédéric l'arrêta,
demandant s'il n'y avait pas quelque moyen d'empêcher la saisie ?
-- "
Oh ! parfaitement ! Qui a payé les meubles ? "
-- " Moi. "
-- "
Eh bien, formulez une revendication ; c'est toujours du temps que vous aurez
devant vous. "
Maître Gautherot acheva vivement ses écritures, et, dans
le même procès-verbal, assigna en référé Mlle Bron, puis se retira.
Frédéric ne fit pas un reproche. Il contemplait, sur le tapis, les
traces de boue laissées par les chaussures des praticiens ; et, se parlant à
lui-même :
-- " Il va falloir chercher de l'argent ! "
-- " Ah !
mon Dieu, que je suis bête ! " dit la Maréchale.
Elle fouilla dans un
tiroir, prit une lettre, et s'en alla vivement à la Société d'éclairage du
Languedoc, afin d'obtenir le transfert de ses actions.
Elle revint une
heure après. Les titres étaient vendus à un autre ! Le commis lui avait répondu
en examinant son papier, la promesse écrite par Arnoux : " Cet acte ne vous
constitue nullement propriétaire. La Compagnie ne connaît pas cela. " Bref, il
l'avait congédiée, elle en suffoquait ; et Frédéric devait se rendre à l'instant
même chez Arnoux, pour éclaircir la chose.
Mais, Arnoux croirait,
peut-être, qu'il venait pour recouvrer indirectement les quinze mille francs de
son hypothèque perdue ; et puis cette réclamation à un homme qui avait été
l'amant de sa maîtresse lui semblait une turpitude. Choisissant un moyen terme,
il alla prendre à l'hôtel Dambreuse l'adresse de Mme Regimbart, envoya chez elle
un commissionnaire, et connut ainsi le café que hantait maintenant le Citoyen.
C'était un petit café sur la place de la Bastille, où il se tenait toute
la journée, dans le coin de droite, au fond, ne bougeant pas plus que s'il avait
fait partie de l'immeuble.
Après avoir passé successivement par la
demi-tasse, le grog, le bischof, le vin chaud, et même l'eau rougie, il était
revenu à la bière ; et, de demi- heure en demi-heure, laissait tomber ce mot : "
Bock ! " ayant réduit son langage à l'indispensable. Frédéric lui demanda s'il
voyait quelquefois Arnoux.
-- " Non ! "
-- " Tiens, pourquoi ? "
-- " Un imbécile ! "
La politique, peut-être, les séparait, et
Frédéric crut bien faire de s'informer de Compain.
-- " Quelle brute ! "
dit Regimbart.
-- " Comment cela ? "
-- " Sa tête de veau ! "
-- " Ah ! apprenez-moi ce que c'est que la tête de veau ! "
Regimbart eut un sourire de pitié.
-- " Des bêtises ! "
Frédéric, après un long silence, reprit :
-- " Il a donc changé
de logement ? "
-- " Qui ? "
-- " Arnoux ! "
-- " Oui :
rue de Fleurus ! "
-- " Quel numéro ? "
-- " Est-ce que je
fréquente les jésuites ? "
-- " Comment, jésuites ! "
Le Citoyen
répondit, furieux :
-- " Avec l'argent d'un patriote que je lui ai fait
connaître, ce cochon-là s'est établi marchand de chapelets ! "
-- " Pas
possible ! "
-- " Allez-y voir ! "
Rien de plus vrai ; Arnoux,
affaibli par une attaque, avait tourné à la religion ; d'ailleurs, " il avait
toujours eu un fond de religion " , et (avec l'alliage de mercantilisme et
d'ingénuité qui lui était naturel), pour faire son salut et sa fortune, il
s'était mis dans le commerce des objets religieux.
Frédéric n'eut pas de
mal à découvrir son établissement, dont l'enseigne portait : " Aux arts
gothiques. Restauration du culte. -- Ornements d'église. -- Sculpture
polychrome. -- Encens des rois mages, etc., etc. "
Aux deux coins de la
vitrine s'élevaient deux statues en bois, bariolées d'or, de cinabre et d'azur ;
un saint Jean-Baptiste avec sa peau de mouton, et une sainte Geneviève, des
roses dans son tablier et une quenouille sous son bras ; puis des groupes en
plâtre ; une bonne soeur instruisant une petite fille, une mère à genoux près
d'une couchette, trois collégiens devant la sainte table. Le plus joli était une
manière de chalet figurant l'intérieur de la crèche avec l'âne, le boeuf et
l'Enfant Jésus étalé sur de la paille, de la vraie paille. Du haut en bas des
étagères, on voyait des médailles à la douzaine, des chapelets de toute espèce,
des bénitiers en forme de coquille et les portraits des gloires ecclésiastiques,
parmi lesquelles brillaient Mgr Affre et Notre Saint-Père, tous deux souriant.
Arnoux, à son comptoir, sommeillait la tête basse. Il était
prodigieusement vieilli, avait même autour des tempes une couronne de boutons
roses, et le reflet des croix d'or frappées par le soleil tombait dessus.
Frédéric, devant cette décadence, fut pris de tristesse. Par dévouement
pour la Maréchale, il se résigna cependant, et il s'avançait ; au fond de la
boutique, Mme Arnoux parut ; alors, il tourna les talons.
-- " Je ne
l'ai pas trouvé " , dit-il en rentrant.
Et il eut beau reprendre qu'il
allait écrire, tout de suite, à son notaire du Havre pour avoir de l'argent,
Rosanette s'emporta. On n'avait jamais vu un homme si faible, si mollasse ;
pendant qu'elle endurait mille privations, les autres se gobergeaient.
Frédéric songeait à la pauvre Mme Arnoux, se figurant la médiocrité
navrante de son intérieur. Il s'était mis au secrétaire ; et, comme la voix
aigre de Rosanette continuait :
-- " Ah ! au nom du ciel, tais-toi ! "
-- " Vas-tu les défendre, par hasard ? "
-- " Eh bien, oui ! "
s'écria-t-il, " car d'où vient cet acharnement ? "
-- " Mais toi,
pourquoi ne veux-tu pas qu'ils payent ? C'est dans la peur d'affliger ton
ancienne, avoue-le ! "
Il eut envie de l'assommer avec la pendule ; les
paroles lui manquèrent. Il se tut. Rosanette, tout en marchant dans la chambre,
ajouta :
-- " Je vais lui flanquer un procès, à ton Arnoux. Oh ! je n'ai
pas besoin de toi ! " Et, pinçant les lèvres : -- Je consulterai. "
Trois jours après, Delphine entra brusquement.
-- " Madame,
madame, il y a là un homme avec un pot de colle qui me fait peur. "
Rosanette passa dans la cuisine, et vit un chenapan, la face criblée de
petite vérole, paralytique d'un bras, aux trois quarts ivre et bredouillant.
C'était l'afficheur de Maître Gautherot. L'opposition à la saisie ayant
été repoussée, la vente, naturellement, s'ensuivait.
Pour sa peine
d'avoir monté l'escalier, il réclama d'abord un petit verre ; - - puis il
implora une autre faveur, à savoir des billets de spectacle, croyant que Madame
était une actrice. Il fut ensuite plusieurs minutes à faire des clignements
d'yeux incompréhensibles ; enfin, il déclara que moyennant quarante sous, il
déchirerait les coins de l'affiche déjà posée en bas, contre la porte. Rosanette
s'y trouvait désignée par son nom, rigueur exceptionnelle qui marquait toute la
haine de la Vatnaz.
Elle avait été sensible autrefois, et même, dans une
peine de coeur, avait écrit à Béranger pour en obtenir un conseil. Mais elle
s'était aigrie sous les bourrasques de l'existence, ayant, tour à tour, donné
des leçons de piano, présidé une table d'hôte, collaboré à des journaux de
modes, sous-loué des appartements, fait le trafic des dentelles dans le monde
des femmes légères ; -- où ses relations lui permirent d'obliger beaucoup de
personnes, Arnoux entre autres. Elle avait travaillé auparavant dans une maison
de commerce.
Elle y soldait les ouvrières ; et il y avait pour chacune
d'elles deux livres, dont l'un restait toujours entre ses mains. Dussardier, qui
tenait par obligeance celui d'une nommée Hortense Baslin, se présenta un jour à
la caisse au moment où Mlle Vatnaz apportait le compte de cette fille, 1682
francs, que le caissier lui paya. Or, la veille même, Dussardier n'en avait
inscrit que 1082 sur le livre de la Baslin. Il le redemanda sous un prétexte ;
puis, voulant ensevelir cette histoire de vol, lui conta qu'il l'avait perdu.
L'ouvrière redit naïvement son mensonge à Mlle Vatnaz ; celle-ci, pour en avoir
le coeur net, d'un air indifférent, vint en parler au brave commis. Il se
contenta de répondre : " Je l'ai brûlé " ; ce fut tout. Elle quitta la maison
peu de temps après, sans croire à l'anéantissement du livre, et s'imaginant que
Dussardier le gardait.
A la nouvelle de sa blessure, elle était accourue
chez lui dans l'intention de le reprendre. Puis, n'ayant rien découvert, malgré
les perquisitions les plus fines, elle avait été saisie de respect, et bientôt
d'amour, pour ce garçon, si loyal, si doux, si héroïque et si fort ! Une
pareille bonne fortune à son âge était inespérée. Elle se jeta dessus avec un
appétit d'ogresse ; -- et elle en avait abandonné la littérature, le socialisme,
" les doctrines consolantes et les utopies généreuses " , le cours qu'elle
professait sur la Désubalternisation de la femme , tout, Delmar lui- même
; enfin, elle offrit à Dussardier de s'unir par un mariage.
Bien qu'elle
fût sa maîtresse, il n'en était nullement amoureux. D'ailleurs, il n'avait pas
oublié son vol. Puis elle était trop riche. Il la refusa. Alors, elle lui dit,
en pleurant, les rêves qu'elle avait faits : c'était d'avoir à eux deux un
magasin de confection. Elle possédait les premiers fonds indispensables, qui
s'augmenteraient de quatre mille francs la semaine prochaine ; et elle narra ses
poursuites contre la Maréchale.
Dussardier en fut chagrin, à cause de
son ami. Il se rappelait le porte- cigares offert au corps de garde, les soirs
du quai Napoléon, tant de bonnes causeries, de livres prêtés, les mille
complaisances de Frédéric. Il pria la Vatnaz de se désister.
Elle le
railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration
incompréhensible ; elle ne souhaitait même la fortune que pour l'écraser plus
tard avec son carrosse.
Ces abîmes de noirceur effrayèrent Dussardier ;
et, quand il sut positivement le jour de la vente, il sortit. Dès le lendemain
matin, il entrait chez Frédéric avec une contenance embarrassée.
-- "
J'ai des excuses à vous faire. "
-- " De quoi donc ? "
-- " Vous
devez me prendre pour un ingrat, moi dont elle est... " Il balbutiait. " Oh ! je
ne la verrai plus, je ne serai pas son complice ! " Et, l'autre le regardant
tout surpris : " Est-ce qu'on ne va pas, dans trois jours, vendre les meubles de
votre maîtresse ? "
-- " Qui vous a dit cela ? "
-- " Elle-même,
la Vatnaz ! Mais j'ai peur de vous offenser... "
-- " Impossible, cher
ami ! "
-- " Ah ! c'est vrai, vous êtes si bon ! "
Et il lui
tendit, d'une main discrète, un petit portefeuille de basane.
C'était
quatre mille francs, toutes ses économies.
-- " Comment ! Ah ! non !...
-- non !... "
-- " Je savais bien que je vous blesserais " , répliqua
Dussardier, avec une larme au bord des yeux.
Frédéric lui serra la main
; et le brave garçon reprit d'une voix dolente :
-- " Acceptez-les !
Faites-moi ce plaisir-là ! Je suis tellement désespéré ! Est-ce que tout n'est
pas fini, d'ailleurs ? -- J'avais cru, quand la Révolution est arrivée, qu'on
serait heureux. Vous rappelez-vous comme c'était beau ! comme on respirait bien
! Mais nous voilà retombés pire que jamais. "
Et, fixant ses yeux à
terre :
-- " Maintenant, ils tuent notre République, comme ils ont tué
l'autre, la romaine ! et la pauvre Venise, la pauvre Pologne, la pauvre Hongrie
! Quelles abominations ! D'abord, on a abattu les arbres de la Liberté, puis
restreint le droit de suffrage, fermé les clubs, rétabli la censure et livré
l'enseignement aux prêtres, en attendant l'Inquisition. Pourquoi pas ? Des
conservateurs nous souhaitent bien les Cosaques ! On condamne les journaux quand
ils parlent contre la peine de mort, Paris regorge de baïonnettes, seize
départements sont en état de siège ; -- et l'amnistie qui est encore une fois
repoussée "
Il se prit le front à deux mains ; puis, écartant les bras
comme dans une grande détresse :
-- " Si on tâchait, cependant ! Si on
était de bonne foi, on pourrait s'entendre ! Mais non ! Les ouvriers ne valent
pas mieux que les bourgeois, voyez-vous ! A Elbeuf, dernièrement, ils ont refusé
leurs secours dans un incendie. Des misérables traitent Barbès d'aristocrate !
Pour qu'on se moque du peuple, ils veulent nommer à la présidence Nadaud, un
maçon, je vous demande un peu ! Et il n'y a pas de moyen ! pas de remède ! Tout
le monde est contre nous ! -- Moi, je n'ai jamais fait de mal ; et, pourtant,
c'est comme un poids qui me pèse sur l'estomac. J'en deviendrai fou, si ça
continue. J'ai envie de me faire tuer. Je vous dis que je n'ai pas besoin de mon
argent ! Vous me le rendrez, parbleu ! je vous le prête. "
Frédéric, que
la nécessité contraignait, finit par prendre ses quatre mille francs. Ainsi, du
côté de la Vatnaz, ils n'avaient plus d'inquiétude.
Mais Rosanette
perdit bientôt son procès contre Arnoux, et, par entêtement, voulait en appeler.
Deslauriers s'exténuait à lui faire comprendre que la promesse d'Arnoux
ne constituait ni une donation, ni une cession régulière ; elle n'écoutait même
pas, trouvant la loi injuste ; c'est parce qu'elle était une femme, les hommes
se soutenaient entre eux ! A la fin, cependant, elle suivit ses conseils.
Il se gênait si peu dans la maison, que, plusieurs fois, il amena
Sénécal y dîner. Ce sans-façon déplut à Frédéric, qui lui avançait de l'argent,
le faisait même habiller par son tailleur ; et l'avocat donnait ses vieilles
redingotes au socialiste, dont les moyens d'existence étaient inconnus.
Il aurait voulu servir Rosanette, cependant. Un jour qu'elle lui
montrait douze actions de la Compagnie du kaolin (cette entreprise qui avait
fait condamner Arnoux à trente mille francs), il lui dit :
-- " Mais
c'est véreux ! c'est superbe ! "
Elle avait le droit de l'assigner pour
le remboursement de ses créances. Elle prouverait d'abord qu'il était tenu
solidairement à payer tout le passif de la Compagnie, puis qu'il avait déclaré
comme dettes collectives des dettes personnelles, enfin, qu'il avait diverti
plusieurs effets à la Société.
-- " Tout cela le rend coupable de
banqueroute frauduleuse, articles 586 et 587 du Code de commerce ; et nous
l'emballerons, soyez-en sûre, ma mignonne. "
Rosanette lui sauta au cou.
Il la recommanda le lendemain à son ancien patron, ne pouvant s'occuper lui-même
du procès, car il avait besoin à Nogent ; Sénécal lui écrirait, en cas
d'urgence.
Ses négociations pour l'achat d'une étude étaient un
prétexte. Il passait son temps chez M. Roque, où il avait commencé, non
seulement par faire l'éloge de leur ami, mais par l'imiter d'allures et de
langage autant que possible ; -- ce qui lui avait obtenu la confiance de Louise,
tandis qu'il gagnait celle de son père en se déchaînant contre Ledru-Rollin.
Si Frédéric ne revenait pas, c'est qu'il fréquentait le grand monde ; et
peu à peu Deslauriers leur apprit qu'il aimait quelqu'un, qu'il avait un enfant,
qu'il entretenait une créature.
Le désespoir de Louise fut immense,
l'indignation de Mme Moreau non moins forte. Elle voyait son fils tourbillonnant
vers le fond d'un gouffre vague, était blessée dans sa religion des convenances
et en éprouvait comme un déshonneur personnel, quand tout à coup sa physionomie
changea. Aux questions qu'on lui faisait sur Frédéric, elle répondait d'un air
narquois :
-- " Il va bien, très bien. "
Elle savait son
mariage, avec Mme Dambreuse.
L'époque en était fixée ; et même il
cherchait comment faire avaler la chose à Rosanette.
Vers le milieu de
l'automne, elle gagna son procès relatif aux actions du kaolin. Frédéric
l'apprit en rencontrant à sa porte Sénécal, qui sortait de l'audience.
On avait reconnu M. Arnoux complice de toutes les fraudes ; et l'ex-
répétiteur avait un tel air de s'en réjouir, que Frédéric l'empêcha d'aller plus
loin, en assurant qu'il se chargeait de sa commission près de Rosanette. Il
entra chez elle la figure irritée.
-- " Eh bien, te voilà contente ! "
Mais, sans remarquer ces paroles :
-- " Regarde donc ! "
Et elle lui montra son enfant couché dans un berceau, près du feu. Elle
l'avait trouvé si mal le matin chez sa nourrice, qu'elle l'avait ramené à Paris.
Tous ses membres étaient maigris extraordinairement et ses lèvres,
couvertes de points blancs, lui faisaient dans l'intérieur de sa bouche comme
des caillots de lait.
-- " Qu'a dit le médecin ? "
-- " Ah ! le
médecin ! Il prétend que le voyage a augmenté son... je ne sais plus, un nom en
ite ... enfin qu'il a le muguet. Connais-tu cela ? "
Frédéric
n'hésita pas à répondre :
-- " Certainement " , en ajoutant que ce
n'était rien.
Mais dans la soirée, il fut effrayé par l'aspect débile de
l'enfant et le progrès de ces taches blanchâtres, pareilles à de la moisissure,
comme si la vie, abandonnant déjà ce pauvre petit corps, n'eût laissé qu'une
matière où la végétation poussait. Ses mains étaient froides ; il ne pouvait
plus boire, maintenant ; et la nourrice, une autre que le portier avait été
prendre au hasard dans un bureau, répétait :
-- " Il me paraît bien bas,
bien bas ! "
Rosanette fut debout toute la nuit.
Le matin, elle
alla trouver Frédéric.
-- " Viens donc voir. Il ne remue plus. "
En effet, il était mort. Elle le prit, le secoua, l'étreignait en
l'appelant des noms les plus doux, le couvrait de baisers et de sanglots,
tournait sur elle-même, éperdue, s'arrachait les cheveux, poussait des cris ; --
et se laissa tomber au bord du divan, où elle restait la bouche ouverte, avec un
flot de larmes tombant de ses yeux fixes. Puis une torpeur la gagna, et tout
devint tranquille dans l'appartement. Les meubles étaient renversés. Deux ou
trois serviettes traînaient. Six heures sonnèrent. La veilleuse s'éteignit.
Frédéric, en regardant tout cela, croyait presque rêver. Son coeur se
serrait d'angoisse. Il lui semblait que cette mort n'était qu'un commencement,
et qu'il y avait par derrière un malheur plus considérable près de survenir.
Tout à coup Rosanette dit d'une voix tendre :
-- " Nous le
conserverons, n'est-ce pas ? "
Elle désirait le faire embaumer. Bien des
raisons s'y opposaient. La meilleure, selon Frédéric, c'est que la chose était
impraticable sur des enfants si jeunes. Un portrait valait mieux. Elle adopta
cette idée. Il écrivit un mot à Pellerin, et Delphine courut le porter.
Pellerin arriva promptement, voulant effacer par ce zèle tout souvenir
de sa conduite. Il dit d'abord :
-- " Pauvre petit ange ! Ah ! mon Dieu,
quel malheur ! "
Mais, peu à peu (l'artiste en lui l'emportant), il
déclara qu'on ne pouvait rien faire avec ces yeux bistrés, cette face livide,
que c'était une véritable nature morte, qu'il faudrait beaucoup de talent ; et
il murmurait :
-- " Oh ! pas commode, pas commode ! "
-- "
Pourvu que ce soit ressemblant " , objecta Rosanette.
-- " Eh ! je me
moque de la ressemblance ! A bas le Réalisme ! C'est l'esprit qu'on peint !
Laissez-moi ! Je vais tâcher de me figurer ce que ça devait être. "
Il
réfléchit, le front dans la main gauche, le coude dans la droite ; puis, tout à
coup :
-- " Ah ! une idée ! un pastel ! Avec des demi-teintes colorées,
passées presque à plat, on peut obtenir un beau modelé, sur les bords seulement.
"
Il envoya la femme de chambre chercher sa boîte ; puis, ayant une
chaise sous les pieds et une autre près de lui, il commença à jeter de grands
traits, aussi calme que s'il eût travaillé d'après la bosse. Il vantait les
petits Saint-Jean de Corrège, l'infante Rose de Velasquez, les chairs lactées de
Reynolds, la distinction de Lawrence, et surtout l'enfant aux longs cheveux qui
est sur les genoux de lady Glower.
-- " D'ailleurs, peut-on trouver rien
de plus charmant que ces crapauds-là ! Le type du sublime (Raphaël l'a prouvé
par ses madones), c'est peut- être une mère avec son enfant ? "
Rosanette, qui suffoquait, sortit -, et Pellerin dit aussitôt :
-- " Eh bien, Arnoux !... vous savez ce qui arrive ? "
-- " Non
! Quoi ? "
-- " ça devait finir comme ça, du reste ! "
-- "
Qu'est-ce donc ? "
-- " Il est peut-être maintenant... Pardon " ?
L'artiste se leva pour exhausser la tête du petit cadavre.
-- "
Vous disiez ?... " reprit Frédéric.
Et Pellerin, tout en clignant pour
mieux prendre ses mesures :
-- " Je disais que notre ami Arnoux est
peut-être, maintenant, coffré ! "
Puis, d'un ton satisfait :
--
" Regardez un peu ! Est-ce ça ? "
-- " Oui, très bien ! Mais Arnoux ? "
Pellerin déposa son crayon.
-- " D'après ce que j'ai pu
comprendre, il se trouve poursuivi par un certain Mignot, un intime de Regimbart
; une bonne tête, celui-là, hein ? Quel idiot ! Figurez-vous qu'un jour... "
-- " Eh ! il ne s'agit pas de Regimbart ! "
-- " C'est vrai. Eh
bien, Arnoux, hier au soir, devait trouver douze mille francs, sinon, il était
perdu. "
-- " Oh ! c'est peut-être exagéré, dit Frédéric.
-- "
Pas le moins du monde ! Ça m'avait l'air grave, très grave ! "
Rosanette, à ce moment, reparut avec des rougeurs sous les paupières,
ardentes comme des plaques de fard.
Elle se mit près du carton et
regarda. Pellerin fit signe qu'il se taisait à cause d'elle. Mais Frédéric, sans
y prendre garde :
-- " Cependant je ne peux pas croire... "
-- "
Je vous répète que je l'ai rencontré hier " , dit l'artiste, " à sept heures du
soir, rue Jacob. Il avait même son passeport, par précaution ; et il parlait de
s'embarquer au Havre, lui et toute sa smala. "
-- " Comment ! Avec sa
femme ? "
-- " Sans doute ! Il est trop bon père de famille pour vivre
tout seul. "
-- " Et vous en êtes sûr ?... "
-- " Parbleu ! Où
voulez-vous qu'il ait trouvé douze mille francs ? "
Frédéric fit deux ou
trois tours dans la chambre. Il haletait, se mordait les lèvres, puis saisit son
chapeau.
-- " Où vas-tu donc ? " dit Rosanette.
Il ne répondit
pas, et disparut.
Chapitre V.
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Il fallait douze
mille francs, ou bien il ne reverrait plus Mme Arnoux ; et, jusqu'à présent, un
espoir invincible lui était resté. Est-ce qu'elle ne faisait pas comme la
substance de son coeur, le fond même de sa vie ? Il fut pendant quelques minutes
à chanceler sur le trottoir, se rongeant d'angoisses, heureux néanmoins de
n'être plus chez l'autre.
Où avoir de l'argent ? Frédéric savait par
lui-même combien il est difficile d'en obtenir tout de suite, à n'importe quel
prix. Une seule personne pouvait l'aider, Mme Dambreuse. Elle gardait toujours
dans son secrétaire plusieurs billets de banque. Il alla chez elle ; et, d'un
ton hardi :
-- " As-tu douze mille francs à me prêter ? "
-- "
Pourquoi ? "
C'était le secret d'un autre. Elle voulait le connaître. Il
ne céda pas. Tous deux s'obstinaient. Enfin, elle déclara ne rien donner, avant
de savoir dans quel but. Frédéric devint très rouge. Un de ses camarades avait
commis un vol. La somme devait être restituée aujourd'hui même.
-- " Tu
l'appelles ? Son nom ? Voyons, son nom ? "
-- " Dussardier ! "
Et il se jeta à ses genoux, en la suppliant de n'en rien dire.
-- " Quelle idée as-tu de moi ? " reprit Mme Dambreuse. " On croirait
que tu es le coupable. Finis donc tes airs tragiques ! Tiens, les voilà ! et
grand bien lui fasse ! "
Il courut chez Arnoux. Le marchand n'était pas
dans sa boutique. Mais il logeait toujours rue Paradis, car il possédait deux
domiciles.
Rue Paradis, le portier jura que M. Arnoux était absent
depuis la veille ; quant à Madame, il n'osait rien dire ; et Frédéric, ayant
monté l'escalier comme une flèche, colla son oreille contre la serrure. Enfin,
on ouvrit. Madame était partie avec Monsieur. La bonne ignorait quand ils
reviendraient ; ses gages étaient payés ; elle-même s'en allait.
Tout à
coup un craquement de porte se fit entendre.
-- " Mais il y a quelqu'un
? "
-- " Oh ! non, monsieur ! C'est le vent. "
Alors, il se
retira. N'importe, une disparition si prompte avait quelque chose
d'inexplicable.
Regimbart, étant l'intime de Mignot, pouvait peut-être
l'éclairer ? Et Frédéric se fit conduire chez lui, à Montmartre, rue de
l'Empereur.
Sa maison était flanquée d'un jardinet, clos par une grille
que bouchaient des plaques de fer. Un perron de trois marches relevait la façade
blanche ; et en passant sur le trottoir, on apercevait les deux pièces du
rez-de- chaussée, dont la première était un salon avec des robes partout sur les
meubles, et la seconde l'atelier où se tenaient les ouvrières de Mme Regimbart.
Toutes étaient convaincues que Monsieur avait de grandes occupations, de
grandes relations, que c'était un homme complètement hors ligne. Quand il
traversait le couloir, avec son chapeau à bords retroussés, sa longue figure
sérieuse et sa redingote verte, elles en interrompaient leur besogne.
D'ailleurs, il ne manquait pas de leur adresser toujours quelque mot
d'encouragement, une politesse sous forme de sentence ; -- et plus tard, dans
leur ménage, elles se trouvaient malheureuses, parce qu'elles l'avaient gardé
pour idéal.
Aucune cependant ne l'aimait comme Mme Regimbart, petite
personne intelligente, qui le faisait vivre avec son métier.
Dès que M.
Moreau eut dit son nom, elle vint prestement le recevoir, sachant par les
domestiques ce qu'il était à Mme Dambreuse. Son mari " rentrait à l'instant même
" ; et Frédéric, tout en la suivant, admira la tenue du logis et la profusion de
toile cirée qu'il y avait. Puis il attendit quelques minutes, dans une manière
de bureau, où le Citoyen se retirait pour penser.
Son accueil fut moins
rébarbatif que d'habitude.
Il conta l'histoire d'Arnoux. L'ex-fabricant
de faïences avait enguirlandé Mignot, un patriote, possesseur de cent actions du
Siècle , en lui démontrant qu'il fallait, au point de vue démocratique,
changer la gérance et la rédaction du journal ; et, sous prétexte de faire
triompher son avis dans la prochaine assemblée des actionnaires, il lui avait
demandé cinquante actions, en disant qu'il les repasserait à des amis sûrs,
lesquels appuieraient son vote ; Mignot n'aurait aucune responsabilité, ne se
fâcherait avec personne ; puis, le succès obtenu, il lui ferait avoir dans
l'administration une bonne place, de cinq à six mille francs pour le moins. Les
actions avaient été livrées. Mais Arnoux, tout de suite, les avait vendues ; et,
avec l'argent, s'était associé à un marchand d'objets religieux. Là-dessus,
réclamations de Mignot, lanternements d'Arnoux ; enfin, le patriote l'avait
menacé d'une plainte en escroquerie, s'il ne restituait ses titres ou la somme
équivalente : cinquante mille francs.
Frédéric eut l'air désespéré.
-- " Ce n'est pas tout " , dit le Citoyen. " Mignot, qui est un brave
homme, s'est rabattu sur le quart. Nouvelles promesses de l'autre, nouvelles
farces naturellement. Bref, avant-hier matin, Mignot l'a sommé d'avoir à lui
rendre, dans les vingt-quatre heures, sans préjudice du reste, douze mille
francs. "
-- " Mais je les ai ! " dit Frédéric.
Le Citoyen se
retourna lentement :
-- " Blagueur ! "
-- " Pardon ! Ils sont
dans ma poche. Je les apportais. "
-- " Comme vous y allez, vous ! Nom
d'un petit bonhomme ! Du reste, il n'est plus temps ; la plainte est déposée, et
Arnoux parti. "
-- " Seul ? "
-- " Non ! avec sa femme. On les a
rencontrés à la gare du Havre. "
Frédéric pâlit extraordinairement. Mme
Regimbart crut qu'il allait s'évanouir. Il se contint, et même il eut la force
d'adresser deux ou trois questions sur l'aventure. Regimbart s'en attristait,
tout cela en somme nuisant à la Démocratie. Arnoux avait toujours été sans
conduite et sans ordre.
-- " Une vraie tête de linotte ! Il brûlait la
chandelle par les deux bouts ! Le cotillon l'a perdu ! Ce n'est pas lui que je
plains, mais sa pauvre femme ! " car le Citoyen admirait les femmes vertueuses,
et faisait grand cas de Mme Arnoux. " Elle a dû joliment souffrir ! "
Frédéric lui sut gré de cette sympathie ; et, comme s'il en avait reçu
un service, il serra sa main avec effusion.
-- " As-tu fait toutes les
courses nécessaires ? " dit Rosanette en le revoyant.
Il n'en avait pas
eu le courage, répondit-il, et avait marché au hasard, dans les rues, pour
s'étourdir.
A huit heures, ils passèrent dans la salle à manger ; mais
ils restèrent silencieux l'un devant l'autre, poussaient par intervalles un long
soupir et renvoyaient leur assiette. Frédéric but de l'eau-de-vie. Il se sentait
tout délabré, écrasé, anéanti, n'ayant plus conscience de rien que d'une extrême
fatigue.
Elle alla chercher le portrait. Le rouge, le jaune, le vert et
l'indigo s'y heurtaient par taches violentes, en faisaient une chose hideuse,
presque dérisoire.
D'ailleurs, le petit mort était méconnaissable,
maintenant. Le ton violacé de ses lèvres augmentait la blancheur de sa peau ;
les narines étaient encore plus minces, les yeux plus caves ; et sa tête
reposait sur un oreiller de taffetas bleu, entre des pétales de camélias, des
roses d'automne et des violettes ; c'était une idée de la femme de chambre ;
elles l'avaient ainsi arrangé toutes les deux, dévotement. La cheminée, couverte
d'une housse en guipure, supportait des flambeaux de vermeil espacés par des
bouquets de buis bénit ; aux coins, dans les deux vases, des pastilles du sérail
brûlaient ; tout cela formait avec le berceau une manière de reposoir ; et
Frédéric se rappela sa veillée près de M. Dambreuse.
Tous les quarts
d'heure, à peu près, Rosanette ouvrait les rideaux pour contempler son enfant.
Elle l'apercevait, dans quelques mois d'ici, commençant à marcher, puis au
collège, au milieu de la cour, jouant aux barres ; puis à vingt ans, jeune homme
; et toutes ces images, qu'elle se créait, lui faisaient comme autant de fils
qu'elle aurait perdus, -- l'excès de la douleur multipliant sa maternité.
Frédéric, immobile dans l'autre fauteuil, pensait à Mme Arnoux.
Elle était en chemin de fer, sans doute, le visage au carreau d'un
wagon, et regardant la campagne s'enfuir derrière elle du côté de Paris, ou bien
sur le pont d'un bateau à vapeur, comme la première fois qu'il l'avait
rencontrée ; mais celui-là s'en allait indéfiniment vers des pays d'où elle ne
sortirait plus. Puis il la voyait dans une chambre d'auberge, avec des malles
par terre, un papier de tenture en lambeaux, la porte qui tremblait au vent. Et
après ? que deviendrait-elle ? Institutrice, dame de compagnie, femme de
chambre, peut-être ? Elle était livrée à tous les hasards de la misère. Cette
ignorance de son sort le torturait. Il aurait dû s'opposer à sa fuite ou partir
derrière elle. N'était-il pas son véritable époux ? Et, en songeant qu'il ne la
retrouverait jamais, que c'était bien fini, qu'elle était irrévocablement
perdue, il sentait comme un déchirement de tout son être ; ses larmes accumulées
depuis le matin débordèrent.
Rosanette s'en aperçut.
-- " Ah !
tu pleures comme moi ! Tu as du chagrin ? "
-- " Oui ! oui ! j'en ai
!... "
Il la serra contre son coeur, et tous deux sanglotaient en se
tenant embrassés.
Mme Dambreuse aussi pleurait, couchée sur son lit, à
plat ventre, la tête dans ses mains.
Olympe Regimbart, étant venue le
soir lui essayer sa première robe de couleur, avait conté la visite de Frédéric,
et même qu'il tenait tout prêts douze mille francs destinés à M. Arnoux.
Ainsi cet argent, son argent à elle, était pour empêcher le départ de
l'autre, pour se conserver une maîtresse !
Elle eut d'abord un accès de
rage ; et elle avait résolu de le chasser comme un laquais. Des larmes
abondantes la calmèrent. Il valait mieux tout renfermer, ne rien dire.
Frédéric, le lendemain, rapporta les douze mille francs.
Elle le
pria de les garder, en cas de besoin, pour son ami, et elle l'interrogea
beaucoup sur ce monsieur. Qui donc l'avait poussé à un tel abus de confiance ?
Une femme, sans doute ! Les femmes vous entraînent à tous les crimes.
Ce
ton de persiflage décontenança Frédéric. Il éprouvait un grand remords de sa
calomnie. Ce qui le rassurait, c'est que Mme Dambreuse ne pouvait connaître la
vérité.
Elle y mit de l'entêtement, cependant ; car, le surlendemain,
elle s'informa encore de son petit camarade, puis d'un autre, de Deslauriers.
-- " Est-ce un homme sûr et intelligent ? "
Frédéric le vanta.
-- " Priez-le de passer à la maison un de ces matins : je désirerais le
consulter pour une affaire. "
Elle avait trouvé un rouleau de paperasses
contenant des billets d'Arnoux parfaitement protestés, et sur lesquels Mme
Arnoux avait mis sa signature. C'était pour ceux-là que Frédéric était venu une
fois chez M. Dambreuse pendant son déjeuner ; et, bien que le capitaliste n'eût
pas voulu en poursuivre le recouvrement, il avait fait prononcer par le Tribunal
de commerce, non seulement la condamnation d'Arnoux, mais celle de sa femme, qui
l'ignorait, son mari n'ayant pas jugé convenable de l'en avertir.
C'était une arme, cela ! Mme Dambreuse n'en doutait pas. Mais son
notaire lui conseillerait peut-être l'abstention ; elle eût préféré quelqu'un
d'obscur ; et elle s'était rappelé ce grand diable, à mine impudente, qui lui
avait offert ses services.
Frédéric fit naïvement sa commission.
L'avocat fut enchanté d'être mis en rapport avec une si grande dame.
Il accourut.
Elle le prévint que la succession appartenait à sa
nièce, motif de plus pour liquider ces créances qu'elle rembourserait, tenant à
accabler les époux Martinon des meilleurs procédés.
Deslauriers comprit
qu'il y avait là-dessous un mystère ; il y rêvait en considérant les billets. Le
nom de Mme Arnoux, tracé par elle-même, lui remit devant les yeux toute sa
personne et l'outrage qu'il en avait reçu. Puisque la vengeance s'offrait,
pourquoi ne pas la saisir ?
Il conseilla donc à Mme Dambreuse de faire
vendre aux enchères les créances désespérées qui dépendaient de la succession.
Un homme de paille les rachèterait en sous-main et exercerait les poursuites. Il
se chargeait de fournir cet homme-là.
Vers la fin du mois de novembre,
Frédéric, en passant dans la rue de Mme Arnoux, leva les yeux vers ses fenêtres,
et aperçut contre la porte une affiche, où il y avait en grosses lettres :
" Vente d'un riche mobilier, consistant en batterie de cuisine, linge
de corps et de table, chemises, dentelles, jupons, pantalons, cachemires
français et de l'Inde, piano d'Erard, deux bahuts de chêne Renaissance, miroirs
de Venise, poteries de Chine et du Japon. "
-- " C'est leur mobilier
! " se dit Frédéric ; et le portier confirma ses soupçons.
Quant à la
personne qui faisait vendre, il l'ignorait. Mais le commissaire- priseur, Me
Berthelmot, donnerait peut-être des éclaircissements.
L'officier
ministériel ne voulut point, tout d'abord, dire quel créancier poursuivait la
vente. Frédéric insista. C'était un sieur Sénécal, agent d'affaires ; et Me
Berthelmot poussa même la complaisance jusqu'à prêter son journal des Petites
Affiches.
Frédéric, en arrivant chez Rosanette, le jeta sur la table
tout ouvert.
-- " Lis donc ! "
-- " Eh bien, quoi ? " dit-elle,
avec une figure tellement placide, qu'il en fut révolté.
-- " Ah ! garde
ton innocence ! "
-- " Je ne comprends pas. "
-- " C'est toi qui
fais vendre Mme Arnoux ? "
Elle relut l'annonce.
-- " Où est son
nom ? "
-- " Eh ! c'est son mobilier ! Tu le sais mieux que moi ! "
-- " Qu'est-ce que ça me fait ? " dit Rosanette en haussant les épaules.
-- " Ce que ça te fait ? Mais tu te venges, voilà tout ! C'est la suite
de tes persécutions ! Est-ce que tu ne l'as pas outragée jusqu'à venir chez elle
! Toi, une fille de rien. La femme la plus sainte, la plus charmante et la
meilleure ! Pourquoi t'acharnes-tu à la ruiner ? "
-- " Tu te trompe, je
t'assure ! "
-- " Allons donc ! Comme si tu n'avais pas mis Sénécal en
avant ! "
-- " Quelle bêtise ! "
Alors, une fureur l'emporta.
-- " Tu mens ! Tu mens, misérable ! Tu es jalouse d'elle ! Tu possèdes
une condamnation contre son mari ! Sénécal s'est déjà mêlé de tes affaires ! Il
déteste Arnoux, vos deux haines s'entendent. J'ai vu sa joie quand tu as gagné
ton procès pour le kaolin. Le nieras-tu, celui-là ? "
-- " Je te donne
ma parole... "
-- " Oh ! je la connais, ta parole ! "
Et
Frédéric lui rappela ses amants par leurs noms, avec des détails circonstanciés.
Rosanette, toute pâlissante, se reculait.
-- " Cela t'étonne ! Tu me
croyais aveugle parce que je fermais les yeux. J'en ai assez, aujourd'hui ! On
ne meurt pas pour les trahisons d'une femme de ton espèce. Quand elles
deviennent trop monstrueuses, on s'en écarte ; ce serait se dégrader que de les
punir ! "
Elle se tordait les bras.
-- " Mon Dieu, qu'est-ce
donc qui l'a changé ? "
-- " Pas d'autres que toi-même ! "
-- "
Et tout cela pour Mme Arnoux !... " s'écria Rosanette en pleurant.
Il
reprit froidement :
-- " Je n'ai jamais aimé qu'elle ! "
A cette
insulte, ses larmes s'arrêtèrent.
-- " Ça prouve ton bon goût ! Une
personne d'un âge mûr, le teint couleur de réglisse, la taille épaisse, des yeux
grands comme des soupiraux de cave, et vides comme eux ! Puisque ça te plaît, va
la rejoindre "
-- " C'est ce que j'attendais ! Merci ! "
Rosanette demeura immobile, stupéfiée par ces façons extraordinaires.
Elle laissa même la porte se refermer ; puis, d'un bond, elle le rattrapa dans
l'antichambre, et, l'entourant de ses bras :
-- " Mais tu es fou ! tu es
fou ! c'est absurde ! je t'aime ! " Elle le suppliait : " Mon Dieu, au nom de
notre petit enfant ! "
-- " Avoue que c'est toi qui as fait le coup ! "
dit Frédéric.
Elle protesta encore de son innocence.
-- " Tu ne
veux pas avouer ? "
-- " Non ! "
-- " Eh bien, adieu ! et pour
toujours ! "
-- " Ecoute-moi ! "
Frédéric se retourna.
-- " Si tu me connaissais mieux, tu saurais que ma décision est
irrévocable ! "
-- " Oh ! oh ! tu me reviendras ! "
-- " Jamais
de la vie ! "
Et il fit claquer la porte violemment.
Rosanette
écrivit à Deslauriers qu'elle avait besoin de lui tout de suite.
Il
arriva cinq jours après, un soir ; et, quand elle eut conté sa rupture :
-- " Ce n'est que ça ! Beau malheur ! "
Elle avait cru d'abord
qu'il pourrait lui ramener Frédéric ; mais, à présent, tout était perdu. Elle
avait appris, par son portier, son prochain mariage avec Mme Dambreuse.
Deslauriers lui fit de la morale, se montra même singulièrement gai,
farceur ; et, comme il était fort tard, demanda la permission de passer la nuit
sur un fauteuil. Puis, le lendemain matin, il repartit pour Nogent, en la
prévenant qu'il ne savait pas quand ils se reverraient ; d'ici à peu, il y
aurait peut-être un grand changement dans sa vie.
Deux heures après son
retour, la ville était en révolution. On disait que M. Frédéric allait épouser
Mme Dambreuse. Enfin, les trois demoiselles Auger, n'y tenant plus, se
transportèrent chez Mme Moreau, qui confirma cette nouvelle avec orgueil. Le
père Roque en fut malade, Louise s'enferma. Le bruit courut même qu'elle était
folle.
Cependant, Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse. Mme
Dambreuse, pour l'en distraire sans doute, redoublait d'attentions. Toutes les
après- midi, elle le promenait dans sa voiture ; et, une fois qu'ils passaient
sur la place de la Bourse, elle eut l'idée d'entrer dans l'hôtel des
commissaires- priseurs, par amusement.
C'était le 1er décembre, jour
même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et
manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule
et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d'oeil seulement. Le coupé s'arrêta.
Il fallait bien la suivre.
On voyait, dans la cour, des lavabos sans
cuvettes, des bois de fauteuils, de vieux paniers, des tessons de porcelaine,
des bouteilles vides, des matelas ; et des hommes en blouse ou en sale
redingote, tout gris de poussière, la figure ignoble, quelques-uns avec des sacs
de toile sur l'épaule, causaient par groupes distincts ou se hélaient
tumultueusement.
Frédéric objecta les inconvénients d'aller plus loin.
-- " Ah ! bah ! "
Et ils montèrent l'escalier.
Dans la
première salle, à droite, des messieurs, un catalogue à la main, examinaient des
tableaux ; dans une autre, on vendait une collection d'armes chinoises ;. Mme
Dambreuse voulut descendre. Elle regardait les numéros au-dessus des portes, et
elle le mena jusqu'à l'extrémité du corridor, vers une pièce encombrée de monde.
Il reconnut immédiatement les deux étagères de l' Art industriel
, sa table à ouvrage, tous ses meubles ! Entassés au fond, par rang de
taille, ils formaient un large talus depuis le plancher jusqu'aux fenêtres ; et,
sur les autres côtés de l'appartement, les tapis et les rideaux pendaient droit
le long des murs. Il y avait, en dessous, des gradins occupés par de vieux
bonshommes qui sommeillaient. A gauche, s'élevait une espèce de comptoir, où le
commissaire-priseur en cravate blanche, brandissait légèrement un petit marteau.
Un jeune homme, près de lui, écrivait ; et, plus bas, debout, un robuste
gaillard, tenant du commis-voyageur et du marchand de contremarques, criait les
meubles à vendre. Trois garçons les apportaient sur une table, que bordaient,
assis en ligne, des brocanteurs et des revendeuses. La foule circulait derrière
eux.
Quand Frédéric entra, les jupons, les fichus, les mouchoirs et
jusqu'aux chemises étaient passés de main en main, retournés ; quelquefois, on
les jetait de loin, et des blancheurs traversaient l'air tout à coup. Ensuite,
on vendit ses robes, puis un de ses chapeaux dont la plume cassée retombait,
puis ses fourrures, puis trois paires de bottines ; -- et le partage de ces
reliques, où il retrouvait confusément les formes de ses membres, lui semblait
une atrocité, comme s'il avait vu des corbeaux déchiquetant son cadavre.
L'atmosphère de la salle, toute chargée d'haleines, l'écoeurait. Mme Dambreuse
lui offrit son flacon ; elle se divertissait beaucoup, disait-elle.
On
exhiba les meubles de la chambre à coucher.
Me Berthelmot annonçait un
prix. Le crieur, tout de suite, le répétait plus fort ; et les trois
commissaires attendaient tranquillement le coup de marteau, puis emportaient
l'objet dans une pièce contiguë. Ainsi disparurent, les uns après les autres, le
grand tapis bleu semé de camélias que ses pieds mignons frôlaient en venant vers
lui, la petite bergère de tapisserie où il s'asseyait toujours en face d'elle
quand ils étaient seuls ; les deux écrans de la cheminée, dont l'ivoire était
rendu plus doux par le contact de ses mains ; une pelote de velours, encore
hérissée d'épingles. C'était comme des parties de son coeur qui s'en allaient
avec ces choses ; et la monotonie des mêmes voix, des mêmes gestes,
l'engourdissait de fatigue, lui causait une torpeur funèbre, une dissolution.
Un craquement de soie se fit à son oreille ; Rosanette le touchait.
Elle avait eu connaissance de cette vente par Frédéric lui-même. Son
chagrin passé, l'idée d'en tirer profit lui était venue. Elle arrivait pour la
voir, en gilet de satin blanc à boutons de perles, avec une robe à falbalas,
étroitement gantée, l'air vainqueur.
Il pâlit de colère. Elle regarda la
femme qui l'accompagnait.
Mme Dambreuse l'avait reconnue ; et, pendant
une minute, elles se considérèrent de haut en bas, scrupuleusement, afin de
découvrir le défaut, la tare, -- l'une enviant peut-être la jeunesse de l'autre,
et celle-ci dépitée par l'extrême bon ton, la simplicité aristocratique de sa
rivale.
Enfin, Mme Dambreuse détourna la tête, avec un sourire d'une
insolence inexprimable.
Le crieur avait ouvert un piano, -- son piano !
Tout en restant debout, il fit une gamme de la main droite, et annonça
l'instrument pour douze cents francs, puis se rabattit à mille, à huit cents, à
sept cents.
Mme Dambreuse, d'un ton folâtre, se moquait du sabot.
On posa devant les brocanteurs un petit coffret avec des médaillons, des
angles et des fermoirs d'argent, le même qu'il avait vu au premier dîner dans la
rue de Choiseul, qui ensuite avait été chez Rosanette, était revenu chez Mme
Arnoux ; souvent, pendant leurs conversations, ses yeux le rencontraient ; il
était lié à ses souvenirs les plus chers, et son âme se fondait
d'attendrissement, quand Mme Dambreuse dit tout à coup :
-- " Tiens ! je
vais l'acheter. "
-- " Mais ce n'est pas curieux " , reprit-il.
Elle le trouvait, au contraire, fort joli ; et le crieur en prônait la
délicatesse :
-- " Un bijou de la Renaissance ! Huit cents francs,
messieurs ! En argent presque tout entier ! Avec un peu de blanc d'Espagne, ça
brillera ! "
Et, comme elle se poussait dans la foule :
-- "
Quelle singulière idée ! " dit Frédéric.
-- " Cela vous fâche ? "
-- " Non ! Mais que peut-on faire de ce bibelot ? "
-- " Qui
sait ? y mettre des lettres d'amour, peut-être ? "
Elle eut un regard
qui rendait l'allusion fort claire.
-- " Raison de plus pour ne pas
dépouiller les morts de leurs secrets. "
-- " Je ne la croyais pas si
morte. "
Elle ajouta distinctement : " Huit cent quatre-vingts francs !
"
-- " Ce que vous faites n'est pas bien " , murmura Frédéric.
Elle riait.
-- " Mais, chère amie, c'est la première grâce que
je vous demande. "
-- " Mais vous ne serez pas un mari aimable,
savez-vous ? "
Quelqu'un venait de lancer une surenchère ; elle leva la
main :.
-- " Neuf cents francs ! "
-- " Neuf cents francs ! "
répéta Me Berthelmot.
-- " Neuf cent dix... quinze... vingt... trente !
" glapissait le crieur, tout en parcourant du regard l'assistance, avec des
hochements de tête saccadés.
-- " Prouvez-moi que ma femme est
raisonnable " , dit Frédéric.
Il l'entraîna doucement vers la porte.
Le commissaire-priseur continuait.
-- " Allons, allons,
messieurs, neuf cent trente ! Y a-t-il marchand à neuf cent trente ? "
Mme Dambreuse, qui était arrivée sur le seuil, s'arrêta ; et, d'une voix
haute :
-- " Mille francs ! "
Il y eut un frisson dans le
public, un silence.
-- " Mille francs, messieurs, mille francs !
Personne ne dit rien ? bien vu ? mille francs ! -- Adjugé ! "
Le marteau
d'ivoire s'abattit.
Elle fit passer sa carte, on lui envoya le coffret.
Elle le plongea dans son manchon.
Frédéric sentit un grand froid lui
traverser le coeur.
Mme Dambreuse n'avait pas quitté son bras ; et elle
n'osa le regarder en face jusque dans la rue, où l'attendait sa voiture.
Elle s'y jeta comme un voleur qui s'échappe, et, quand elle fut assise,
se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main.
-- " Vous ne
montez pas ? "
-- " Non, madame ! "
Et, la saluant froidement,
il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir.
Il éprouva
d'abord un sentiment de joie et d'indépendance reconquise. Il était fier d'avoir
vengé Mme Arnoux en lui sacrifiant une fortune ; puis il fut étonné de son
action, et une courbature infinie l'accabla.
Le lendemain matin, son
domestique lui apprit les nouvelles. L'état de siège était décrété, l'Assemblée
dissoute, et une partie des représentants du peuple à Mazas. Les affaires
publiques le laissèrent indifférent, tant il était préoccupé des siennes.
Il écrivit à des fournisseurs pour décommander plusieurs emplettes
relatives à son mariage, qui lui apparaissait maintenant, comme une spéculation
un peu ignoble ; et il exécrait Mme Dambreuse parce qu'il avait manqué, à cause
d'elle, commettre une bassesse. Il en oubliait la Maréchale, ne s'inquiétait
même pas de Mme Arnoux, -- ne songeant qu'à lui, à lui seul, -- perdu dans les
décombres de ses rêves, malade, plein de douleur et de découragement ; et, en
haine du milieu factice où il avait tant souffert, il souhaita la fraîcheur de
l'herbe, le repos de la province, une vie somnolente passée à l'ombre du toit
natal, avec des coeurs ingénus. Le mercredi soir enfin, il sortit.
Des
groupes nombreux stationnaient sur le boulevard. De temps à autre, une
patrouille les dissipait ; ils se reformaient derrière elle. On parlait
librement, on vociférait contre la troupe des plaisanteries et des injures, sans
rien de plus.
-- " Comment ! est-ce qu'on ne va pas se battre ? " dit
Frédéric à un ouvrier.
L'homme en blouse lui répondit :
-- " Pas
si bêtes de nous faire tuer pour les bourgeois ! Qu'ils s'arrangent ! "
Et un monsieur grommela, tout en regardant de travers le faubourien :
-- " Canailles de socialistes ! Si on pouvait, cette fois, les
exterminer ! "
Frédéric ne comprenait rien à tant de rancune et de
sottise. Son dégoût de Paris en augmenta ; et, le surlendemain, il partit pour
Nogent par le premier convoi.
Les maisons bientôt disparurent, la
campagne s'élargit. Seul dans son wagon et les pieds sur la banquette, il
ruminait les événements des derniers jours, tout son passé. Le souvenir de
Louise lui revint.
-- " Elle m'aimait, celle-là ! J'ai eu tort de ne pas
saisir ce bonheur. Bah ! n'y pensons plus !... "
Puis, cinq minutes
après :
-- " Qui sait, cependant ?... " plus tard, pourquoi pas ? "
Sa rêverie, comme ses yeux, s'enfonçait dans de vagues horizons.
-- " Elle était naïve, une paysanne, presque une sauvage, mais si bonne
! "
A mesure qu'il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui.
Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l'aperçut sous les peupliers comme
autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d'eau ; on arrivait ; il
descendit.
Puis il s'accouda sur le pont, pour revoir l'île et le jardin
où ils s'étaient promenés un jour de soleil ; -- et l'étourdissement du voyage
et du grand air, la faiblesse qu'il gardait de ses émotions récentes, lui
causant une sorte d'exaltation, il se dit :
-- " Elle est peut-être
sortie ; si j'allais la rencontrer ! "
La cloche de Saint-Laurent
tintait ; et il y avait sur la place, devant l'église, un rassemblement de
pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces),
quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate
blanche, deux nouveaux mariés parurent.
Il se crut halluciné. Mais non !
C'était bien elle, Louise ! -- couverte d'un voile blanc qui tombait de ses
cheveux rouges à ses talons ; et c'était bien lui, Deslauriers ! -- portant un
habit bleu brodé d'argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ?
Frédéric se cacha dans l'angle d'une maison, pour laisser passer le
cortège.
Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et
s'en revint à Paris.
Son cocher de fiacre assura que les barricades
étaient dressées depuis le Château-d'Eau jusqu'au Gymnase, et prit par le
faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre
pour gagner les boulevards.
Il était cinq heures, une pluie fine
tombait. Des bourgeois occupaient le trottoir du côté de l'Opéra. Les maisons
d'en face étaient closes. Personne aux fenêtres. Dans toute la largeur du
boulevard, des dragons galopaient, à fond de train, penchés sur leurs chevaux,
le sabre nu ; et les crinières de leurs casques et leurs grands manteaux blancs
soulevés derrière eux passaient sur la lumière des becs de gaz, qui se tordaient
au vent dans la brume. La foule les regardait, muette, terrifiée.
Entre
les charges de cavalerie, des escouades de sergents de ville survenaient, pour
faire refluer le monde dans les rues.
Mais, sur les marches de Tortoni,
un homme, -- Dussardier, -- remarquable de loin à sa haute taille, restait sans
plus bouger qu'une cariatide.
Un des agents qui marchait en tête, le
tricorne sur les yeux, le menaça de son épée.
L'autre alors, s'avançant
d'un pas, se mit à crier :
-- " Vive la République ! "
Il tomba
sur le dos, les bras en croix.
Un hurlement d'horreur s'éleva de la
foule. L'agent fit un cercle autour de lui avec son regard ; et Frédéric, béant,
reconnut Sénécal.
Chapitre VI.
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Il voyagea.
Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente,
l'étourdissement des paysages et des ruines, l'amertume des sympathies
interrompues.
Il revint.
Il fréquenta le monde, et il eut
d'autres amours, encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait
insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était
perdue. Ses ambitions d'esprit avaient également diminué. Des années passèrent ;
et il supportait le désoeuvrement de son intelligence et l'inertie de son coeur.
Vers la fin de mars 1867, à la nuit tombante, comme il était seul dans
son cabinet, une femme entra.
-- " Madame Arnoux ! "
-- "
Frédéric ! "
Elle le saisit par les mains, l'attira doucement vers la
fenêtre, et elle le considérait tout en répétant :
-- " C'est lui !
C'est donc lui ! "
Dans la pénombre du crépuscule, il n'apercevait que
ses yeux sous la voilette de dentelle noire qui masquait sa figure.
Quand elle eut déposé au bord de la cheminée un petit portefeuille de
velours grenat, elle s'assit. Tous deux restèrent sans pouvoir parler, se
souriant l'un à l'autre.
Enfin, il lui adressa quantité de questions sur
elle et son mari.
Ils habitaient le fond de la Bretagne, pour vivre
économiquement et payer leurs dettes. Arnoux, presque toujours malade, semblait
un vieillard maintenant. Sa fille était mariée à Bordeaux, et son fils en
garnison à Mostaganem. Puis elle releva la tête :
-- " Mais je vous
revois ! Je suis heureuse ! "
Il ne manqua pas de lui dire qu'à la
nouvelle de leur catastrophe, il était accouru chez eux.
-- " Je le
savais ! "
-- " Comment ? "
Elle l'avait aperçu dans la cour, et
s'était cachée.
-- " Pourquoi ? "
Alors, d'une voix tremblante,
et avec de longs intervalles entre ses mots :
-- " J'avais peur ! Oui...
peur de vous... de moi ! "
Cette révélation lui donna comme un
saisissement de volupté. Son coeur battait à grands coups. Elle reprit :
-- " Excusez-moi de n'être pas venue plus tôt. " Et désignant le petit
portefeuille grenat couvert de palmes d'or :
-- " Je l'ai brodé à votre
intention, tout exprès. Il contient cette somme, dont les terrains de Belleville
devaient répondre. "
Frédéric la remercia du cadeau, tout en la blâmant
de s'être dérangée.
-- " Non ! Ce n'est pas pour cela que je suis venue
! Je tenais à cette visite, puis je m'en retournerai... là-bas. "
Et
elle lui parla de l'endroit qu'elle habitait.
C'était une maison basse,
à un seul étage, avec un jardin rempli de buis énormes et une double avenue de
châtaigniers montant jusqu'au haut de la colline, d'où l'on découvre la mer.
-- " Je vais m'asseoir là, sur un banc, que j'ai appelé : le banc
Frédéric. "
Puis elle se mit à regarder les meubles, les bibelots, les
cadres, avidement, pour les emporter dans sa mémoire. Le portrait de la
Maréchale était à demi caché par un rideau. Mais les ors et les blancs, qui se
détachaient au milieu des ténèbres, l'attirèrent.
-- " Je connais cette
femme, il me semble ? "
-- " Impossible ! " dit Frédéric. " C'est une
vieille peinture italienne. "
Elle avoua qu'elle désirait faire un tour
à son bras, dans les rues.
Ils sortirent.
La lueur des boutiques
éclairait, par intervalles, son profil pâle ; puis l'ombre l'enveloppait de
nouveau ; et, au milieu des voitures, de la foule et du bruit, ils allaient sans
se distraire d'eux-mêmes, sans rien entendre, comme ceux qui marchent ensemble
dans la campagne, sur un lit de feuilles mortes.
Ils se racontèrent
leurs anciens jours, les dîners du temps de l' Art industriel , les
manies d'Arnoux, sa façon de tirer les pointes de son faux-col, d'écraser du
cosmétique sur ses moustaches, d'autres choses plus intimes et plus profondes.
Quel ravissement il avait eu la première fois, en l'entendant chanter ! Comme
elle était belle, le jour de sa fête, à Saint-Cloud ! Il lui rappela le petit
jardin d'Auteuil, des soirs au théâtre, une rencontre sur le boulevard,
d'anciens domestiques, sa négresse.
Elle s'étonnait de sa mémoire.
Cependant, elle lui dit :
-- " Quelquefois, vos paroles me reviennent
comme un écho lointain, comme le son d'une cloche apporté par le vent ; et il me
semble que vous êtes là, quand je lis des passages d'amour dans les livres. "
-- " Tout ce qu'on y blâme d'exagéré, vous me l'avez fait ressentir " ,
dit Frédéric. " Je comprends Werther, que ne dégoûtent pas les tartines de
Charlotte. "
-- " Pauvre cher ami ! "
Elle soupira ; et, après
un long silence :
-- " N'importe, nous nous serons bien aimés. "
-- " Sans nous appartenir, pourtant ! "
-- " Cela vaut peut-être
mieux " , reprit-elle.
-- " Non ! non ! Quel bonheur nous aurions eu ! "
-- " Oh ! je le crois, avec un amour comme le vôtre ! "
Et il
devait être bien fort pour durer après une séparation si longue !
Frédéric lui demanda comment elle l'avait découvert.
-- " C'est
un soir que vous m'avez baisé le poignet entre le gant et la manchette. Je me
suis dit : " Mais il m'aime, il m'aime !... " J'avais peur de m'en assurer,
cependant. Votre réserve était si charmante, que j'en jouissais comme d'un
hommage involontaire et continu. "
Il ne regretta rien. Ses souffrances
d'autrefois étaient payées.
Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son
chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut
comme un heurt en pleine poitrine.
Pour lui cacher cette déception, il
se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des
tendresses.
-- " Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient
avoir dans le monde une importance extrahumaine. Mon coeur, comme de la
poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l'effet d'un clair de
lune par une nuit d'été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs,
infini ; et les délices de la chair et de l'âme étaient contenues pour moi dans
votre nom, que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je
n'imaginais rien au-delà. C'était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux
enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là
effaçait toutes les autres. Est-ce que j'y pensais, seulement ! puisque j'avais
toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos
yeux ! "
Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme
qu'elle n'était plus. Frédéric, se grisant par ses paroles, arrivait à croire ce
qu'il disait. Madame Arnoux, le dos tourné à la lumière, se penchait vers lui.
Il sentait sur son front la caresse de son haleine, à travers ses vêtements le
contact indécis de tout son corps. Leurs mains se serrèrent ; la pointe de sa
bottine s'avançait un peu sous sa robe, et il lui dit, presque défaillant :
-- " La vue de votre pied me trouble. "
Un mouvement de pudeur
la fit se lever. Puis, immobile, et avec l'intonation singulière des somnambules
:
-- " A mon âge ! lui ! Frédéric !... Aucune n'a jamais été aimée comme
moi ! Non, non !, à quoi sert d'être jeune ? Je m'en moque bien ! je les
méprise, toutes celles qui viennent ici ! "
-- " Oh ! il n'en vient
guère ! " reprit-il complaisamment.
Son visage s'épanouit, et elle
voulut savoir s'il se marierait.
Il jura que non.
-- " Bien sûr
? pourquoi ? "
-- " A cause de vous " , dit Frédéric en la serrant dans
ses bras.
Elle y restait, la taille en arrière, la bouche entrouverte,
les yeux levés. Tout à coup, elle le repoussa avec un air de désespoir ; et,
comme il la suppliait de lui répondre, elle dit en baissant la tête :
--
" J'aurais voulu vous rendre heureux. "
Frédéric soupçonna Mme Arnoux
d'être venue pour s'offrir ; et il était repris par une convoitise plus forte
que jamais, furieuse, enragée. Cependant, il sentait quelque chose
d'inexprimable, une répulsion, et comme l'effroi d'un inceste. Une autre crainte
l'arrêta, celle d'en avoir dégoût plus tard. D'ailleurs, quel embarras ce serait
!, -- et tout à la fois par prudence et pour ne pas dégrader son idéal, il
tourna sur ses talons et se mit à faire une cigarette.
Elle le
contemplait, tout émerveillée.
-- " Comme vous êtes délicat ! Il n'y a
que vous ! Il n'y a que vous ! "
Onze heures sonnèrent.
-- "
Déjà ! " dit-elle, " au quart, je m'en irai. "
Elle se rassit ; mais
elle observait la pendule, et il continuait à marcher en fumant. Tous les deux
ne trouvaient plus rien à se dire. Il y a un moment, dans les séparations, où la
personne aimée n'est déjà plus avec nous.
Enfin, l'aiguille ayant
dépassé les vingt-cinq minutes, elle prit son chapeau par les brides, lentement.
-- " Adieu, mon ami, mon cher ami ! Je ne vous reverrai jamais ! C'était
ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les
bénédictions du ciel soient sur vous ! "
Et elle le baisa au front,
comme une mère.
Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda
des ciseaux.
Elle défit son peigne ; tous ses cheveux blancs tombèrent.
Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
--
" Gardez-les ! Adieu ! "
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa
fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d'avancer à un fiacre qui
passait. Elle monta dedans. La voiture disparut.
Et ce fut tout.
Chapitre VII. ------------------------------------------------------
Vers le commencement de cet hiver, Frédéric et Deslauriers causaient au
coin du feu, réconciliés encore une fois, par la fatalité de leur nature qui les
faisait toujours se rejoindre et s'aimer.
L'un expliqua sommairement sa
brouille avec Mme Dambreuse, laquelle s'était remariée à un Anglais.
L'autre, sans dire comment il avait épousé Mlle Roque, conta que sa
femme, un beau jour, s'était enfuie avec un chanteur. Pour se laver un peu du
ridicule, il s'était compromis dans sa préfecture par des excès de zèle
gouvernemental. On l'avait destitué. Il avait été, ensuite, chef de colonisation
en Algérie, secrétaire d'un pacha, gérant d'un journal, courtier d'annonces,
pour être finalement employé au contentieux dans une compagnie industrielle.
Quant à Frédéric, ayant mangé les deux tiers de sa fortune, il vivait en
petit bourgeois.
Puis, ils s'informèrent mutuellement de leurs amis.
Martinon était maintenant sénateur.
Hussonnet occupait une haute
place, où il se trouvait avoir sous sa main tous les théâtres et toute la
presse.
Cisy, enfoncé dans la religion et père de huit enfants, habitait
le château de ses aïeux.
Pellerin, après avoir donné dans le
fouriérisme, l'homéopathie, les tables tournantes, l'art gothique et la peinture
humanitaire, était devenu photographe ; et sur toutes les murailles de Paris, on
le voyait représenté en habit noir, avec un corps minuscule et une grosse tête.
-- " Et ton intime Sénécal ? " demanda Frédéric.
-- " Disparu !
Je ne sais ! Et toi, ta grande passion, Mme Arnoux ? "
-- " Elle doit
être à Rome avec son fils, lieutenant de chasseurs. "
-- " Et son mari ?
"
-- " Mort l'année dernière. "
-- " Tiens ! " dit l'avocat.
Puis se frappant le front :
-- " A propos, l'autre jour, dans
une boutique, j'ai rencontré cette bonne Maréchale, tenant par la main un petit
garçon qu'elle a adopté. Elle est veuve d'un certain M. Oudry, et très grosse
maintenant, énorme. Quelle décadence ! Elle qui avait autrefois la taille si
mince. "
Deslauriers ne cacha pas qu'il avait profité de son désespoir
pour s'en assurer par lui-même.
-- " Comme tu me l'avais permis, du
reste. "
Cet aveu était une compensation au silence qu'il gardait
touchant sa tentative près de Mme Arnoux. Frédéric l'eût pardonnée, puisqu'elle
n'avait pas réussi.
Bien que vexé un peu de la découverte, il fit
semblant d'en rire ; et l'idée de la Maréchale lui amena celle de la Vatnaz.
Deslauriers ne l'avait jamais vue, non plus que bien d'autres qui
venaient chez Arnoux ; mais il se souvenait parfaitement de Regimbart.
-- " Vit-il encore ? "
-- " A peine ! Tous les soirs,
régulièrement, depuis la rue de Grammont jusqu'à la rue Montmartre, il se traîne
devant les cafés, affaibli, courbé en deux, vidé, un spectre ! "
-- " Eh
bien, et Compain ? "
Frédéric poussa un cri de joie, et pria
l'ex-délégué du Gouvernement provisoire de lui apprendre le mystère de la tête
de veau.
-- " C'est une importation anglaise. Pour parodier la cérémonie
que les royalistes célébraient le 30 janvier, des Indépendants fondèrent un
banquet annuel, où l'on mangeait des têtes de veau, et où on buvait du vin rouge
dans des crânes de veau, en portant des toasts à l'extermination des Stuarts.
Après Thermidor, des terroristes organisèrent une confrérie toute pareille, ce
qui prouve que la bêtise est féconde. "
-- " Tu me parais bien calmé sur
la politique ? "
-- " Effet de l'âge " , dit l'avocat.
Et ils
résumèrent leur vie.
Ils l'avaient manquée tous les deux, celui qui
avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. Quelle en était la raison ?
-- " C'est peut-être le défaut de ligne droite " , dit Frédéric.
-- " Pour toi, cela se peut. Moi, au contraire, j'ai péché par excès de
rectitude, sans tenir compte de mille choses secondaires, plus fortes que tout.
J'avais trop de logique, et toi de sentiment. "
Puis, ils accusèrent le
hasard, les circonstances, l'époque où ils étaient nés.
Frédéric reprit
:
-- " Ce n'est pas là ce que nous croyions devenir autrefois, à Sens,
quand tu voulais faire une histoire critique de la Philosophie, et moi, un grand
roman moyen âge sur Nogent, dont j'avais trouvé le sujet dans Froissart :
Comment messire Brokars de Fénestranges et l'évêque de Troyes assaillirent
messire Eustache d'Ambrecicourt. Te rappelles-tu ? "
Et, exhumant leur
jeunesse, à chaque phrase, ils se disaient :
-- " Te rappelles-tu ? "
Ils revoyaient la cour du collège, la chapelle, le parloir, la salle
d'armes au bas de l'escalier, des figures de pions et d'élèves, un nommé
Angelmarre, de Versailles, qui se taillait des sous-pieds dans de vieilles
bottes, M. Mirbal et ses favoris rouges, les deux professeurs de dessin linéaire
et de grand dessin, Varaud et Suriret, toujours en dispute, et le Polonais, le
compatriote de Copernic, avec son système planétaire en carton, astronome
ambulant dont on avait payé la séance par un repas au réfectoire, -- puis une
terrible ribote en promenade, leurs premières pipes fumées, les distributions
des prix, la joie des vacances.
C'était pendant celles de 1837 qu'ils
avaient été chez la Turque.
On appelait ainsi une femme qui se nommait
de son vrai nom Zoraïde Turc ; et beaucoup de personnes la croyaient une
musulmane, une Turque, ce qui ajoutait à la poésie de son établissement, situé
au bord de l'eau, derrière le rempart ; même en plein été, il y avait de l'ombre
autour de sa maison, reconnaissable à un bocal de poissons rouges, près d'un pot
de réséda, sur une fenêtre. Des demoiselles, en camisole blanche, avec du fard
aux pommettes et de longues boucles d'oreilles, frappaient aux carreaux quand on
passait, et, le soir, sur le pas de la porte, chantonnaient doucement d'une voix
rauque.
Ce lieu de perdition projetait dans tout l'arrondissement un
éclat fantastique. On le désignait par des périphrases : " L'endroit que vous
savez, -- une certaine rue, -- au bas des Ponts. " Les fermières des alentours
en tremblaient pour leurs maris, les bourgeoises le redoutaient pour leurs
bonnes, parce que la cuisinière de M. le sous-préfet y avait été surprise ; et
c'était, bien entendu, l'obsession secrète de tous les adolescents.
Or,
un dimanche, pendant qu'on était aux Vêpres, Frédéric et Deslauriers, s'étant
fait préalablement friser, cueillirent des fleurs dans le jardin de Mme Moreau,
puis sortirent par la porte des champs, et, après un grand détour dans les
vignes, revinrent par la Pêcherie et se glissèrent chez la Turque, en tenant
toujours leurs gros bouquets.
Frédéric présenta le sien, comme un
amoureux à sa fiancée. Mais la chaleur qu'il faisait, l'appréhension de
l'inconnu, une espèce de remords, et jusqu'au plaisir de voir, d'un seul coup
d'oeil, tant de femmes à sa disposition, l'émurent tellement, qu'il devint très
pâle et restait sans avancer, sans rien dire. Toutes riaient, joyeuses de son
embarras ; croyant qu'on s'en moquait, il s'enfuit ; et, comme Frédéric avait
l'argent, Deslauriers fut bien obligé de le suivre.
On les vit sortir.
Cela fit une histoire, qui n'était pas oubliée trois ans après.
Ils se
la contèrent prolixement, chacun complétant les souvenirs de l'autre ; et, quand
ils eurent fini :
-- " C'est là ce que nous avons eu de meilleur ! " dit
Frédéric.
-- " Oui, peut-être bien ? C'est là ce que nous avons eu de
meilleur ! " , dit Deslauriers.
------------------------- FIN DU FICHIER educati1 --------------------------------